Daniel Leconte, proche de la rédaction de Charlie Hebdo et réalisateur du documentaire « C’est dur d’être aimé par des cons. », nous parle de ses amis et de leur combat.
Comment ont commencé vos relations avec Charlie Hebdo ?
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Daniel Leconte – Cela a d’abord été une relation avec Philippe Val parce que, au départ, Charlie, ce n’est pas ma culture. Je suis journaliste grand reporter donc ça ne correspondait pas au journalisme tel que je me l’imaginais avant de connaître Charlie Hebdo. J’ai beaucoup changé par la suite parce que, aujourd’hui, je pense qu’en France Charlie est la forme la plus achevée du journalisme. A un tel point que je crois que c’est la raison pour laquelle ils ont été décapités. C’étaient les gens les plus dangereux pour les islamistes, c’était des guerriers de la liberté. Donc mes rapports avec Charlie sont surtout partis d’une communion de pensée avec Philippe sur plein de sujets. Cette communion s’est tissée dès le milieu des années 90, notamment sur la question de Salman Rushdie quand j’avais, à l’époque, été le premier à l’avoir invité sur le plateau d’Arte. J’avais aussi fait venir Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Susan Sontag, Toni Morrison, etc. dans une émission qui s’appelait Intellectuels : de quoi j’me mêle ?. Bref, il y a eu une prise de conscience commune entre nous sur l’appréciation du danger de la montée de l’islamisme, que nous avons très tôt aperçue tout les deux. C’est pour ça que j’avais fait plusieurs émissions sur Arte au moment de la guerre civile algérienne. J’invitais des Algériens qui n’étaient pas des radicaux mais des laïcs, pour lesquels la question de la religion n’était pas centrale. J’ai aussi beaucoup été en relation avec les fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme en Algérie, toute une série de gens qui avaient lutté contre la confiscation de la révolution algérienne et qui se sont ensuite transformés en adversaire de l’islamisme.
Pensez-vous que ce qui s’est passé en Algérie était une sorte de laboratoire de ce qui s’est ensuite passé durant les différentes révolutions du monde arabe ?
Oui, je pense vraiment que les gens ont fait une confusion. Il y a plusieurs histoires de ce radicalisme là. Il y a des gens qui vont le chercher chez les Frères musulmans, en Egypte, d’autres qui vont le chercher dans la guerre d’Afghanistan et dans le rôle joué par les sunnites d’Arabie Saoudite et puis tout le monde oublie l’Algérie alors que l’islamisme en Algérie démarre très tôt. Et rapidement, il va prendre des dimensions énormes qui vont ensuite se retrouver dans tout le monde arabe.
Philipe Val partageait donc vos opinions à cette époque ?
Oui, nous nous sommes liés à partir de cette histoire. On avait la même appréciation du problème. On savait qu’il ne fallait pas stigmatiser mais la question de la stigmatisation ne se posait même pas dans notre esprit tellement c’était évident. Il fallait, par contre, tout de suite pointer du doigt et attaquer de front cette radicalisation. Ensuite, il y a eu le 11 septembre. C’est là que nous avons vraiment commencé à faire des choses ensemble, de mon côté avec Arte et lui avec Charlie Hebdo. C’était des partenariats où il venait sur le plateau et moi, je fabriquais des films et j’invitais des gens sur les plateaux de télévision. On travaillait vraiment en osmose. Le premier gros truc qu’on a fait ensemble, c’était Le 11 septembre n’a pas eu lieu où nous avons contesté violemment la théorie et le livre de Thierry Meyssan. Je crois que le travail que nous avons effectué à Doc en Stock et Arte, a été très important dans une première phase pour neutraliser et museler Thierry Meyssan. Ce premier acte a été fondateur pour nous. Ensuite, il y a eu une série d’autres émissions que j’ai fait avec lui et Charle Hebdo. En 2003, quand on a fait Vous avez dit antisémite ? qui était le premier film sur la poussée de l’antisémitisme dans les banlieues françaises sur fond du conflit israélo-palestinien, on nous avait accusé de faire un film à charge alors que nous étions juste des francs-tireurs. Notre but était de porter, comme le disait Albert Londres, « la plume dans la plaie« . Comme plein de gens ne voulait pas le voir à ce moment là, on en a pris plein la gueule. A partir de là, on a fait chemin commun. Chemin faisant, c’est naturellement que, quand la question des caricatures s’est posée, j’ai tout de suite proposé à Philippe de les suivre dans les trois semaines qui ont précédé le procès, en filmant leur discussion puis le procès en lui-même.
