Dario Argento, cinéaste culte et obsessionnel, a renouvelé la perception de l’horreur en opérant de fascinantes percées formelles. Même si son nouveau Fantôme de l’Opéra s’avère décevant, une rétrospective permet d’estimer à la hausse l’oeuvre d’un maître en mal de reconnaissance.
L’oeuvre de Dario Argento est le produit d’une vision intensément personnelle et d’un contexte historique particulièrement favorable : cet âge d’or révolu et proprement inimaginable de la fin des années 60, où l’industrie du cinéma italien, jetant ses derniers feux, autorisait un cinéma de genre d’une folle audace. Tandis que le western spaghetti proposait une relecture parodique et critique des formes et des idéologies hollywoodiennes, le cinéma d’épouvante, qu’il soit policier (le giallo et sa fétichisation de l’arme blanche) ou fantastique, constituait un véritable laboratoire de formes, intégrant aussi bien les influences triviales du roman-photo ou de la BD que les recherches menées au même moment par les hérauts de la modernité, de Resnais à Antonioni. D’où des oeuvres impures, brutales et parfois racoleuses, mais aussi vertigineusement formalistes : récits labyrinthiques, compositions fulgurantes et quasi abstraites, délires chromatiques, ostentation du montage, célébration de la musique comme élément central, voire autonome Morricone, forcément… Aujourd’hui encore, on n’en croit pas ses yeux.
De cette deuxième génération de l’épouvante italienne (après l’ère des Mario Bava et Riccardo Freda), Argento est sans conteste le plus authentique artiste, le plus obsessionnel aussi. Si ses débuts de scénariste l’ont entraîné vers d’autres genres en vogue (le film de guerre) et qu’il a collaboré (mais moins que Bertolucci) à l’écriture d’Il était une fois dans l’Ouest, il n’en reste pas moins que la seule passion de sa vie a été la peur. Réinventant le giallo avec une trilogie en constante progression, il récapitule et dépasse le genre avec Les Frissons de l’angoisse (1975), synthèse de Psychose et de Blow up, qui accumule les morceaux de bravoure sanglants, entraînant le spectateur dans un jeu de regards et de surfaces piégées. La mise en scène, magnifiée par l’écran large et soutenue par une musique paroxystique (le rock progressif de Goblin), déploie des fastes baroques hantés par le vide et traversés d’excès morbides, où la violence stridente est à la fois ritualisée et décomposée en éléments plastiques. « Pas du sang, du rouge », comme dit Pierrot le Fou.
Cette tendance va culminer dans les films suivants, Suspiria (1977) et Inferno (1979), deux volets d’un triptyque inachevé sur les forces du mal. Si les gialli contenaient déjà des postulats pseudo-scientifiques à la lisière du fantastique, on bascule ici dans l’irrationnel horrifique le plus débridé, prétexte à un cinéma hallucinatoire d’une totale liberté : l’argument narratif s’efface presque complètement devant la combinaison des couleurs, des décors, de la musique et du gore pour créer des oeuvres inouïes qui doivent beaucoup à la peinture, autant à l’opéra, mais plus guère au récit romanesque. C’est l’apogée d’Argento. La suite est plus erratique et plus secrète, faite de récits initiatiques sans issue calqués (comme déjà Suspiria) sur la structure du conte de fées : Phenomena (1985) et Trauma (1993), singulièrement, offrent de rares fulgurances poétiques. Certes, ces films sont inégaux : non seulement Argento est au-delà du bon goût, mais il méconnaît ses forces et ses faiblesses. Tel est Dario, à la fois visionnaire instinctif, voire naïf, grand phobique qui élude toute lecture psychanalytique de ses films et artiste revendiqué retravaillant consciemment les formes et les figures fixées par ses maîtres, Hitchcock ou Antonioni. Un cinéaste réflexif jusqu’à l’autocitation, mais pas distancié.
