Après Sicilia !, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub livrent un nouveau chef-d’ uvre, Ouvriers, paysans. D’un abord plus difficile, cette histoire de pénurie et de conflit tourne vite à l’enquête policière et au film fantastique. Aussi libre que maîtrisé, grand ouvert sur l’imaginaire, c’est un film qui nous restitue le monde. Entretien exclusif en forme de discours de la méthode.
Dans Fahrenheit 451, Ray Bradbury a imaginé un monde où les livres sont interdits, détruits par le feu. A cette oppression répondent les « hommes-livres », des résistants qui apprennent un livre par c’ur, une bibliothèque humaine, dépositaire de ce qui reste de la mémoire du monde. Traqués, ils se réfugient au fond des bois et attendent des jours meilleurs en répétant sans cesse les ouvrages dont ils sont les gardiens. L’un est Le Prince de Machiavel, l’autre est L’Idiot de Dostoïevski. Tous espèrent que l’humanité guérisse et soit prête à les entendre de nouveau.
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Quand les trois premiers personnages d’Ouvriers, paysans apparaissent, parmi les feuilles et les taches de soleil, au fond d’un vallon bruissant et oublié, depuis combien de temps attendent-ils que quelqu’un accepte d’écouter leur histoire ? C’est une histoire terrible, une histoire d’après-guerre qui raconte comment, au c’ur d’un interminable hiver, des paysans et des ouvriers, réfugiés venus de toute l’Italie, sont entrés en conflit, parce que leur temps de travail et leurs moyens de survie ne concordaient pas.
Les uns après les autres, douze personnages en quête d’auditeurs égrènent les faits de la pénurie et de la violente opposition qu’elle a entraînée. Tous déposent à la barre de ce tribunal de verdure et complètent peu à peu le récit d’un malentendu qui tourne mal, d’un fait d’hiver qui devient fait divers. Chaque mot compte, il s’agit d’être attentif, pour ne pas perdre le fil de l’enquête.
Ouvriers, paysans est un film-puzzle dont il faut rassembler toutes les pièces, puis se souvenir de l’une pour l’imbriquer dans l’autre. Car tout se tient et se répond, les histoires d’amour comme les fuites exaspérées vers la ville la plus proche, la juste cuisson des aliments et les désaccords quant à l’ordre des priorités, la solidarité nécessaire et les trahisons des uns envers les autres, jusqu’à l’apaisement final des tensions.
Si son exigence est grande, ce n’est pourtant pas un film difficile. De la même manière que le long panoramique initial donne à voir et entendre une incroyable diversité de couleurs et de sons, comme si une forêt était filmée pour la première fois, et ainsi rendue à notre regard soudain dessillé par tant de beauté, chaque déposition rejette toute rétention. Rien n’est dissimulé, il faut que tout soit dit et entendu, ce jour ou jamais.
De quoi ont besoin les Straub pour faire resurgir toute la complexité d’un monde englouti ? Un trou de verdure où coule un ruisseau, un texte sublime d’un grand écrivain trop oublié, porté par douze comédiens dont l’immobilité frontale n’est que la condition d’un épanouissement lyrique. Et une mise en scène dont la rigidité apparente n’est qu’une promesse à toutes les ouvertures.
Plutôt que de ressasser sur le prétendu jansénisme des Straub, leur rigueur si intimidante et leur cinéma de fer, qui serait réservé à de rares élus plus ou moins snobs et masochistes, mieux vaut parler de leur sensualité et de leur capacité à réveiller chez le spectateur un flot débordant de perceptions soudain affleurantes.
Si les histoires racontées ici ressemblent étrangement aux Raisins de la colère de Steinbeck, un autre récit de réfugiés en proie au manque et à la désertion qu’il provoque, leur très ferme mise en corps et en espace appelle d’autres images. Celles du film de John Ford, par exemple, cinéaste ô combien chéri par les Straub, mais aussi des flux d’images et de pensées plus indécises, publiques ou privées, spectaculaires ou à peine esquissées, précises ou flottantes, proches de la rêverie éveillée ou de celles qu’appelle le rythme de la marche à pied.
Par quel tour de force l’attention la plus soutenue, la concentration la plus extrême, yeux et oreilles grands ouverts sur un écran saturé de sens, permet-elle en même temps de laisser libre cours à son imaginaire ? Est-ce un mouvement d’échappée, comme les héros de cette histoire fuient les uns après les autres vers un ailleurs qu’ils imaginent meilleur ? Ou, au contraire, la plus belle victoire d’un film qui joue de la clôture de son dispositif pour mieux nous ouvrir en grand portes et fenêtres ?
