La rencontre de deux femmes de même origine géographique mais de communautés opposées, filmée avec une simplicité exemplaire.
Une infirmière arrive au domicile d’un patient pour sa piqûre. Elle, c’est une jolie beurette, lui est vieux, gras, “de souche”. Il lui dit : “Je n’aime pas les gens comme vous.” Elle lui répond tranquillement, sans se démonter : “Vous voulez dire les Arabes ? Allez, pas d’histoires, il faut bien faire vos soins.” C’est la première scène de Dans la vie, et elle est emblématique du film, et plus généralement du cinéma de Philippe Faucon : simple, direct, frontal, mais paradoxalement empreint d’une grande douceur dans le traitement des sujets les plus délicats ou conflictuels. Philippe Faucon a, dans ses divers films, cette qualité de pouvoir parler sans détour de l’immigration, du racisme, de la guerre d’Algérie, avec des points de vue forts, intelligents, mais sans jamais élever la voix. Dans le contexte de notre France crispée, c’est assez admirable. Avec Dans la vie (titre pas terrible pour film formidable), Faucon pointe son scalpel et son microscope sur les relations entre Juifs et Arabes français. Esther est une Juive originaire d’Algérie. Elle est âgée, et surtout physiquement incapable, clouée dans un fauteuil roulant. Son fils Elie engage Sélima, la jolie infirmière de la première scène, Française elle aussi d’origine algérienne mais issue d’une famille musulmane, une jeune femme émancipée d’aujourd’hui, non voilée, non pratiquante, jeans, clopes et petit ami noir. Les parents de Sélima sont de la génération blédarde, venue en France dans les années 60. Ils n’aiment pas beaucoup les Juifs, surtout à force de voir tous les soirs à la télé le conflit israélo-palestinien. Ils considèrent le nouveau job de leur fille avec circonspection. Un jour, alors que Sélima ne suffit plus pour s’occuper d’Esther, on propose à la maman de Sélima, Halima, de venir faire la cuisine et tenir compagnie à Esther. Le film se recentre alors sur la relation entre Esther et Halima qui, pour être de la même génération et de la même origine géographique, sont de deux communautés supposées séparées, voire ennemies. Il y a chez Faucon comme une transparence didactique, une aisance à éditorialiser tout en faisant du cinéma, une capacité à transmettre du sens sans rien lâcher sur la stylisation. Chaque scène de Dans la vie dit quelque chose, porte un message, tout en restant une situation de fiction qui vaut pour elle-même et qui s’inscrit dans un récit. Bien que porteur d’un “vouloir-dire”, Philippe Faucon demeure indiscutablement un cinéaste, et on peut en énumérer les signes. La simplicité de cadrage, l’économie des mouvements de caméra, l’absence totale de frime et d’effet. La faculté d’aller toujours à l’essentiel, dans le détail et dans le tout. De dépouiller le récit, le montage, les plans, de tout ce qui est inutile, de toute surcharge. Le jeu des acteurs, à mi-chemin entre le naturalisme et la présence pure, le vérisme et le jeu “blanc” à la Robert Bresson. Un sens de l’altérité qui ne se limite pas aux barrières ethniques ou religieuses mais passe aussi par le handicap : les moments où Faucon filme tout le poids du corps inerte d’Esther (le poids de l’amer et de la mère), sorte de baleine humaine, sont parmi les plus forts et originaux du film. Il y a chez Philippe Faucon un sens de la ligne claire, de l’évidence et de l’épure qui le situe plus dans la lignée Bresson- Garrel-Pialat que du côté de Ken Loach.
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Le cinéaste a également sa façon de refuser aussi bien la stigmatisation que l’angélisme, de se méfier des généralités ou du manichéisme à la Loach, de toujours injecter de la complexité, de la dialectique, de l’ouverture dans ses tableaux, de brosser toutes les nuances de gris plutôt que de la dichotomie noire et blanche. Par exemple, si le mouvement du film tend à un rapprochement entre Esther et Halima, Faucon place aussi une scène de dispute entre les deux femmes où pleuvent les insultes et dérapages racistes. Si Faucon filme avec attention et respect les corps et visages arabes, les rituels religieux (belle photo de Laurent Fénart), il montre aussi sans prendre de gants leur antisémitisme plus ou moins latent. De même que sont incluses les tensions parcourant chaque communauté, à travers un échange tendu entre la laïque Sélima et sa cousine voilée, les cancans du voisinage, ou dans les rapports conflictuels entre Esther (qui mange casher) et son fils Elie (qui semble détaché de sa judéité).
Organisateur des soins de sa mère, intermédiaire patient entre les deux familles, metteur en scène discret dans la fiction, Elie est joué avec une intense douceur par Philippe Faucon lui-même, comme une sorte de signature incarnée du film. Sur un sujet potentiellement polémique, Dans la vie est un film simple et complexe, ambitieux et modeste, qui n’esquive aucune zone conflictuelle mais les fouille avec aménité, tact et courage. De ses paradoxes naît sa beauté.
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