Avaient-ils un doute sur l’issue du procès ?
Oui, on a tous eu un doute parce qu’il y avait beaucoup de gens qui nous accusaient de provocations et d’irresponsabilités. Ils n’étaient pas soutenus du tout. Donc il y a eu ce doute. Au fur et à mesure qu’on avançait dans le procès, on se rendait compte que c’était une pensée en construction ou en déconstruction qui allait l’emporter, c’était assez beau. On s’est aperçu qu’on avait essayé de piéger Charlie en l’enfermant dans l’islamophobie mais que cet enfermement s’érodait petit-à-petit. On défendait l’idée selon laquelle on avait le droit de publier ces caricatures et qu’ils avaient le droit de nous faire un procès. Parce qu’en France, c’est la justice qui tranche. Je trouve que ce procès est une grande victoire parce que les associations musulmanes ont joué le jeu de la justice et ont respecté sa décision. Durant le procès et dans le film, on voit bien comment la pensée progresse et comment, d’un seul coup, l’issue du procès devient une évidence. On a gagné cet bagarre. A la sortie de ce procès, on avait l’impression d’avoir vécu un très grand moment, un tournant dans la lutte contre l’extrémisme religieux.
Au moment où ils ont décidé de publier les caricatures danoises, se doutaient-ils de tout ce qu’ils allaient déclencher ?
Non, c’était quelque chose d’anodin pour eux. Il se doutait que Charlie Hebdo allait être emmerdé mais pas dans des proportions pareilles. On imaginait pas qu’on était au Moyen-Age pour un certain nombre de gens. Ça a quand même été un choc de ce point du vue là. Et, dès ce moment, ils ont senti que leur vie était menacée.
A l’époque, faire ce film sur le procès des caricatures faisait partie de cette volonté de pointer du doigt la montée du radicalisme ?
Premièrement, je n’aurais jamais imaginé une demie-seconde que le film allait se retrouver en sélection officielle à Cannes et qu’il allait circuler partout dans le monde. Ce qui m’avait plu dans l’histoire, c’est le défi du procès, qui est d’ailleurs celui d’aujourd’hui. Ce défi est de ne pas se laisser enfermer dans une logique qui est de dire qu’il faut défendre tous les musulmans ou aucun. Charlie défendait le droit de rire de tout. C’était, au fond, dans leur ADN, l’ADN de la liberté d’expression. Ils défendaient l’idée qu’on avait le droit de rire de toutes les religions et que, dans un pays laïque comme la France qui est quand même le pays de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, on ne ferait pas d’un seul coup une exception pour une religion qui était l’islam alors qu’on ne l’avait absolument pas fait pour les catholiques. Charlie tapait à cœur joie sur les cathos et aussi sur les juifs. C’était une sorte d’esprit français de contestation. L’idée était de sortir du piège de l’islamophobie dans lequel, depuis la Révolution iranienne, on essayait d’enfermer les gens qui critiquaient les islamistes. C’était de dire, ce que je n’ai cessé de dire ces derniers jours, que nous pouvons dire à la fois deux évidences qui sont indéniables puisque c’est la réalité, le reste, c’est de l’idéologie. Ces deux évidences, c’est que la plupart des musulmans sont des gens de paix et que, dans le même, temps, la plupart des attentats terroristes commis dans le monde aujourd’hui le sont au nom de l’islam. Démerdez-vous avec ça.
