Éradiquer les violences sexistes et sexuelles, refuser les discriminations, s’accorder sur le consentement… Cinq ans après MeToo, comment a évolué l’enseignement selon les futur·es comédien·nes ? Reportage au Théâtre national de Strasbourg et au Conservatoire national de Paris.
Comment enseigne-t-on aujourd’hui le métier d’acteur et d’actrice ? Cinq ans après MeToo, dans un paysage médiatique rythmé par des révélations de violences sexistes et sexuelles touchant le domaine du cinéma, mais aussi de la politique, du sport, de la musique, de la mode, quelle vision portent les jeunes comédien·nes sur ces questions ? Le monde est en train de changer, c’est certain, mais l’enseignement aux métiers du cinéma et du théâtre évolue-t-il pour autant dans le sens d’une plus grande égalité entre les genres, que ce soit dans les conditions d’apprentissage au plateau ou dans la diversité des rôles féminins ? Et si oui, de quelle façon ?
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Si l’auscultation des inégalités touchant les actrices est de bon ton au moment de la tenue des César 2023, et alors que le réalisateur François Ozon en fait le sujet de son nouveau film – Mon crime, en salle depuis le 8 mars –, la question des conditions de formation au métier était, elle, en novembre dernier, au cœur des Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi. De façon diégétique, d’abord, le film suivant avec passion une bande de comédien·nes élèves du Théâtre des Amandiers de Nanterre, qui découvrent le métier comme l’amour, la perte, la liberté, la souffrance.
La “mise en retrait” de Sofiane Bennacer aux César
De façon extradiégétique, ensuite, après la révélation par Le Parisien de la mise en examen pour viol de Sofiane Bennacer, 25 ans, rôle masculin principal et ancien élève du Théâtre national de Strasbourg. Quelques jours après Le Parisien, Libération publiait de son côté les témoignages des jeunes femmes concernées et s’attardait sur la façon dont Valeria Bruni Tedeschi, par ailleurs en couple avec le jeune homme, aurait étouffé les accusations (pour des faits présumés remontant à 2018 et 2019, avec une première plainte déposée en 2021). Et ce, avec la complicité de la production du film et de l’Académie des César. À la suite de ces révélations, l’Académie, qui avait compté l’acteur parmi la liste de ses Révélations, retirait son nom et, en janvier dernier, décidait une “mise en retrait” de la cérémonie de toute personne sous le coup d’une “condamnation” ou d’une “mise en examen pour des faits de violences, notamment à caractère sexuel ou sexiste”.
Du côté de Strasbourg, à ce moment-là, l’affaire et ce qu’elle soulevait occupaient le théâtre national depuis quelque temps déjà. En juin 2022, le retour de Sofiane Bennacer entre ses murs, dans le cadre de la programmation du spectacle Superstructure, mis en scène par Hubert Colas, provoquait la réaction d’un collectif d’étudiant·es. Dans un communiqué restitué sur le compte Instagram de MeTooThéâtre (et relayé par la presse spécialisée et régionale), ils et elles précisaient avoir demandé à la direction du TNS la mise en place d’un “dispositif le plus complet et efficace pour préserver les présumées victimes” et des “mesures conservatoires adaptées à cette situation précise” faisant écho “à plusieurs cas ayant déjà eu lieu au cours des dernières années dans l’enceinte du TNS”. Ils et elles arguaient encore : “Non, tout n’est pas mis en place au TNS pour favoriser l’établissement d’un espace sain vis-à-vis des violences sexistes et sexuelles. La présomption d’innocence n’obère pas l’obligation légale de sécurité que la direction d’un théâtre national et d’une école nationale doit à leurs salariées et élèves.”
La réponse du TNS
En réponse, la direction du TNS s’était alors défendue, présentant de bonne foi tout un arsenal de mesures prises, parmi lesquelles “le déplacement d’une grande partie des élèves de l’école à Eymoutiers et Montreuil durant la période des représentations du spectacle”, et affirmant qu’il n’avait “pas le pouvoir” d’interdire à Sofiane Bennacer de jouer – “une telle décision au regard de l’état du dossier porterait atteinte à la présomption d’innocence” (il n’était pas encore mis en examen à cette date).
S’il est ici important de rappeler l’affaire Bennacer, c’est parce qu’elle est représentative de la volonté de changements qui entoure aujourd’hui la formation des acteur·rices au sein des écoles de jeu françaises. Pour saisir ces mutations au plus près, nous sommes allé au TNS et au Conservatoire national de Paris, nous avons récolté la parole d’élèves, de membres du corps enseignant et de la direction. Rupture générationnelle, aspirations et mesures concrètes visant à créer un espace de travail sain, possibilité de dire non malgré des rapports hiérarchiques, capacité d’alerte sur des cas de racisme, de classisme et de grossophobie… sont autant de points mis en lumière par ces témoignages.
