Dans le cadre de l’émission Dans les yeux de… diffusée sur Radio Nova, Agnès Varda accordait à Jean-Marc Lalanne un entretien sur son rapport au regard et à l’image, photographique ou filmée, source de rêverie et de vérité. L’image encore, qu’elle avait d’elle-même, et celles qu’elle publiait sur son compte Instagram.
Agnès Varda — J’ai toujours été intéressée par les images offertes dans la rue. Pas la publicité qui est parfois pénible mais les images qui sont faites pour rien, pas pour vendre quelque chose mais pour montrer. En 1980, j’ai fait un film sur les muralistes à Los Angeles (Mur, murs – ndlr). Ces gens qui ont envie de s’exprimer de façon assez grande pour leurs œuvres offrir aux gens. Il ne faut même pas passer le seuil d’une galerie qui est gratuite, c’est là, dans la rue. C’était en réaction contre le système des galeries : il y a l’image et est-ce qu’il faut payer pour la voir ? Les images ont une dimension, sociale selon moi.
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Maintenant, on est de plus en plus accablés et noyés sous une pluie d’images. L’auto-image, qui est assez récente avecle selfie, est très intéressante parce que c’est l’acceptation par la personne qui veut être montrée dans un certain endroit, avec quelqu’un. L’image publique, sociale et collective a maintenant une dimension extrêmement importante. L’image est une proposition mais comme nous sommes maintenant bombardés d’images, est-ce qu’on prend le temps de les regarder ?
Les gens passent beaucoup de temps à faire des selfies et à se prouver qu’ils existent. Comme artiste, on commence, je pense, avec des images. Moi j’ai été photographe, donc effectivement c’était mon travail, mais je me rendais compte qu’il y avait une différence entre les images que je faisais parce qu’on me les demandait, celles par lesquelles je vivais en quelque sorte, et puis les images que je voulais faire.
Alors ça devenait tout à coup une image qui avait du sens pour moi. Il y en a une dont j’ai fait un court métrage qui s’appelait Ulysse. C’est une image où il y a une chèvre morte tombée de la falaise, un enfant qui regarde en arrière et un homme qui regarde la mer. Cela me semblait raconter sans mots, sans texte, sans théâtre.
Je me souviens très bien, et bien avant Les Glaneurs et la glaneuse, avoir regardé des patates vieillir, attendre qu’elles aient dégermé et faire une photographie, avoir regardé des robinetteries qui étaient étranges et qui faisaient des masques. Qu’est-ce qu’on peut faire en regardant ? Comment l’image a-t-elle des strates de lecture ? Et puis cette espèce de rêverie ou de réflexion qui se mêle à l’image.
J’ai fait une émission qui s’appelait Une minute pour une image, sur FR3. L’idée était de proposer une photographie à quelqu’un sans dire de qui elle était, et d’en parler durant une minute. Ca pouvait être une photo de Robert Doisneau commentée par une boulangère, comme ça pouvait être une autre image commentée par Delphine Seyrig, Marguerite Duras ou un philosophe.
C’était tellement intéressant car l’image n’existe pas pour moi si elle n’est pas regardée. C’est la base de la photographie. Une photographie posée sur la table c’est un bout de papier qui est mort et le premier regard la fait vivre. Il y a toujours ce que ça représente et ce que cela suscite. L’idée qu’on peut comparer des regards m’a toujours fascinée, puisqu’une même photographie commentée par quelqu’un d’autre ne représentera pas la même chose, ou pas tout à fait.
C’est comme ça que cette émission a duré 170 soirs, c’est pour dire qu’il y a eu du monde. Le lendemain matin, Libération montrait la photo en noir et blanc et une partie du commentaire. Qu’est-ce qu’on peut lire dans les images ? Cette question a toujours compté énormément dans ma vie. Et pourtant je n’ai pas eu d’appareil photo, comme beaucoup d’enfants, ni fait de photos d’amateurs.
Mais il existe des photos de toi enfant, on en voit dans tes films. Tu te souviens du premier appareil photo qui est rentré dans ta famille ?
