Netflix offre une deuxième vie à “Daughters of the Dust”, de Julie Dash. Ce classique du cinéma indépendant noir américain nous plonge dans la communauté méconnue des Gullah, et rend un hommage vibrant aux femmes noires, trop souvent occultées dans le cinéma. Beyoncé saura s’en souvenir dans “Lemonade”.
Dans le cortège de films arrivés sur Netflix en juin s’est glissé un chef-d’œuvre du cinéma indépendant américain, Daughters of the Dust. Réalisé par Julie Dash et initialement sorti aux Etats-Unis en 1991, ce drame historique inédit en France aura fait l’expérience d’une double résurrection au cours de l’année 2016. D’abord en étant directement cité par Beyoncé Knowles dans son clip Formation et film/album visuel Lemonade.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Puis c’est au tour de la société de production Cohen Media Group de lui insuffler une nouvelle vie en lui offrant peut-être le cadeau ultime : une restauration pour célébrer le 25e anniversaire de sa sortie en salle. Condamné à une certaine marginalité, comme beaucoup de films réalisés par des femmes noires, il jouit ainsi d’une nouvelle reconnaissance qui permet à une nouvelle génération de spectateurs et de cinéphiles de découvrir une œuvre cruciale du cinéma américain.
Julie Dash, figure de proue de la L.A. Rebellion
Daughters of the Dust, qui raconte la dernière journée d’une famille noire de la communauté gullah, descendants d’esclaves vivant isolés dans des îles de la côte sud des Etats-Unis, avant sa migration vers le Nord au début du XXe siècle, est le seul long-métrage de son auteure. Julie Dash aura réalisé des courts, des téléfilms, des clips et des documentaires mais elle n’aura jamais pu avoir la carrière prolifique qu’un tel film aurait dû permettre.
Figure de proue d’un mouvement radical des années 70 surnommé la L.A. Rebellion, tout droit sorti du département cinéma de l’université UCLA en Californie, Julie Dash exprimait avec Daughters of the Dust des ambitions populaires, alliant l’expérimentation esthétiques de ses premiers courts métrages (Diary of and African Nun [1977], Illusions [1982]) à des thèmes plus mainstream.
La matière première du cinéma de Dash sont les vies intérieures des femmes noires américaines, leur place dans la société et donc dans le cinéma. Dès les premières minutes du film, s’affirme une subjectivité longtemps niée dans le cinéma hollywoodien. Une voix de femme âgée s’élève : “Je suis la première et la dernière / Je suis la vierge et la putain / je suis…”
Nous sommes du côté des femmes et on le restera jusqu’à la fin. Jamais des actrices noires n’auront été aussi bien filmées au cinéma, jamais un groupe de femmes noires n’aura pris autant d’espace. Elles saturent les plans de leur présence, de leur corps, de leur voix. Elles sont vieilles, jeunes, enfants. Peaux claires, peaux foncées. Elles ne sont pas encore nées mais ont déjà des souvenirs.
Se souvenir. Mot qui revient souvent dans ce film. L’histoire se situe en 1902, c’est-à-dire presque quarante ans après la fin de l’esclavage et quelques années seulement avant le grand exode de Noirs vers le Nord. Dans une famille de Gullah (ou Geechee), un grand départ se prépare. C’est le dernier jour pour la famille Peazant.
Gardiens des traditions africaines
Pour la matriarche de la famille, Nana Peazant (Cora Lee Day), c’est le dernier repas avant la trahison. Trahison de la terre, de la mémoire, des ancêtres. Comme nous informe le carton au début du film, les Gullah ont pu conserver une manière d’être, de manger, de prier, de parler très proche de leurs ancêtres africains. Ils sont restés près des eaux qui les ont engendrés – ils se surnomment “peuple des eaux salées”. D’ailleurs dans le film, la rumeur des vagues est omniprésente comme pour rappeler le lieu originel.
Un déficit de croyance pousse une grande partie de la famille à s’en aller vers un Nord où progrès, civilisation et opportunités sont promis. Malgré leur insularité, la violence s’est introduite dans la communauté : une jeune femme, Eula (Alva Rodgers), est violée. Les hommes parlent de lynchage, pratique courante dans le Sud dont ils sont les victimes principales. Ni la terre, ni la magie de Nana Peazant ne peuvent les protéger du mal qui vient.
La violence reste tout de même hors champ. On ne saura jamais qui a violé Eula, il n’y aura pas de vengeance. Pas de corps ensanglantés et pendus à l’horizon. Daughters of the Dust ne nie pas la brutalité qui caractérise la vie noire américaine, le film choisit simplement de ne pas se complaire à la documenter par souci de réalisme.
Ce qui intéresse Dash ce sont les liens qui unissent des membres d’une même famille, la spiritualité, et surtout la transmission de la mémoire, les images qu’une personne garde dans ses chairs. Se souvenir est une injonction vitale pour un peuple qui, ayant fait l’expérience du gouffre (le bateau d’esclave), était destiné à l’amnésie et a dû se reconstruire presque ex nihilo. Partir vers le Nord, c’est risquer d’oublier, d’être dépouillé d’une identité et d’une culture, une nouvelle fois.
Malgré la potentielle lourdeur des thèmes ou des sujets, Daughters of the Dust est un film lumineux, léger comme les robes blanches des personnages féminins qui jouent et dansent sur le sable et se prélassent sur les branches d’arbres. Julie Dash filme ces îles comme un éden perdu et irréel, les transformant en un ailleurs mythique et hors du temps, existant seulement dans le temps de la fiction.
Une vision radicalement féministe
Qui voudrait déserter de tels paysages ? Pour cadrer cette histoire, la réalisatrice s’est entourée du chef opérateur Arthur Jafa et du peintre Kerry James Marshall, ce qui peut expliquer l’aspect pictural des plans qui composent le film. Grâce à cette restauration, nous sommes au plus près d’une vision radicalement féministe, avec une attention sensible aux détails : un médaillon protecteur, le vent qui effleure les peaux, les matières des vêtements, le bruit des verres qui se brisent sous la colère d’un homme blessé.
Quand il sort en 1991, Daughters of the Dust est un événement marquant puisqu’il est le premier film réalisé par une femme noire bénéficiant d’une distribution en salle. C’est tout de même une victoire (pour le cinéma, pour les spectateurs) que ce film ne soit pas tombé aux oubliettes, qu’il soit aujourd’hui facilement accessible. Les débats récent autour de Netflix oublient parfois que la distribution en salle reste un privilège dont beaucoup sont privés (et souvent pour des raisons discriminatoires) et qu’il vaut mieux exister sur Netflix que nulle part ailleurs.
Pour Julie Dash, cette soudaine reconnaissance est probablement le rêve de toute une vie qui se réalise enfin. En attendant les prochains films, on pourra la retrouver aux crédits de quelques épisodes de la série d’Ava DuVernay Queen Sugar diffusée en ce moment aux Etats-Unis.
{"type":"Banniere-Basse"}