Le ludisme lui sied mal, tout comme l’esthétique dominante : aujourd’hui, son Fantôme de l’Opéra souffre d’une imagerie néoclassique un peu convenue, bien trop lisse pour son auteur, et de l’influence néfaste (et sûrement involontaire) du pompiérisme gothique du Dracula de Coppola et consorts. Et Le Syndrome de Stendhal (1996) s’enlise dans une histoire laide et bête de serial-killer, alors que sa réflexion sur la peinture en fait un véritable art poétique, placé sous l’égide de la Méduse du Caravage, modèle de sidération : son regard pétrifiant de décapitée inspire la terreur en l’exprimant. La peur devient alors un autre moyen pour procurer la transe esthétique (le fameux syndrome en peinture, ou la possession par la musique), un moyen d’habiter le spectateur en faisant du film une expérience sensorielle totale, une aventure de la perception. Libre à lui de se retirer du jeu, comme l’héroïne de Suspiria, qui se protège, quoique imparfaitement cachée, en détournant le regard : ce que je ne vois pas ne peut m’atteindre. Jusqu’au prochain giallo.
Vous êtes étroitement associé à deux genres, le thriller et le film d’horreur. C’est une vocation ou un concours de circonstances ?
Dario Argento C’était délibéré. Je venais de la critique militante d’extrême gauche j’avais quitté le parti juste avant 1968 pour rejoindre des groupuscules dissidents et beaucoup de mes camarades méprisaient mon choix. Moi, j’adorais les westerns de Sergio Leone et les films policiers. Et pour moi, oeuvrer dans ces genres était plus provocateur, plus révolutionnaire que faire des films politiques. Mes films ont toujours été massacrés par la critique, quel que soit le pays, sauf peut-être en Angleterre. A plusieurs reprises, j’ai été tenté de jeter l’éponge, tellement on me traînait dans la boue. C’est ma fille qui m’a encouragé à continuer. J’ai été victime des producteurs, des distributeurs, et puis bien sûr de la censure. Mes films ont été mutilés, bien plus que ceux de Visconti ; la version française d’Opera (1987) est incomplète, le montage a été refait, la fin est différente ! C’est dégoûtant. Je suis très honoré de cette rétrospective à la Cinémathèque, mais en même temps elle me laisse un goût amer. J’ai l’impression qu’elle arrive trop tard. Je mets mes espoirs dans une nouvelle génération de critiques, quand tous les critiques installés auront été décapités ! (rires)… J’en ai beaucoup souffert. On m’a traité de criminel, d’imbécile, d’auteur de série Z indigne de figurer dans l’histoire du cinéma. Evidemment, ce serait plus facile de faire des films conventionnels, des comédies. Même les producteurs les accueilleraient mieux. Heureusement, il y a des gens qui admirent mon travail, mais l’establishment me déteste.
Qu’est-ce qui dérange tant dans vos films, leur côté sanglant ou plutôt leur caractère expérimental ?
Les deux vont de pair. C’est dans les scènes d’horreur que je tente le plus d’expériences. Le travail de la caméra a une dimension symbolique et psychologique : chaque mouvement d’appareil est signifiant, ce n’est pas de la virtuosité gratuite.
Dans ces scènes, il y a un mélange de crudité organique et d’abstraction, certains plans sont presque non figuratifs.
Il y a une part d’ironie dans cette crudité, comme dans Le Syndrome de Stendhal : une balle transperce les joues et l’on voit à travers, ou bien la caméra parcourt le tube digestif. C’est une dimension comique que la critique méconnaît. Mais bon, on a bien dit que les films de Warhol étaient des merdes, que ceux d’Hitchcock étaient idiots. Psychose a été jugé ignoble, alors que c’est l’exemple même d’un film hautement théorique.
Pensez-vous que le cinéma d’horreur reflète, ou annonce, des mutations dans notre perception du corps ?
C’est vrai, le corps y devient une matière désacralisée, qu’on peut ouvrir, découper, mutiler, transformer, une sculpture qu’on peut remodeler. Il y a une quinzaine d’années, le cinéma d’horreur a éclaté comme une bombe atomique. Et aujourd’hui, alors qu’il a quasiment disparu en tant que tel, on en observe les retombées dans presque tous les autres films : pas seulement les films d’action à effets spéciaux, mais jusque dans les comédies. Comme si le film d’horreur s’était sacrifié pour que vive le cinéma tout entier.
L’abstraction dans vos films passe aussi par l’obsession des espaces vides. Est-ce l’influence d’Antonioni ?
