Réalisateur de vidéos ahurissantes, Spike Jonze passe au long métrage avec Dans la peau de John Malkovich, comédie rosse qui refuse les tics du clip pour une narration brillante. A la fin des années 80, on apprit ainsi, de manière violente, ce qu’était un slacker, ce mot vague d’argot américain, que l’on plaçait innocemment entre […]
Réalisateur de vidéos ahurissantes, Spike Jonze passe au long métrage avec Dans la peau de John Malkovich, comédie rosse qui refuse les tics du clip pour une narration brillante.
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A la fin des années 80, on apprit ainsi, de manière violente, ce qu’était un slacker, ce mot vague d’argot américain, que l’on plaçait innocemment entre flemme impeccable et cool ultime : en interviewant Jay Mascis, fils de bonne famille blanche et suburbaine, chanteur des plutôt regrettés Dinosaur Jr. Au mieux, un « yeah » traînard, un « dunno » triple buse ou un grommellement inquiétant servaient ici de réponse. Quelques mois plus tard, on voyait l’abruti s’éclater comme une bête en jouant au golf sur les toits de New York, aussi épanoui et expressif à l’écran que morne aubergine face au micro. Le clip de Feel the pain, merveille d’absurdité, était signé d’un jeune inconnu : Spike Jonze, lui aussi issu du même désert culturel que peuvent être ces banlieues cossues de la Côte Est. D’ailleurs, Spike Jonze ne naîtra que le jour où le timide fils de bonne famille quittera Washington, son état civil Adam Spiegel et la fortune parentale pour devenir photographe de skateboard à Los Angeles : un dédoublement de personnalité qui nourrira, des années plus tard, Dans la peau de John Malkovich.
Quand Spike Jonze assure le service après-vente de son premier long métrage, on devine vite que les honoraires du clip de Dinosaur Jr ont été payés en échange marchandises : les images loufoques contre un cours d’expression orale signé Jay Mascis. Même langue de bois de séquoia, même flemme ahurissante à pousser le vocabulaire au-delà de son minimum primitif, même cossardise à solliciter l’imagination. Tant mieux, après tout : elle demeure ainsi intacte, frustrée de ce silence salopard au moment de passer derrière la caméra. Car des idées, Spike Jonze en a, des tonnes même, mais on a visiblement choisi le mauvais vocabulaire pour leur demander de s’exprimer : les mots étant impuissants à canaliser ce flot tumultueux d’élucubrations, ce sont les images et elles seules qui profitent de cette aubaine.
On connaît beaucoup de disques qui ont suscité la vocation de groupes : on connaît peu de clips ayant encouragé avec une telle force ce passage à l’acte. Un, pourtant, revient régulièrement comme une référence absolue : celui des Beastie Boys pour leur hymne métallo-jouisseur Sabotage, satire de feuilleton flicard seventies. Et combien de vocations de breakdancers catastrophiques verront le jour grâce au stupéfiant clip du Praise you de Fatboy Slim ? Combien de vocations de pneus de voiture remonteront à la mini-comédie musicale basée sur le Oh, it’s oh so quiet de Björk ? Combien de vocations de Fonz, l’acteur fétiche de Happy days, ont été réanimées par le clip de Weezer, Buddy Holly ? Combien de vocations de chien à grosse tête naîtront de l’abracadabrante vidéo du Da Funk de Daft Punk ? On ne parle là que des chefs-d’œuvre signés Spike Jonze, mais on pourrait également évoquer les idées en rafales disséminées dans les clips de REM (Crush with eyeliner), des Breeders (Cannonball), des Chemical Brothers (Electrobank) ou Pavement (Shady lane). Quand on lui parle de dilapidation de son imagination pour une forme après tout mineure d’expression, réservée à quelques happy few qui, en France, par exemple, diffuserait son génial Spirit of 76 de Ween ou le renversant Drop de Pharcyde ? , Spike Jonze ricane, visiblement certain d’avoir encore des idées plein ses besaces, de quoi en faire plusieurs films sans même forcer. Pourtant, jusqu’à présent, les sprinters n’avaient jamais donné de très probants coureurs de fond : combien de brillants réalisateurs de clips musicaux ou publicitaires se sont écrasés, façon moucheron un soir d’été, sur grand écran ? Combien d’entre eux ont réussi le passage de ce genre pyrotechnique à une narration moins spectaculaire, plus patienteet perverse ?
S’il y a beaucoup à attendre du premier film de réalisateurs de vidéos comme Michel Gondry (Human nature, produit justement par Spike Jonze et son brillant scénariste Charlie Kaufman), Sofia Coppola (fille de Francis, épouse de Spike Jonze et réalisatrice de l’imminent Virgin suicides) ou Spike Jonze lui-même, c’est parce que même dans le format étriqué du clip, ils ont déjà imposé leurs univers, leur drôlerie, leurs obsessions, leurs marques de réels conteurs d’histoires. En ce sens, Dans la peau de John Malkovich est tout sauf un clip péniblement étiré sur presque deux heures. Pas de bande-son assourdissante on y repère quand même un inédit de Björk , pas de prouesses frimeuses de caméra : la réalisation est sobre jusqu’à l’absence, effacée sinon étouffée par la grande affaire de ce film, le scénario. Un employé de bureau découvre une porte dérobée qui lui permet d’entrer dans le cerveau de l’acteur John Malkovich (brillant dans son rôle de peigne-cul pantin plein de lui-même). Avec une idée aussi biscornue, on fait un chouette clip, peut-être un court métrage, mais pas un film. Spike Jonze, si. Car comme chez Gondry, l’imagination autorise ces dérapages imperceptibles de la vie vers la fable. Des glissements de terrain encouragés par ce mélange toujours aussi déstabilisant entre haute et basse technologies, réalisme sinistre et fantastique, lo-fi et hi-fi, trouvailles de brocante ce bâtiment absurde où est découverte la porte (de la perception) et rigueur narrative. Car si on sait comment entrer dans ce labyrinthe beaucoup moins innocent qu’il n’y paraît la porte est derrière le meuble, au septième étage (ciel) et demi , on n’a toujours pas compris comment s’en sortir.
Une chose est certaine : on ne regardera plus Malkovich du même œil, puisqu’on est devenu son œil. Ainsi Spike Jonze définit son film : « Il parle de New York, d’un marionnettiste, d’un mariage raté, d’un chimpanzé, d’un patron, d’une réceptionniste, d’une maîtresse, d’un acteur, de l’échangeur du New Jersey et d’un plat de lasagnes. » Une manière très slacker d’affirmer : « Mon film parle de névroses, de fétichisme, de schizophrénie, de zoophilie, de paranoïa, de saphisme, de mythomanie, de psychédélisme, de voyeurisme, de manipulation et d’un plat de lasagnes. »
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