Visite à Porto où le cinéaste portugais, bientôt 103 ans, règne en patriarche sur une famille (presque) toute dévouée à son oeuvre.
On imaginait Manoel de Oliveira campé dans une maison familiale séculaire, dressant parmi les vignes de somptueux pans de murs jaunes ornés d’azulejos. Ces maisons anciennes, hantées par des siècles de passions familiales et d’amours fantômes, sont bien le siège de quelques-uns de ses plus beaux films : Francisca (1981), Val Abraham (1993), Party (1996)… Mais pas du tout son cadre de vie.
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En effet, l’auguste Manoel vit dans un ensemble immobilier très seventies, avec ascenseur à moquette, galerie marchande intégrée et architecture tubulaire. Il y possède deux appartements, à un étage d’écart. Dans celui du sixième, il travaille – dans un bureau de taille modeste à l’équipement high-tech (fax, ordis divers). Au cinquième, il reçoit. C’est là que se trouve le grand salon, petit musée de la mémoire familiale, où sur quelques buffets sont rassemblés des dizaines de portraits peints, dessinés ou photographiés des ancêtres et de la descendance Oliveira.
Manoel nous invite à une promenade dans le temps parmi ces visages chers. Les deux jeunes hommes graciles dessinés dans les années 60 sont ses fils Manuel Casimiro et José. Le buste en bronze d’un homme portant une moustache Belle Epoque, c’est son père, un important ingénieur qui équipa le Portugal en barrages hydroélectriques au début du XXe siècle.
« Vous savez, mon père a connu Gustave Eiffel », nous raconte-t-il dans un de ces télescopages temporels qui donnent le vertige à l’auditeur peu habitué à recueillir les souvenirs d’un homme de 103 ans (qu’il aura à la fin de l’année).
« D’ailleurs, il a assisté à l’inauguration de sa tour à Paris. C’est curieux car le vernissage avait eu lieu avant qu’elle ne soit tout à fait construite. On avait réuni des convives pour juger seulement du premier étage, à peine terminé. Quand j’étais enfant, mon père me racontait qu’il avait vu la tour Eiffel sans sa tête. »
On poursuit la promenade à travers les âges. Madame Oliveira montre sa photo de mariage au début des années 40. « J’avais 23 ans et Manoel 33. » Les fringants époux descendent les marches de l’église en exultant. C’était il y a soixante-dix ans. Notre regard s’arrête sur une belle jeune femme, manifestement photographiée à la même époque. « C’était la cousine de mon épouse. C’est à partir de cette image que j’ai conçu L’Etrange Affaire Angélica« , explique Manoel de Oliveira.
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Si ce dernier film a été réalisé en 2010, sa genèse s’origine dans l’immédiat après-guerre. A l’époque, Manoel s’était un peu retiré du cinéma. Après une première carrière de documentariste dans les années 30 (son premier film, Douro, travail fluvial, muet, date de 1931) puis un premier long métrage de fiction remarqué, Aniki Bóbó (1942), qui raconte les rixes de quelques jeunes garçons dans les quartiers populaires de Porto et anticipe les recherches du néoréalisme italien, il suspend son oeuvre pendant une quinzaine d’années pour ne plus se consacrer qu’à sa ferme et au commerce de son vin.
C’est néanmoins pendant cette interruption qu’il conçoit Angélica.
« Je voulais écrire un film qui parle de la fuite des Juifs en Europe pendant le nazisme. Certains sont venus se réfugier au Portugal. Après la guerre, beaucoup sont partis mais pas tous. Je voulais parler de l’un de ceux-là et confronter cette situation historique à de la fiction. »
Cette fiction s’enracine elle-même dans un fait vécu, engageant cette cousine qui sourit, figée dans son cadre photographique. « Elle est morte très jeune. Lorsque je me suis rendu chez elle après son décès, ses parents m’ont demandé de la photographier. Quand je l’ai vue, j’ai été saisi par son sourire. Elle avait enduré de si violentes souffrances que la mort avait dû s’accompagner d’un grand soulagement, une sorte de bien-être. J’ai saisi mon appareil, regardé dans l’objectif pour faire le point. Tandis que je réglais les focales, son image s’est dédoublée. C’était juste l’effet mécanique d’un ajustement de l’appareil mais ça symbolisait aussi pour moi l’esprit après le trépas, au moment où il se détache du corps. »
On reconnaît dans cette évocation l’argument de L’Etrange Affaire Angélica, récit de l’amour fou d’un jeune photographe pour une jeune femme morte qui revient le hanter. Pourquoi avoir filmé aujourd’hui ce projet abandonné il y a plus de soixante ans ?
