ENTRETIEN > Première surprise : Curtis Hanson, réalisateur de L.A. Confidential, La Main sur le berceau, La Rivière sauvage ou, encore, Wonder Boys, prend la barre de 8 Mile, le biopic sur Eminem. Deuxième surprise : Hanson avoue ne pas être “fan de hip-hop” mais laisse le sentiment, quand il parle de ce film, qu’il […]
ENTRETIEN > Première surprise : Curtis Hanson, réalisateur de L.A. Confidential, La Main sur le berceau, La Rivière sauvage ou, encore, Wonder Boys, prend la barre de 8 Mile, le biopic sur Eminem. Deuxième surprise : Hanson avoue ne pas être « fan de hip-hop » mais laisse le sentiment, quand il parle de ce film, qu’il était vraiment fait pour lui. Troisième surprise : Hanson a réussi son portrait d’Eminem. Car il a compris que l’intérêt du film était de saisir le parcours de la star du rap, son contexte. Eminem incarne Jimmy Smith Jr., un gamin paumé dans une ville industrielle en pleine récession, Detroit, qui va réussir à s’en sortir grâce à une forme d’art, le rap. Un film sur l’endurance, la ténacité, la capacité à se faire une place dans le monde.
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Que pensiez-vous d’Eminem avant de faire ce film ?
Curtis Hanson A priori, je ne suis pas fan de hip-hop, mais j’adore la musique, donc j’ai toujours été curieux de ce genre. J’écoutais Tupac, Biggie, Mobb Deep… et Eminem ! Jusque-là, je voyais deux dimensions chez Eminem : une figure publique avec une grande capacité de provocation, mais aussi un artiste aux musiques et aux textes denses et impressionnants. Puis, quand j’ai reçu le script de Scott Silver, j’ai vu d’abord la possibilité de découvrir l’univers du hip-hop, de plonger dans un monde très loin de moi. Ensuite, le script était bourré de thèmes passionnants, bien plus universels que les seules questions du hip-hop : les relations interraciales, la question de l’art comme moyen de s’en sortir, comme façon de transcender des conditions de vie. La ville de Detroit, avec son glorieux passé industriel et son futur sombre, offrait un contexte très dramatique.
Eminem devait-il déjà jouer son propre rôle à ce stade du projet ?
Ça ne m’intéressait qu’à ce prix. Le personnage d’Eminem m’a toujours intrigué, y compris dans sa nuance la plus dangereuse. Il y avait là un défi : soit il ne savait pas jouer, et le projet se cassait la gueule, soit il était capable de surprendre. Je me suis dit que ça valait la peine de tenter le coup. Surtout, le script insistait sur l’aspect qui m’intéresse le plus chez Eminem : ses origines. L’action se passe en 1995, le moment où ça bascule pour lui, le moment le plus excitant de sa vie. Et c’est un sujet passionnant : comment, pourquoi, un individu passe de l’anonymat à un destin plus fort ? Je voyais, là, matière à faire pas seulement un clip d’Eminem, mais aussi un très bon film.
Mais, pour revenir à Eminem comme acteur, la vérité, c’est que j’ai douté au départ. Et puis, son engagement dans le projet, sa discipline m’ont convaincu. On a souvent l’image d’un branleur qui fait les choses en dilettante. Ce n’est pas du tout la personne que j’ai rencontrée : il s’est donné au film comme il se donne à sa musique. En plus, il a un réel charisme, une vraie cinégénie. Il y a quelque chose dans ses yeux qui fait qu’on a envie de le regarder, de voir comment il va s’en sortir. Ça, un metteur en scène ne peut pas l’inventer. Vous savez, il me fait penser à Isabelle Huppert que j’ai dirigée dans Faux témoin en 1987 : la même discipline, la même concentration et la même intensité à l’écran.
Compte tenu de votre filmographie, c’est très étonnant de vous voir réaliser un film sur le rap…
Bon, je l’ai dit, je ne suis pas un aficionado de hip-hop. Mais c’est un phénomène culturel passionnant. Au départ, on percevait le rap comme quelque chose de violent, de négatif, qui venait du ghetto, et qui n’allait pas durer. Et puis, il s’est installé comme un genre majeur. Pourquoi ? Parce que les émotions sont vraies, et qu’elles sont exprimées dans une forme artistique, quoi qu’on en pense. Le fait que les émotions soient sincères est fondamental : c’est pour cela que les gens sont touchés au-delà des frontières géographiques, sexuelles, sociales même. Le scénariste Scott Silver a beaucoup parlé avec Eminem et ses amis. Ce sont vraiment des gens qui ont une histoire, qui n’ont pas du tout oublié leur passé : au contraire, leur uvre s’appuie beaucoup plus sur leurs origines difficiles que sur leur présent doré de star. Marshall est passé par toutes ces émotions : la colère, la frustration, la rage, la créativité…
Ce film, c’est aussi Detroit : pourquoi son rôle est-il si important ?