Antonioni est incontestablement un maître, l’un des cinéastes que j’ai le plus aimés, tant pour son esthétique que pour sa philosophie de l’aliénation. La caméra ne lui sert pas seulement à raconter l’histoire, mais à traduire les états d’âme des personnages, et même de l’auteur. C’est pareil dans mes films : la caméra n’est pas seulement narrative ou descriptive, elle exprime le point de vue du metteur en scène. Le sens naît du décalage entre les faits représentés et le point de vue de la caméra : ce décalage donne une dimension supplémentaire, qui dépasse la vision immédiate.
Plusieurs de vos films L’Oiseau au plumage de cristal (1970), Les Frissons de l’angoisse, Trauma sont construits autour d’une scène initiale qu’on a mal vue, ou pas su interpréter, et qu’il faut revoir au dénouement pour connaître le fin mot de l’histoire.
Quand j’ai commencé à faire du cinéma, je suis parti d’une interrogation sur la vérité. La vérité absolue, objective, n’existe pas. La vérité est toujours tributaire de nombreux paramètres. C’est un constat extrêmement libérateur, car alors personne n’est dépositaire de la vérité. Chacun en possède sa propre version. C’est explicite dans Les Frissons de l’angoisse : au personnage de Marc qui se demande si ce qu’il a vu est vérité ou illusion, Carlo répond qu’il n’y a pas de différence. Ce qu’il a vu, c’est une version de la vérité, filtrée par un point de vue, des présupposés.
Le Fantôme de l’Opéra est votre premier film d’épouvante en costumes. C’est aussi la première fois que vous vous mesurez à un classique du répertoire fantastique. Comment est né ce projet ?
A 9 ou 10 ans, j’ai vu la première version en couleurs de cette histoire, celle d’Arthur Lubin (1943) avec Claude Rains. C’est le premier film d’horreur que j’ai vu de ma vie ; l’histoire m’a profondément touché. Bien plus tard, alors que je terminais de tourner Suspiria, j’ai découvert la première version, muette, de Rupert Julian, avec Lon Chaney. C’est un chef-d’oeuvre qui m’a enthousiasmé. Et j’ai imaginé d’en tourner une nouvelle version au Bolchoï, transposée dans la Russie de 1905, à l’époque de Raspoutine et des premiers mouvements antitsaristes : le contexte idéal pour mettre en scène le fantôme, cet homme nouveau surgi des souterrains. J’avais écrit un projet pour une coproduction : les Soviétiques étaient très intéressés par les devises, mais ils ont reculé quand ils ont appris que ce serait un film d’horreur… Quinze ans plus tard, j’ai fini par lire le roman de Gaston Leroux et j’ai compris qu’il fallait en faire une adaptation fidèle, donc un film d’époque.
Dans votre film, le fantôme est un héros sombre et byronien.
J’ai tenu avant tout à combler les blancs du livre, concernant les motivations du fantôme. Et j’ai commencé par rejeter l’idée désuète du masque : les progrès des effets spéciaux nous ont habitués aux visages les plus monstrueux, alors comment susciter l’horreur ? J’ai préféré insister sur les ténèbres intérieures du personnage. Dans Phantom of the paradise, Brian De Palma déjà nous montrait le visage du fantôme sans le rendre monstrueux ; mais son film doit moins à Leroux qu’au Faust de Goethe, alors que, pour moi, cette histoire vaut avant tout comme variation sur le mythe de la Belle et la Bête.
L’opéra est-il pour vous un lieu cinématographique par excellence ?
Ici, l’opéra comme lieu clos constitue une microsociété. En faisant des recherches pour ce film, j’ai découvert qu’à l’époque il y avait à l’opéra des restaurants, des boutiques prestigieuses. Les spectateurs parlaient tout le temps, mangeaient, buvaient, essayaient des costumes, faisaient l’amour dans les loges avec des prostituées. Ils ne se taisaient que pour les airs les plus connus… De plus, le théâtre est le lieu du rêve par excellence. On y trouve sinon des fantômes du moins une présence, comme une fumée persistante : l’écho de toutes les pièces qu’on y a jouées, des passions et des paroles. Quant à l’opéra, outre la musique, c’est le mélodrame, il privilégie les intrigues les plus tragiques, les plus cruelles ; il y a des raisons psychanalytiques à cette association entre le sang, la scène, la musique, les voix de soprano. Opera s’inspirait de cette veine shakespearienne de Verdi ; Le Fantôme doit davantage à l’opéra français de Gounod, Bizet, Delibes, plus lyrique, plus élégiaque, où la musique prend le pas sur l’histoire.