Des questionnements de jeunes ?
Du langage découle une vision du monde, et ce qui saute d’abord aux oreilles, c’est une rupture langagière entre les élèves et celles et ceux qui les entourent. L’ensemble des premier·ères pratiquent l’inclusif à l’oral, quand ce n’est le cas d’aucune des personnes encadrantes interrogées. Si tous et toutes s’accordent sur les mutations en cours dans leur métier, tout le monde ne parle pas de tournant générationnel. Directeur du TNS depuis 2014 (et jusqu’en août prochain), Stanislas Nordey nuance : “Dans les faits, être une actrice reste aussi difficile qu’avant… que ce soit dans la pression de l’apparence, la chirurgie esthétique et le fait que les prises de position féministe des actrices font qu’elles ont par la suite plus de mal à travailler, à cause d’une crispation des personnes de pouvoir sur ces questions.” Il se réjouit d’une “libération de la parole” et du fait qu’on “ne peut plus faire semblant qu’il n’y [ait] pas de problème, ce qui est une avancée énorme”.
Du côté des élèves, en revanche, l’écart entre les générations est palpable. “J’espère qu’il n’y aura plus d’omerta sur les agressions sexuelles quand des gens de ma génération auront accès aux postes de pouvoir, partage Marin*, élève comédien au TNS. Il y a clairement une rupture générationnelle sur les questions de la cancel culture. Les gens plus âgés s’inquiètent en disant par exemple qu’on ne peut plus bouger une oreille. Il faut cependant faire attention à rester compréhensif et il ne faut pas juger sans se rappeler que ces gens ont grandi avec une éducation différente de la nôtre. On revient de loin sur ces questions. C’est un combat qui passe d’ailleurs aussi beaucoup par les réseaux sociaux.”
La fin de la toute-puissance du metteur en scène ?
Sarah*, elle aussi élève comédienne au TNS, est plus critique : “Les intervenants ne comprennent pas toujours que notre génération a des nouveaux questionnements sur la sexualité, sur le sexisme ou le racisme. On n’a pas toujours le sentiment d’être écoutés. Lorsqu’on refuse de faire quelque chose, ça arrive encore qu’on nous dise qu’on manque de courage, qu’on a trop d’ego ou qu’on ne se met pas assez au service du texte, alors qu’il ne s’agit pas de ça. On me dit parfois que je pense trop, j’ai l’impression qu’on me prend pour une poupée.”
Au cœur de cette problématique, il y a la possibilité de dire non dans une situation d’abus de pouvoir. Claire-Ingrid Cottanceau, collaboratrice artistique de Stanislas Nordey depuis plus de vingt ans et intervenante auprès des élèves metteur·es en scène, affirme : “Le tout-pouvoir du metteur en scène a évolué ces vingt dernières années. Lors de ma formation, les questions de bienveillance ou de consentement n’étaient pas posées. Elles sont aujourd’hui brûlantes et essentielles pour les jeunes artistes.”
Espaces d’échanges
Au TNS, cette évolution prend la forme d’une discussion précédant chaque atelier. “C’est en arrivant au TNS que j’ai commencé à assister à des classes où le consentement était systématiquement débattu, précise Marin*. Dans ma précédente école, un baiser pouvait arriver sans que ce soit prévu. Au TNS, avant chaque stage, on pose nos limites très concrètement. Je trouve ça génial. Je sais qu’il n’y aura aucun débordement qui empiète sur mon consentement ou celui de mes camarades. Loin d’être une contrainte, cette discussion est libératrice et favorise la créativité. Tant de gens ont souffert lors de cours de théâtre.” Cet enthousiasme est partagé par Agathe*, élève en jeu au TNS : “Le changement a été notable. Il y a beaucoup plus de soin, on n’entre plus dans notre bulle physique sans avoir demandé la permission au préalable. Il y a aussi un tournant dans la philosophie du jeu. On n’est plus là pour se faire mal ou pour aller chercher dans ses traumatismes intimes pour interpréter un personnage. Heureusement qu’on n’a pas besoin d’avoir tué ses enfants pour jouer Médée.”
Mise en place en 2021, intégrée au cursus, une formation centrée sur le consentement est suivie par les élèves, et des référent·es Violences sexistes et sexuelles (VSS) ont été désigné·es. Mais les étudiant·es ne comptent pas seulement sur les initiatives mises en place par l’école. Et se réunissent par eux·elles-mêmes, parfois en non-mixité, pour débattre de ces questions. Sarah* nous raconte par exemple que ces discussions ont abouti au bannissement entre les murs du théâtre de toute blague sexiste.
