En ouverture de la Quinzaine, Emmanuel Carrère adapte l’enquête infiltrée de Florence Aubenas chez les femmes de ménage précaires, mais s’égare dans des partis pris très discutables.
On se demande bien ce qu’en a pensé Florence Aubenas, qu’Emmanuel Carrère aurait de son propre aveu eu beaucoup de mal à convaincre (“Il a presque fallu la traîner pour lui montrer le film. (…) Elle a toujours été réticente à l’adaptation”, a-t-il déclaré à l’AFP). Mais on est tenté de deviner ce que l’écrivaine et journaliste, qui a signé en 2009 Le Quai de Ouistreham au terme de 6 mois incognito dans une entreprise de nettoyage de Basse-Normandie, redoutait : devenir à son corps défendant l’héroïne d’une histoire dont elle n’aurait dû que demeurer la passeuse.
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Une fictionnalisation improbable
Car si pour Aubenas, le sujet a toujours été les autres, pour Carrère, c’est plutôt le soi. Et même si cela lui inspire régulièrement de grands livres, c’est très dommageable à cette improbable fictionnalisation qui choisit de déporter tout le cœur de l’enquête au profit du grand sujet de Carrère, à savoir une attention complaisante à la figure de l’auteur – ou en l’occurrence de l’autrice – et à ses atermoiements.
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Les savonneuses en sont de fait réduites au rang de fonctions dramaturgiques convenues (la bonne fille, la mère courage enragée…), Carrère emportant tout le récit dans une mécanique artificielle de suspense chevillée au risque grandissant pour l’infiltrée de se faire pincer. Problème : rien de tout cela ne se trouvait dans le livre d’Aubenas, qui n’avait d’ailleurs même pas pris de faux nom (le film lui donne étrangement celui de “Thomassin”, soit celui de l’homme à qui l’écrivaine a consacré son dernier livre, L’Inconnu de la poste).
Sans surprise, cela se solde en creux par un vrai défaut de regard sur les travailleuses, dont le film a parfois l’air de se moquer, soulignant des répliques qui ne servent qu’à abîmer inutilement leur dignité (“Cette opportunité à la Brioche Dorée, c’était inespéré !”). Binoche, de son côté, joue en double régime : pour les scènes toute seule de voiture ou de consignation de son journal de bord, mine sérieuse, voix off élégante, haut port de tête ; pour les scènes “en couverture”, timbre plus gras, onomatopées et roulements d’yeux pour faire peuple. Ce n’est pas la moindre des obscénités de ce film qui a une fâcheuse tendance à corrompre l’écrivaine qu’il prétend admirer, et qui a parfois l’air de se faire secrètement contre elle, jusqu’à une fin qui profite malhonnêtement de la fiction pour se la payer assez durement.
Ouistreham d’Emmanuel Carrère. Avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Émily Madeleine… En salle le 12 janvier 2022.
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