Alors que les paysans et les ouvriers se répondent, jusqu’à ce que la figure de leur conflit soit enfin complète, et leur querelle vidée, le spectateur de cette instruction se met lui aussi à dialoguer avec eux, dans un mouvement qui n’est pas de repli mais d’appétit sensuel.
Ouvriers, paysans est un film qui donne faim de tout. Film policier aux intrigues entrecroisées, film de procès où on plaide à charge et à décharge, mais aussi film fantastique, où l’espace est soumis à de brusques distorsions et où un coin de forêt toscane se fait le réceptacle sans limites du vaste monde, de tous ses lieux et de toutes ses histoires, les nôtres et les leurs, corne d’abondance et creuset d’une fécondité qui donne le vertige. Et cette histoire antédiluvienne d’affamés de devenir notre absolue contemporaine. Ouvriers, paysans a la générosité inépuisable du très grand art.
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Ouvriers, paysans est encore un film très contemporain, même si son récit se déroule dans l’immédiat après-guerre.
Jean-Marie Straub : Contemporain ou aussi ringard que son titre ! Puisque ces choses-là n’existent plus ! Il y a vingt-cinq ans, les intellectuels américains nous avaient expliqué que les ouvriers n’existaient plus, qu’un type en train de creuser un trou dans le trottoir était un « looks like… », un mec qui fait semblant d’être ouvrier. Quant aux paysans, on les a chassés du monde, eux et leur culture. On a essayé de faire un film sur ces disparus, sur des gens qui n’ont jamais été sur les écrans occidentaux.
Danièle Huillet : Quand on a terminé la partie française de Trop tôt, trop tard, on avait écrit : « Les paysans se révolteront. » Et naturellement les gens nous avaient traités de fous et d’utopistes, de dinosaures, que le temps de la révolte était fini. Si ça se révèle faux maintenant, tant mieux, même si c’est bien tard…
Ce film a-t-il été conçu contre le précédent, Sicilia ! ?
Jean-Marie Straub : Quelqu’un a écrit que c’était « l’autre face de la lune », c’est joli. Le rythme est différent : Sicilia ! avait 69 plans pour une heure, celui-là en a 65 pour deux heures. L’autre était un film très dialogué, celui-là est constitué de monologues du roman d’Elio Vittorini, Les Femmes de Messine. Mais la narration est foisonnante et compliquée, parsemée d’indices policiers. C’est une sorte de film policier, ou un film de procès où il n’y a que des accusés.
Pourquoi cette histoire qui se déroule en hiver du côté de Modène est-elle racontée en été dans un vallon en Toscane ?
Danièle Huillet : C’est l’histoire de réfugiés d’après-guerre, dont quelques Siciliens, qui se rencontrent entre Bologne et Modène et qui essaient de survivre. C’est une histoire d’hiver, une histoire qu’on se raconte au coin du feu, comme dans tous nos films, mais là, on se la raconte sous le soleil et sous les arbres. Le troisième aspect du film est que c’est un film d’horreur, l’histoire d’un hiver qui s’est transformé en horreur. Mais on ne va quand même pas raconter une histoire d’horreur hivernale avec des flocons de neige !
Comme pour Sicilia !, il y a d’abord eu un travail théâtral. Pourquoi ?
Jean-Marie Straub : Si on veut que des gens travaillent un texte à fond, il faut travailler avec eux un minimum de quatre mois. Mais le théâtre n’est pas qu’un moyen préparatoire, on n’est pas cyniques, on y travaille comme s’il ne devait pas y avoir de film ensuite. Nous, on sait que la vie est courte et tout ce qu’on fait, on le fait comme si c’était la dernière chose qu’on devait faire. Mais il y aura encore un autre film en Italie, qui sera la suite de celui-là et qui s’appellera Humiliés, et qui sera encore plus terrifiant, pur et dur.
Vous avez déjà fait des films qui n’étaient pas « purs et durs » ?
Danièle Huillet : Non, on dit ça parce qu’on sent bien que les gens espéraient qu’on continue la ligne de Sicilia ! et qu’ils trouvent celui-là un peu trop « pur et dur » ! Comme après Amerika, ils espéraient qu’on continue à faire du « vrai cinéma » et on a fait La Mort d’Empédocle.