Un manque de coordination nationale
Au Conservatoire national de Paris, chaque promo dispose elle aussi de référent·es VSS, choisi·es ici au sein des élèves. Rita Benmannana, élève de 20 ans, se félicite par ailleurs de la participation de son école aux Assises de l’égalité, centrées sur les “incarnations ou représentations” des corps “dans l’univers scénique” et organisées en novembre dernier au Conservatoire national supérieur d’art dramatique-PSL. Y ont notamment été dispensés des ateliers de queer acting et de voguing.
Si les avancées sont significatives, ce genre de mesures dépend encore de la simple bonne volonté des directeur·rices d’établissement, et il manque une coordination nationale sur ces questions. Stanislas Nordey le déplore : “Nous ne sommes pas formés juridiquement pour répondre à la diversité des cas de figure, on demande de l’aide au ministère de la Culture pour avoir une base légale, car aujourd’hui chacun traite dans son coin et comme il le peut les situations, mais nous avons besoin d’une coordination au niveau national.”
“On pratique la parité dans les promotions, mais si on voulait correspondre à la réalité du marché, on prendrait neuf comédiens pour trois comédiennes” Stanislas Nordey
Posé au cours de la formation, le problème prend une tournure plus dramatique au moment de l’entrée dans la vie professionnelle : “Il y a très clairement plus de boulot pour les acteurs. Il faudrait que les scénaristes, notamment à la télévision, écrivent autant de rôles de femme que d’homme, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, constate Stanislas Nordey. On pratique la parité dans les promotions, mais si on voulait correspondre à la réalité du marché, on prendrait neuf comédiens pour trois comédiennes. La question c’est : ‘Où est le pouvoir ?’ Il est chez les producteurs, les réalisateurs et les scénaristes. Nous sommes encore trop minoritaires à prendre cette question à bras-le-corps.” Il y a quatre ans, le directeur du TNS prenait une série de décisions fortes, décidant notamment de ne mettre en scène que des textes de femmes et de supprimer le théâtre classique du concours d’entrée, car trop pauvre en personnages féminins.
Si chacun·e constate les améliorations, l’inégalité persiste en matière d’injonctions physiques : “Je n’aurais jamais eu la carrière que j’ai eue si j’avais été une femme. Le fait d’être sans cesse ramené à son physique et à son sexe est d’une violence folle : il faut être beaucoup plus solide qu’un homme quand on est actrice, c’est héroïque !”, affirme encore Nordey.
Changement de cap
D’une maturité impressionnante, la nouvelle génération d’acteur·rices est en train d’imposer un changement de cap. Ses prises de position dépassent la question des inégalités femme-homme et amènent à une remise en cause intersectionnelle. Sur la question de la grossophobie, Rita nous raconte : “Au Conservatoire, nous n’avions pas de costumes de grande taille. Nous avons demandé une réunion avec la direction pour que cela change.” Sarah* s’inquiète quant à elle du croisement de discriminations où elle se situe : “Je suis une femme, et en plus je suis étrangère, j’ai un accent quand je parle. Lorsque j’étais en formation à Paris, je n’avais que des rôles de femme de ménage. J’ai mis quatre ans à arriver à exprimer que je n’étais pas d’accord et à critiquer le corps enseignant. Je ne sais pas si je pourrai vivre de mon métier après l’école. Je dois avancer avec cette incertitude, plus qu’un homme ou un Français ou une Française. Je ferai tout pour que ça change.”
Au-delà des écoles, ces questions concernent plus généralement les métiers du spectacle : “C’est un boulot plus large, de fond, sur l’éducation dès l’enfance puis à l’école, là où tout se joue, avance Stanislas Nordey. Si nos métiers du cinéma et du théâtre sont particulièrement impactés, c’est non seulement parce qu’ils représentent une vitrine de la société, mais aussi parce qu’ils sont ultralibéraux, dans le sens où c’est le seul milieu où il est possible de cesser de travailler avec une personne du jour au lendemain pour un différend humain ou artistique.” Et de se réjouir : “Ce qui change aujourd’hui dans tous les domaines de la société, c’est que les mecs commencent à avoir peur, ils vont faire plus attention qu’avant. La vertu de ce qu’il se passe est dissuasive, et ça, c’est un changement radical.”
Illustration Bérénice Milon pour Les Inrockuptibles
* Ces prénoms ont été modifiés.
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