Depuis 2007 et le procès, avez-vous observé des changements dans le journal et lesquels ?
Dans son ADN, non. Parce que ces quatre là, Charb, Cabu, Wolinski et Tignous, ont l’ADN du journal dans leur sang. Déjà avant l’arrivée de Philippe Val et après son départ. Après, ça évolue, Charb était communiste alors que Philippe ne l’a jamais été. Mais au fond, l’ADN du journal est resté le même, jusqu’au bout. Les attentats du 7 janvier en sont la triste preuve.
Pour revenir sur la journée d’hier, comment avez-vous appris ce qui était en train de se passer ?
J’étais en communication avec des gens de France Télévisions pour une discussion de travail. Ils ont entendu la nouvelle et m’ont averti tout de suite parce qu’ils savaient que les gens de Charlie étaient des proches.
Quelle a été votre réaction ?
Je n’arrivais d’abord pas à y croire. J’ai essayé de tout de suite savoir ce qui c’était passé. Je ne comprenais pas. On parlait de 12 morts. Par contre, ce que nous savions, Philippe et moi, c’est que le mercredi matin vers 11h, c’était la conférence de rédaction. Donc s’il y avait 12 morts, on savait qu’il y avait de fortes chances pour que nos amis y soient restés.
Qu’elles étaient vos relations dernièrement avec les membres de la rédaction ?
Avec Cabu, c’était un nuage tout le temps, c’est un beau personnage, un type bien, un mec formidable. Je comprends pas comment on peut s’attaquer à un mec comme ça. Je comprends pas. C’est Garcia Lorca pendant la guerre d’Espagne, il n’a pas à être assassiné. C’est la lâcheté incarnée de faire une chose pareille parce que, qu’est-ce que peut faire Cabu sinon dessiner d’une façon géniale et nous faire rire. Après, j’essaie de ne pas être trop submergé par l’émotion mais ce sont des gens que j’aimais tellement. Au-delà de ça, je crois que c’est la première fois dans l’Histoire qu’on a décapité un journal. J’espère que je me trompe mais j’ai peur que le terroriste ait eu raison quand il a dit qu’ils avaient tué Charlie Hebdo. C’était un patrimoine qui a mis du temps à se construire, c’est comme les grands artistes. Quand vous voyez des mecs comme Cabu ou Wolinski qui ont 60, 50 ans, il leur a fallu du temps pour devenir les génies qu’ils sont devenus, pour être capable en un trait de crayon de vous faire un édito et de nous faire rire en même temps, ce qui est quand même beaucoup. C’est un talent d’artiste incroyable. Des mecs comme Charb, c’est une histoire aussi longue pour avoir les couilles de faire ce qu’il a fait, d’être à ce point pénétré de cet idéal de liberté. Pour qu’il y ait une relève à une génération pareille, il faudra plus qu’un claquement de doigt. Ça, c’est le scénario pessimiste. J’ai tendance à penser que les gens de Charlie étaient des francs-tireurs, des lanceurs d’alertes dans le bon sens du terme et ils y ont laissé leur peau. Ça dit tout de suite l’enjeu. Ils avaient vingt ans d’avance sur tous les journalistes, ils avaient une audace incroyable. Alors certes, leur mode d’expression est la caricature donc elle nécessite justement, comme son nom l’indique, quelque chose qui n’est pas dans la nuance, qui est dans la synthèse, qui n’est pas dans le chichi. Elle dit les choses, bing ! C’est l’inverse de ce qu’était ma génération de journalistes qui était attachée aux détails, thèse-antithèse-synthèse, grand reportage, etc. Mais, encore une fois, ce n’était pas ma culture, j’étais dans un autre journalisme hérité de 68, à l’ancienne, où on pensait que ce qui était grave était sérieux. Ce n’était pas du tout la même chose finalement, puisque les gens de Charlie Hebdo étaient aussi des amuseurs. Et en les connaissant, je me suis rendu compte qu’on était bien présomptueux et que c’étaient eux, les vrais journalistes.
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