Jean-Marie Straub : Tout ça ne veut rien dire. Ouvriers, paysans et La Mort d’Empédocle sont des films extrêmement tendres, mais ce sont des films qui ont un « ton Ubu » et pas naturaliste, réaliste mais pas naturaliste. Le prochain film sera extrêmement facile et il plaira beaucoup. Si Sicilia ! a marché, c’est que la bourgeoisie aime bien avoir un héros qui fait un voyage initiatique, et de préférence pour retrouver sa mère ! On ne peut pas faire sortir la bourgeoisie de ses vis ! Elle a toujours besoin de se rattacher à quelque chose…
Danièle Huillet : Elle déteste la liberté, pour elle et pour les autres.
Jean-Marie Straub : Si elle a besoin de héros, elle a besoin de Berlusconi, c’en est un beau de héros, celui-là ! C’est le dernier bouffon avant la technocratie.
Pourquoi les comédiens ont-ils le texte en main ? Et pourquoi certains d’entre eux le lisent alors que d’autres le récitent par c’ur ?
Danièle Huillet : C’est un procès, ils ont en main les pièces de ce procès.
Jean-Marie Straub : Un film, c’est un jeu, comme les échecs, et ça faisait partie du jeu. Et j’espère que les gens s’amuseront de ces choix, autant que nous nous sommes amusés à jouer entre la lecture du texte par certains comédiens à certains moments et les parties où ils cessent de lire. Quand les accusés d’un procès font des dépositions, il y a des choses qu’ils préfèrent mettre par écrit, parce que c’est moins privé et qu’ils veulent être plus précis et ne faire de tort à personne, donc ils écrivent et lisent leurs dépositions. Alors qu’il y a des trucs au contraire qu’ils improvisent en s’emportant. Tout ce qu’on fait dans nos films est lié à un contenu, ça part toujours d’un contenu, aussi bien la respiration d’un acteur que le choix d’un rythme, et seulement après ça devient une forme.
Danièle Huillet : Pendant les répétitions au théâtre, certains acteurs étaient choqués quand ils ont réalisé qu’ils liraient leur texte : « Ah, ça va rester comme ça ? » La lecture, c’est très difficile, c’est aussi ce qui nous a intéressés, car lire permet aux acteurs d’aller encore plus loin que l’appris par c’ur. La lecture demande un contrôle supérieur.
Jean-Marie Straub : La seule difficulté de nos films, c’est que ce sont des éventails, avec tel personnage à tel endroit et un autre à l’autre bout de l’éventail, et personne n’a la même façon de porter son texte que celui d’à côté. C’est une question de diversité. Et les gens sont incapables d’accepter un éventail, une diversité et des variations. Tous les personnages du film sont différents, et puis c’est tout ! Et c’est aux spectateurs de trouver les raisons de cette diversité, pas à moi de les donner, sinon qu’est-ce qu’il leur resterait pour jouer à cache-cache avec le film, pour s’amuser avec lui ?
Danièle Huillet : Il faut que le spectateur ait de la souplesse, de la tolérance et de l’attention pour suivre l’histoire, sinon il se perd…
Jean-Marie Straub : Car il y a beaucoup d’histoires et les personnages apparaissent et disparaissent comme des fantômes. Et ça nécessite de se servir de ses yeux, de ses oreilles et de ses méninges ! Mais c’est pas nouveau ! Dans les romans de Chandler, c’est tout le temps comme ça. Et dans les pièces de Corneille, c’est pareil. Là, c’est l’histoire violente de gens qui essaient de sauver leur peau, ce qui est assez rare dans un film français contemporain.
Danièle Huillet : C’est pas du prémâché, alors qu’on livre de plus en plus aux gens des trucs qui au fond sont incompréhensibles, mais qui sont tellement mâchés qu’ils ont l’air de marcher tout seuls.
Comment a été conçue l’aire de jeux ?
Jean-Marie Straub : Dans un espace naturel, il s’agit de créer une architecture, sinon ça n’existe pas. Comme le faisait Fritz Lang. Il y avait là un vieux lavoir recouvert de mousse, une construction des hommes, qui ne sert plus depuis au moins quarante ans, avec des tuyaux qui amenaient l’eau plus bas dans le ravin, et tous les assistants voulaient les enlever, ce qu’il ne faut surtout pas faire ! Et puis un mur et quelques arbres abattus, certains par la tempête, que le paysan voulait enlever, on lui a dit de ne pas y toucher. Quand on a un espace comme ça, il faut y trouver trois points de chute, et faire en sorte que cet espace devienne une architecture, sans se laisser fasciner par les troncs d’arbres ou des choses comme ça. J’ai fait ce film parce que je connaissais ce vallon depuis deux ans et demi, puisqu’il est juste en dessous de la maison que le théâtre de Buti nous avait trouvée pour y vivre avec nos bestioles. Je tournais autour et je n’avais jamais eu le courage d’y descendre. On a d’abord essayé de trouver un lieu qui aurait été plus « naturaliste », et puis j’ai arrêté ces conneries, j’y suis enfin descendu, j’en suis tombé amoureux et ce vallon est devenu le personnage principal du film : voilà une réponse concrète qui aurait plu à John Ford !