On a des photos de nous enfants, on était cinq. J’ai même une photo très ancienne de ma famille, de ma mère, où ils étaient dix-huit, mais je n’ai jamais reçu d’appareil photo et je n’ai jamais fait de photos “amateur”. Quand j’ai eu envie d’être photographe j’ai acheté un Rolleiflex d’occasion et j’ai vraiment travaillé avec ça pendant des années.
J’ai fait aussi des photos de théâtre, des représentations, et chaque fois je me posais la question : est-ce qu’il faut faire des photos de scène ou est-ce qu’il faut essayer de trouver une image qui raconte la pièce ? Pour Macbeth, il y avait des photos de scène mais j’avais créé une espèce de médaillon avec le profil de Jean Vilar et de Maria Casarès comme médaillon du couple maudit. J’ai toujours essayé que les images disent des choses, comme celles des autres m’en disaient beaucoup. Quand je suis devenue photographe, j’ai commencé à regarder des photographies et quand je suis devenue cinéaste, sans avoir vu de films, je me suis mise à regarder des films. J’ai un peu tout fait à l’envers.
Tu as appris les choses en les faisant à chaque fois, aussi bien la photo que le cinéma.
Qu’est-ce qu’on a dans les yeux ? On a des optiques, on a le grand-angle qui est la vision mais on a tout le temps des longues focales lorsqu’on se met à regarder les mains. On fait sans arrêt le travail de changer l’optique, comme si sur notre œil on changeait d’objectif. C’est un tellement bel outil les yeux. Tu sais que les miens sont esquintés ?
Oui, tu en parles dans Visages, villages.
Je vois flou.
Mais cela peut être corrigé par des lunettes ?
Non, c’est une maladie. Les lunettes m’aident un peu mais je peux à peine lire. Mais j’allais presque dire que ça ne me gêne pas tellement. Toi, comme je te connais, je te restitue complètement. Un autre non, je le vois flou. Sur cette idée que les images doivent toujours être nettes et formidables, Cartier-Bresson disait que la netteté est un concept bourgeois. Lorsqu’on ne voit pas bien, ce qui est mon cas, est-ce que c’est très gênant ? Non. Mais parce que j’ai bien vu.
Tu as toujours eu une allure anticonformiste. Jeune fille, dès les années 1940, tu portais des pantalons, tu avais les cheveux courts. Et aujourd’hui encore, ta teinture bicolore est très particulière…
J’ai la même coup de cheveux depuis mes 19 ans, ce n’est pas courant. Maintenant comme je suis blanche, elle est à deux couleurs. Je suis une sorte de mémé excentrique, ce qui plaît beaucoup à mes petits-enfants, qui m’appellent Mamita-Punk.
C’est vrai que les pantalons étaient interdits dans l’administration, les femmes dans les bureaux n’avaient pas le droit d’en porter. On oublie aussi que les femmes n’avaient pas le droit de voter non plus autrefois. Elles n’avaient pas le droit de beaucoup de choses. Socialement, ça a quand même beaucoup évolué. Même si elles ne sont pas toujours pdg, il y a quand même beaucoup de femmes qui ont des situations et des postes de pouvoir, puisque tout ça se joue sur le pouvoir.
L’évolution des femmes m’a toujours intéressée parce que je ne voyais pas pourquoi elles ne pouvaient pas faire des choses difficiles. Mais moi, j’étais rebelle, je crois, tout simplement. Ce n’était même pas conscient, j’étais naturellement rebelle à l’idée qu’on allait me donner un rôle, qu’on allait me suggérer de me marier et de faire un métier calme. J’étais très indépendante, je n’ai pas fait d’études, enfin j’ai fait des études moi-même en allant à des cours formidables. Je voulais apprendre mais je ne voulais pas être étudiante, je ne voulais pas avoir d’examens.
Tu es autodidacte, tu n’as pas de formation académique.
J’ai le baccalauréat. Pas plus que ça mais j’ai beaucoup appris. Quand j’avais 19 ans, j’ai même voyagé seule, ce qui était vraiment culotté. Pour dire les choses, je pense que j’étais hardie, indépendante et de bonne humeur par rapport au fait d’être une femme qui peut faire.