Mais la dimension opératique de vos films consiste aussi à privilégier les « grands airs », les moments paroxystiques, en faisant passer l’histoire au second plan.
On me reproche souvent mes histoires incompréhensibles. Mais c’est ma façon de les raconter, et cette complication n’a rien d’une solution de facilité ! C’est une logique analogue à celle du rêve. Si l’on ne comprend pas, c’est qu’on ne s’en donne pas la peine. Mais le jeune public, lui, comprend tout, il s’abandonne au film et à sa temporalité, aux changements de rythme, aux effets sonores. Ce mode de narration reflète ma vision du monde en tant que metteur en scène. Et le cinéma, ce n’est pas autre chose.
La peinture est depuis toujours une influence omniprésente et explicite dans vos films, qui culmine avec Le Syndrome de Stendhal, où apparaît la Méduse du Caravage.
Dans Le Fantôme, mon influence majeure a été Georges de La Tour, qui était effectivement un caravagesque, mais qui avait pris la lumière pour sujet même de ses tableaux. De fait, la peinture est un modèle essentiel pour mes films, l’architecture aussi. La peinture joue un vrai rôle narratif, et pas seulement explicatif ou illustratif, de même que le bestiaire de mes films n’a rien de gratuit.
Le peintre, ce serait l’artiste idéal ?
En tout cas, il représente pour moi quelque chose de très profond. Plus le peintre est grand, plus il nous emmène au-delà du tableau. Il y a un mystère indéchiffrable qui dépasse le sujet, qu’il s’agisse d’une crucifixion ou du sourire de la Joconde. Un critique a dit que dans Le Syndrome de Stendhal, pour une fois, les tableaux sont vivants. Ils ne sont plus un prétexte à sorties scolaires et à ricanements. Il y a quelque chose de terrible qui se cache derrière.
Accepteriez-vous l’épithète de maniériste, au sens pictural du terme ?
C’est ce qu’on disait aussi de Visconti. Lors de la rétrospective de mes films à la Cinémathèque de Londres, on m’a appelé le Visconti de l’horreur. Personnellement, je préfère Fellini ! Mais si on considère le rapport des peintres maniéristes italiens avec l’héritage des maîtres de la Renaissance, il est effectivement comparable à la manière dont j’ai digéré Hitchcock, Murnau, Fritz Lang, le film noir américain, Mario Bava. Dans ma jeunesse, je dévorais les films, j’en ai vu des milliers. J’ai mangé beaucoup de cinéma ! J’ai toujours baigné dans le cinéma : mon père était producteur, mon grand-père distributeur. Pour moi, la plus belle chose au monde, c’était d’aller au cinéma.
A vos débuts, aviez-vous l’impression d’être contemporain d’une révolution esthétique en marche, tant dans l’avant-garde que dans le cinéma de genre, ou plutôt le sentiment d’un âge d’or révolu ?
L’âge d’or était déjà passé, c’est certain. Il a pris fin dès l’invention de la télévision. En même temps, la crise du cinéma est vieille comme le cinéma. Quand j’étais enfant, mon père et ses amis s’en plaignaient déjà. Quant à l’effervescence esthétique, elle était bien réelle. D’ailleurs, pour moi, mes films relèvent de l’avant-garde, ils témoignent d’une recherche continue sur le maniement de la caméra, ou même sur la technologie appliquée au cinéma. Je me souviens du choc que j’ai ressenti adolescent en découvrant les films d’Andy Warhol (Banana, Couch…) au Festival de Pesaro. Empire est un chef-d’oeuvre qui a marqué tous ceux qui l’ont vu, en les forçant à se poser des questions. Warhol est un artiste qui s’est sacrifié pour ouvrir de nouvelles voies : il s’est cassé la gueule, mais tout le monde en a profité ! C’est lui qui s’est chargé de la recherche, on s’est contentés de l’appliquer. Et puis il y avait Godard. A ma fille qui veut réaliser un film j’ai dit « Regarde les quatre premiers films de Godard et tu comprendras ce que c’est que le cinéma. »
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