C’est un film où il y a beaucoup de contemplation.
Jean-Marie Straub : La contemplation, c’est une mystique, un artisanat, une technique. Mais un plan vide ne peut pas être un beau plan. Un plan, c’est une construction, et surtout une architecture, qui dépend d’une morale et d’une politique à un moment donné du film. Les Allemands parlent d’une « disposition » plutôt que d’un plan. Dans les films de Tarkovski, je n’ai jamais vu un seul vrai moment de contemplation… Alors qu’il y en a chez Ozu, Mizoguchi, Tati, Bresson ou John Ford, pour prendre des gens très différents. La contemplation ne consiste pas à filmer des trucs longuement n’importe comment.
Il y a plusieurs zooms dans le film, alors que c’est la figure cinématographique la plus honnie.
Jean-Marie Straub : Il fallait pouvoir s’éloigner pour passer du premier groupe de trois, qui est au lavoir, à celui qui est de l’autre côté. Il fallait gagner de l’espace pour reculer, c’est tout. Pour faire un travelling, il aurait fallu construire un pont au-dessus du ruisseau. Un film, c’est aussi une question d’organisation, et on ne fait des ponts que quand c’est vraiment nécessaire. Là, ça aurait été complètement inutile de gaspiller du temps, de l’argent et d’abîmer le lieu avec une construction. Mais le zoom provoque un effet de surprise que n’aurait pas produit un travelling. Et puis il faut s’amuser à contredire les affirmations et les théories toutes faites si on veut que les films vivent.
Quelle est la part de l’accidentel dans vos films ?
Jean-Marie Straub : Importante, contrairement à ce que prétendent ceux qui disent qu’on prévoit tout avant de tourner. Par exemple, le cadrage précis est toujours improvisé à la dernière minute, même si on sait évidemment avant ce qu’on veut montrer et ne pas montrer. Pour qu’un film existe, il faut que chaque plan soit un espace extrêmement abstrait et théâtral, selon une idée d’ensemble du film et de la séquence. Il ne s’agit pas de sautiller avec sa caméra comme un petit oiseau, d’aller un peu là puis un peu ici, mais au contraire de conserver la même perspective, c’est comme ça qu’on a les plus grandes surprises. C’est ça, le cinéma. Selon Bazin, Renoir est celui qui savait le mieux ce qu’est le cinéma parce qu’il avait le mieux compris la dialectique entre la réalité et le théâtre, l’abstraction et le concret. Pour tourner un film comme Toni, Renoir devait avoir ce que Fritz Lang appelait un « cadre de fer », sinon ça n’existe pas, ça devient du mauvais Pagnol.
Est-ce que Ouvriers, paysans est votre film le plus riche, le plus saturé d’informations, de choses à voir et à entendre ?
Jean-Marie Straub : C’est en tout cas ce qu’on a essayé de faire. A chaque film, on essaie de faire un petit pas en avant. C’est celui où l’image est la plus dense, où les couleurs sont réellement des couleurs, les couleurs de la nature, pas du coloriage inventé par la chimie moderne. Et pour le son, c’est la même chose. On vit dans un monde où on est bombardé de sons insupportables, et il faudrait que les gens redécouvrent ce qu’était leur monde sonore avant qu’on leur détruise les oreilles. Mais on s’aperçoit aussi que le progrès artistique est une notion encore beaucoup plus relative que le progrès du bien-être de l’humanité. Il faut toujours se demander ce qu’on a perdu en échange : qu’a-t-on perdu en passant de Bach à Mozart ? Mais je pense aussi que des gens font vraiment des tout petits pas en avant dans le domaine artistique. Et qu’essayer de faire des films toujours plus denses est normal, et pas très nouveau puisque des cinéastes comme Hitchcock et Lang s’amusaient eux aussi à rivaliser. Mais il ne faut surtout pas confondre la densité et la saturation. La saturation, l’inflation, c’est ce que pratique le capitalisme. Mais dans le domaine des formes, un film ne sera jamais assez riche, parce qu’il restera toujours en deçà de l’imagination de la nature. L’artiste qui a l’imagination la plus délirante en a toujours dix mille fois moins que la nature.