Avant que tu fasses les photos du Festival d’Avignon, tu photographiais des enfants et des familles aux Galeries Lafayette, est-ce que tu peux nous parler de ce moment-là ?
J’ai même travaillé pour la SNCF.
C’était des photos publicitaires ?
Non, c’était des photos documentaires de gens qui nettoyaient les trains par exemple, mais sans intention particulière autre que de répondre à la demande. Je n’ai jamais fait de pub et je n’ai jamais voulu en faire, même lorsque plus tard on m’a proposé d’en faire comme cinéaste. Je n’aime pas ça.
Pour toi, ce sont des images prostituées ou qui racolent ?
Non, c’est plutôt que les cosmétiques qui ont envahi nos vies ne sont pas un sujet intéressant. JR a ce point commun avec moi, il n’a jamais travaillé pour des marques. Tu n’oublies pas que j’ai fait un film sur les glaneurs, sur les gens qui ramassent le surplus de la consommation excessive. Je suis pour le recyclage. Je suis sur la même ligne depuis que je suis jeune, je ne suis pas pour la mode. Je me suis toujours habillée n’importe comment, de façon originale peut-être mais n’importe comment.
L’esprit d’indépendance n’intéresse personne, ce qui est intéressant c’est de savoir ce que j’en ai fait. J’en ai fait des photographies d’abord ordinaires mais tout de suite j’ai essayé de faire de belles choses et qui ont du sens avec ce que Cartier-Bresson appelait “l’instant décisif”. Il y a cet aspect-là aussi dans la photographie, il faut avoir l’œil vif.
Il faut en même temps être rêveur et vif. Vif, parce qu’il y a cet instant décisif qu’il ne faut pas louper, et rêveur parce que d’abord il ne se passe rien et on attend que quelque chose se passe. L’attente de ce moment décisif fait partie d’une rêverie pour moi, mais pas d’un métier.
Est-ce que tu as fait dans ta vie beaucoup d’images que tu n’as jamais montrées, des images de tes proches ?
Ce que tu appelles “jamais montrées”, ça ne veut pas dire que c’est intime. J’ai fait des centaines et des centaines d’images qui n’ont pas été montrées mais je n’ai pas fait de photos intimes. J’ai photographié Jacques Demy plusieurs fois évidemment, nos enfants quand ils étaient petits et puis après j’ai un peu arrêté. Quand Jacques est mort, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pratiquement pas d’images de lui et moi.
Pourquoi y a-t-il si peu de photos de ton intimité ?
Je n’ai pas documenté ma propre vie, je le regrette. Je me souviens, j’ai fait un voyage au Mexique où je n’ai volontairement pas pris d’appareil photo en me disant : “Est-ce que je suis capable de vivre les choses avec intensité sans les capter ?” Maintenant je le regrette.
Par exemple, je n’ai pas pris de photographie de Jim Morrison car les paparazzis le poursuivaient tout le temps et je pensais que c’était un geste d’amitié de passer du temps avec lui sans faire une photo. Je continue à penser que c’était gentil mais aujourd’hui l’image des gens morts me manque.
J’aime les peintres, j’aime la peinture et les livres d’art à la folie. J’ai des armoires entières de livres d’art, c’est pratiquement les seuls livres que je regarde ou que je lis en biais car je ne lis plus très bien. Quand j’étais jeune fille, j’avais des reproductions. Je me souviens d’une image qui m’avait impressionnée, c’était les mains d’Albrecht Dürer, des mains de vieux.
Vers 20 ans, j’avais toujours aussi une reproduction d’un Van der Weyden où figurent deux anges très sérieux et attentifs. Je ne valorise pas spécialement les originaux à part quand je vais les voir, parce qu’on veut voir un vrai Magritte ou un Renoir, mais la reproduction, ça me va. C’est l’image qui compte.
Tu es quand même allée dans beaucoup de musées.
C’est ce que je vois le plus. Je vois beaucoup plus de musées que de cinémas.