« J’avais envie de revenir sur le mystère de l’au-delà. Dans Guerre et paix de Tolstoï, un soldat blessé a soudain une vision de la mort. Il la voit comme une porte. J’ai toujours pensé que c’était une image simple mais forte. Oui, la mort c’est une porte. Mais une porte un peu spéciale, qu’on ne peut prendre que dans un sens. C’est aussi le contexte actuel qui m’a fait reprendre ce projet : l’antisémitisme qu’on sent monter, l’atmosphère de danger qui guette, entre la menace de la pollution, la crise financière… J’ai modernisé le scénario en essayant de parler de l’état du monde d’aujourd’hui. »
Parce que le film articule la vie terrestre à l’au-delà, décrit la mort comme un plongeon suave, on est tenté bien sûr de parler de testament. Il n’en sera probablement rien. L’infatigable cinéaste travaille en ce moment sur pas moins de quatre projets. Le premier, dont le tournage devrait avoir lieu le mois prochain, est un court métrage de commande, à l’occasion de la nomination comme capitale culturelle européenne de la petite ville historique de Guimarães, dans le nord du pays. Un second film court devrait suivre, autour d’une librairie de Porto que Manoel juge « tout à fait unique ».
Le prochain long métrage devrait se tourner l’été prochain en France. « C’est un film qui parle de la crise financière d’aujourd’hui mais à travers une histoire située au XIXe siècle, au moment de la première crise économique qui affecte le capitalisme des débuts. » Pour ce film en costumes, Manoel de Oliveira aimerait diriger Michel Piccoli (après Party, Je rentre à la maison et Belle toujours) et Jeanne Moreau. Le quatrième projet constitue une importante gageure : son tournage se tiendrait au Brésil.
A l’issue d’un après-midi passé à son domicile, Manoel de Oliveira nous convie au vernissage non pas de la tour Eiffel mais de la nouvelle exposition d’un de ses fils, le peintre Manuel Casimiro. Son oeuvre est une réflexion sur l’histoire du Portugal, dont elle décline les couleurs du drapeau national en les télescopant avec des formes ovoïdes qui font sa marque. Manuel Casimiro, qui a choisi de ne pas signer ses toiles du nom de son père, est le seul enfant d’Oliveira à avoir accompli une oeuvre artistique indépendante de celle de Manoel.
Sa fille et son autre fils travaillent en revanche à ses côtés. Adelaïde assiste chaque après-midi son père pendant qu’il écrit, puis conçoit les costumes de ses films. José tient plusieurs rôles, un peu manager, un peu agent. « J’interviens surtout en amont des tournages. J’accompagne mon père à tous ses rendez-vous. Je supervise les contrats de production. » Il travaille aussi à l’élaboration d’un projet au long cours : la création d’une fondation Oliveira à Porto, où seraient réunies toutes ses archives.
Enfin, Ricardo Trêpa, le fils d’Adelaïde, joue dans les films de son grand-père. Il interprète le photographe de L’Etrange Affaire Angélica.
« La première fois, j’avais 16 ans. Mon grand-père préparait Non, ou la Vaine Gloire de commander (1990). Le tournage avait lieu à Séville. Je lui ai rendu visite et il m’a confié une figuration. Mon premier rôle parlant, c’était dans Party, six ans plus tard. Et mon premier rôle important dans Inquiétude, en 1998. Je n’ai pas vraiment décidé d’être acteur. Ça s’est présenté et j’y ai pris du plaisir. Alors j’ai continué, au théâtre, à la télé. »
Ricardo a mis sa carrière entre parenthèses pour ouvrir un grand restaurant à Lisbonne. Mais il mettrait fin à cette interruption si son grand-père lui proposait un nouveau rôle.
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Lorsqu’on lui demande si Oliveira voit en lui le jeune homme qu’il a été, il répond un peu troublé : « Je ne peux pas vous dire. C’est possible. Je ressemble physiquement, c’est vrai, au jeune homme qu’il était. Comme lui, j’adore le sport, le surf est une des grandes passions de ma vie et j’adore conduire des voitures très vite. »
Au début des années 30, Manoel de Oliveira fut en effet un champion de course automobile.
« Mais notre plus grand point commun est sûrement la ténacité. Il est très obstiné, prêt à traverser le monde pour filmer ce à quoi il tient. Là-dessus, je suis comme lui. »
Le lendemain, nous visitons Porto escortés par une partie du clan Oliveira. José et Manoel assortissent la découverte de chaque pont, chaque bâtisse, chaque pierre d’une nouvelle anecdote érudite. Manoel nous raconte par exemple la tragédie des habitants de Porto qui en 1809, pour bloquer l’avancée des troupes napoléoniennes, avaient coupé un pont. Mais les soldats français ont assailli la ville de l’autre côté et acculé des milliers de Portugais à se jeter dans le fleuve depuis ce pont sans issue. Son récit est vibrant, comme s’il revivait le massacre.
Devant un imposant bâtiment, il confie : « C’est l’ancienne artillerie où j’ai fait mon service militaire. C’est là que j’ai appris à tirer au canon. » Les couches de temps se superposent en fondus enchaînés, glissent de réminiscences en associations. Au moment de partir, il nous livre un dernier aphorisme : « Le plus compliqué je crois, c’est d’arriver à la simplicité. » « Dans la vie ou dans l’art ? » Il ajoute avec un sourire de yoda malicieux :
« Les deux bien sûr. Vous savez, l’art n’est rien d’autre que la représentation de l’énigme de la vie. »
Jean-Marc Lalanne
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