On ne peut séparer le parcours d’Eminem du contexte très particulier de Detroit, cette ville où l’industrie automobile était florissante. Et puis, la récession est arrivée, le chômage, les conflits sociaux, les émeutes. Detroit, aujourd’hui, est une ville qui ne promet plus rien. Lors des repérages, j’ai été saisi par les fantômes de ce passé « magnificent ». Les traces de cette civilisation perdue sont partout : un grand cinéma est devenu un garage ; une église, un club de hip-hop, etc. C’est très spectaculaire. D’ailleurs, on peut faire le parallèle avec le rap qui sample de vieux morceaux pour en faire du neuf. Detroit a vraiment un passé, un esprit tout comme elle a un héritage musical avec le blues, le jazz, le gospel, la Motown, etc.
Vous parliez du racisme. Eminem est un Blanc qui se fait accepter dans un monde de Noirs…
C’est vrai qu’au premier abord on peut penser que c’est un film sur la couleur de la peau. Mais, en creusant un peu, on comprend que c’est plutôt une question de classes sociales. Et là, c’est un sujet nettement plus explosif. Ça devient alors une question universelle : comment s’en sortir quand on n’a rien ? Les mecs rejoignent souvent des groupes de rap, parce qu’ils n’ont pas de famille. C’est leur façon d’en recréer une. D’où ce code d’honneur, cette pression. Pour revenir à votre question, c’est une tradition dans l’histoire de la musique que les artistes noirs influencent les artistes blancs : dans le blues, dans le jazz, dans le rock, dans tout… Pourquoi serait-ce différent pour le rap ? Cela dit, quand Jimmy trouve sa voix, c’est une voix authentique. Eminem a imposé sa crédibilité. Ce n’est pas un artiste blanc créé par le business blanc. Il a triomphé par son talent, pas par la couleur de sa peau. Maintenant, si l’on regarde à l’échelle de la société, et plus seulement dans la musique, on voit que les gamins blancs veulent ressembler aux gamins noirs, pas seulement aux rappeurs, aux artistes ou aux stars. Non, ce sont les gamins blacks de la rue qui définissent ce qui est cool : le langage, les vêtements, les attitudes…
Les scènes les plus fortes du film sont les joutes en free-style…
C’est comme un match de boxe sauf que, au lieu d’utiliser leurs poings, les rapeurs utilisent les mots. En ce sens, le rap est une pratique très civilisée. A ceux qui condamnent le rap en l’accusant d’être une musique de barbares, voilà ce que je réponds : ils se servent des mots à la place des armes. Qui dit mieux ? En même temps, c’est très cruel. On fait feu de tout bois, on se sert de toutes les failles de l’autre pour s’en moquer. J’aimais beaucoup dans le script la scène où Eminem prend les devants et se moque de lui-même, coupant l’herbe sous le pied à son adversaire. Je dois préciser que seuls Eminem et moi savions ce qu’il allait dire à ce moment-là. J’avais mis des caméras partout et, quand il a lâché le morceau, les réactions dans la salle étaient hystériques parce qu’ils ne s’attendaient pas à ça. Marshall est merveilleux dans cette séquence, et la foule lui répond. Mais, pour revenir sur le fond, là, on passe vraiment à autre chose. Ce n’est plus de la boxe. On passe à quelque chose de beaucoup plus subtil : comment se réapproprier l’insulte, comment la retourner à son avantage ? Les gays connaissent bien cela, lorsqu’ils se traitent eux-mêmes de « tapettes ». Si vous vous présentez en tant que fiotte, quelle insulte peut-on vous envoyer ? Plus aucune. C’est une très grande force.
En parlant d’homosexualité, l’homophobie d’Eminem a longtemps fait les gros titres. Or, ici, il est aidé par un personnage gay. Etait-ce pour lui une façon de répondre à cette accusation ?
Ni Eminem ni moi ne voulions faire passer un message spécifique à la communauté gay. L’homophobie existe, comme la misogynie. Et ces deux attitudes critiquables se retrouvent dans le hip-hop. Cela dit, je pensais que ce serait intéressant d’avoir un personnage positif qui prenne la défense d’un gay. Surtout si ce personnage est joué par Eminem. J’ai quand même hésité : j’avais peur de relancer la controverse, ou que ce soit hors sujet. Et je me suis dit que ça valait la peine de prendre ce risque. C’est un peu la même chose avec le personnage féminin incarné par Brittany Murphy. Elle provoque d’abord une grande hostilité, et puis Jimmy l’accepte comme elle est. Dans les deux cas, j’avais fait la mise en place et Marshall a inventé les dialogues. Aujourd’hui, lorsque je vois des cinémas pleins de rappeurs qui applaudissent la scène avec le personnage homosexuel, je ne regrette pas de l’avoir mise dans le film.
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