Tu as découvert le musée à quel âge ?
A 17 ou 18 ans, en arrivant à Paris. J’étais si pressée d’apprendre des choses sur l’art. Je n’ai jamais cherché à dessiner ou à peindre mais à aller voir et apprendre ce que les autres avaient fait. Surtout, quand il y a toute une œuvre, tout Vuillard, tout Hopper, tout Magritte. Je n’aime pas trop quand on réunit plusieurs artistes ensemble. Ce que j’aime, c’est voir comment un artiste a évolué. Le transport des images est extraordinaire. Maintenant, il y a un trafic d’images. Les gens t’envoient un truc qu’ils ont vu, que tu renvoies et que tu mets sur ton Facebook. Tu t’es mis sur Facebook ?
Oui, j’ai un compte.
Et tu as un Instagram ?
Oui, mais je ne m’en sers pas beaucoup.
Alors moi je viens d’en ouvrir un, j’ai commencé il y a dix jours. J’ai posté une quinzaine d’images et j’ai eu tout à coup des milliers d’abonnés. Je n’arrive pas à comprendre, alors que je voudrais avoir des gens qui viennent voir mes films, enfin… C’est très compliqué et dangereux, parce que ce sont des images à la mode et on ne sait plus si on les regarde.
Tu regardes les autres comptes Instagram ?
Du coup oui. JR m’a mis là-dedans et ça m’intéresse (elle sort son smartphone). J’ai un compte officiel où il y a en tout quatorze images et j’ai déjà 18 200 abonnés. Alors je ne comprends pas pourquoi ils sont venus voir ça, je ne vois pas pourquoi ça les intéresse.
Peux-tu décrire deux ou trois images que tu as postées sur ton compte ?
La première image que j’ai mise c’est un chat mexicain en métal. Ensuite il se trouve que j’étais allée cueillir les premières patates Bonnotte de Noirmoutier, qui est une patate spéciale qui pousse dans l’algue. Après, c’est une photo de JR et moi où l’on dit que l’on part à Cannes, on était dans la tempête à tirer des chaises. Ensuite c’est encore une photo de nous deux, dans une piscine.
Et puis l’autre jour, j’ai mis une chose jolie, tu vas voir (elle montre une vidéo). Ils étaient en train de goudronner la rue devant ma porte, qui devait rester ouverte. Alors j’ai écrit : “Attention avant d’entrer… Jacques était né un 5 juin. Aujourd’hui j’ai le cœur en goudron.” Dans les petits portraits de la maison on voit la tête de Jacques là-haut. Quand je poste quelque chose où je nomme et je montre Jacques Demy, je sais que ça fait plaisir aux gens qui l’aiment. Il y en a beaucoup et ça compte dans ma vision des choses.
“S’il ne restait qu’une image de cette personne, ce serait celle-là.” C’est ce que je me suis toujours dit quand j’essayais de faire un portrait : que ce serait l’image ultime, celle qu’on voudra garder. Cela m’est arrivé de réussir, mais pas toujours. Parfois c’est anecdotique, et parfois c’est quelque chose qui est difficile à dire, qui est en même temps la profondeur et la vérité de la peau. Je faisais des séances de portrait assez longues, parce que j’aimais bien que les gens se fatiguent.
Je faisais des séances calmes et longues. Et puis après j’ai aussi essayé de faire des portraits à l’arrache, parce que quelqu’un qui bouge et qu’on attrape au détour d’un regard, c’est très beau. Enfin, je pourrais te dire tout ce que je te dis et son contraire, parce que la photographie permet toutes les approches possibles. Dans mes films j’ai souvent utilisé des photographies parce que c’est beau quand le mouvement s’arrête, quand à l’intérieur d’un film il y a un arrêt sur image. C’est le moment qui fait regarder différemment ce qui vient de passer. Le plaisir de voir, le plaisir de faire, c’est par là que passe ma relation au monde. (Retranscription Ludovic Béot)
Retrouvez le podcast Dans les yeux d’Agnès Varda sur le site de Radio Nova
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