Danièle Huillet : Depuis quarante ans qu’on pratique ces jeux, on a pu vérifier d’innombrables fois que tout ce qui est dans un film passe, tout ! Les spectateurs qui voient vraiment un film ressentent tout, la totalité de l’éventail.
Au moment de la sortie d’Othon, vous disiez que la pièce de Corneille vous rappelait vos propres histoires familiales.
Jean-Marie Straub : C’était aussi une façon de dire qu’on n’a jamais fait des adaptations littéraires. D’ailleurs, la littérature m’a toujours ennuyé et je lis de moins en moins. La littérature, je m’en fous ! Adapter un roman ou une pièce de théâtre ne nous intéresse pas. Ce qui nous intéresse, c’est ce qu’il y a dedans, quand ça correspond à des choses, à des expériences qu’on a ressenties. Il y a bien sûr des éléments autobiographiques, mais ce n’est pas de l’étalage nombriliste à la Woody Allen ! L’art, ce n’est qu’un jeu artisanal qui consiste à jouer avec des formes. Comme les échecs. Danièle refuse de jouer aux échecs parce qu’elle dit qu’elle a trop besoin de sa tête dans la vie et que jouer aux échecs l’épuise nerveusement. Comme Lénine qui disait ne pas pouvoir écouter de la musique parce qu’il faisait de la politique et que ça l’empêchait de bien faire son travail politique. Dans notre société, un homme est malheureusement limité. Tant que le monde n’aura pas changé, on ne peut faire qu’une seule chose. C’est une question de concentration et d’approfondissement. Mais la société contemporaine nous interdit le reste, alors qu’il ne devrait justement pas y avoir d’interdits. Pour obtenir ceci, il faut toujours renoncer à cela, c’est terrible. Alors que le communisme consisterait justement à apprendre à ne renoncer à rien. A rien !
Ce film si dense ne raconte que des histoires de manque et de pénurie.
Jean-Marie Straub : C’est bien pour ça que le film choque autant, en dehors du fait qu’il laisse le spectateur libre. Pendant des siècles, c’était ça l’histoire de l’humanité : la pénurie. Et les gens ne sont plus habitués à s’intéresser à la vraie vie. La vraie vie, c’était ce que raconte le film, avant que nous devenions tous des enfants gâtés, pourris, qui ont lâché la proie pour l’ombre. Moi, je ne me plains pas. Deux cent mille Français qui voient Du jour au lendemain sur Arte, c’est beaucoup, et je n’en demande pas plus. En revanche, ce qui nous détruit la santé, c’est l’absence d’information. Comme on n’est pas des oiseaux rares et qu’on considère qu’il y a beaucoup d’oiseaux qui nous ressemblent dans le monde, on voudrait que ces oiseaux-là soient au moins informés du travail et du produit que nous faisons, et qu’ils aient la possibilité d’y aller ou de ne pas y aller. Or les oiseaux qui nous ressemblent, dans notre petit monde linguistique, ne sont pas informés. Et puis ce qui nous détruit, c’est la dépense d’énergie pour faire les films. Comme disait Brecht dans sa préface à Kuhle Wampe : « L’organisation nous a coûté plus de peine que le travail artistique. » Ça, ça se paie dans les os. Et quand le film est fini, on l’a dans l’os ! Un film, c’est une moyenne de 40 000 km en voiture, c’est la tactique de l’escargot pour trouver les lieux, les acteurs, les allers-retours avec le laboratoire, tout. Pour Sicilia !, on avait cherché une maison en Sicile dans tous les coins pour la séquence avec la mère, et pour finir on a fait une entorse au naturalisme et on l’a tournée dans la maison qu’on habite en Toscane, parce qu’elle avait un mur noir qui était parfait. Il y a dix ans, je n’aurais sans doute pas osé faire ça, j’étais encore trop naturaliste. Vieillir donne plus d’audace et de liberté, et on ose enfin faire voler la vraisemblance en éclats. Et oser tourner ce film-là dans ce vallon, en Toscane, en plein été, au mépris de la vraisemblance et du naturalisme, c’est quelque chose qu’on n’avait jamais aussi bien réussi dans aucun de nos films.
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Le découpage du film est publié en édition bilingue chez Ombres/Cinéma, 182 pages, 90 f.
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