Membre éminent de la nouvelle vague roumaine, déjà palmé d’or à Cannes en 2007 pour « 4 mois, 3 semaines, 2 jours », Cristian Mungiu passe avec succès son « Baccalauréat ». Entretien.
Lors de son séjour cannois en 2007, alors que les festivaliers étaient sous le choc de son film 4 mois, 3 semaines, 2 jours, future palme d’or, ils étaient surpris quand on leur présentait Cristian Mungiu, alors jeune homme peu connu, timide, à l’allure ordinaire. « Hein, c’est vous qui avez réalisé ce film ? » – « Ben oui, et pourquoi pas ? ». A leurs yeux, il n’avait manifestement pas le physique de l’emploi. Neuf ans après, Mungiu raconte avec amusement cette anecdote étonnante qui en dit long sur les préjugés traversant le monde du cinéma. Il a toujours cette allure un peu passe-partout à laquelle il ne faut pas se fier : Mungiu dispense une fraîcheur intellectuelle revigorante, un désir de parler et d’échanger, une intelligence du cinéma et de la vie. Et il parle couramment français. Il a aussi quelques films de plus à son actif, dont l’excellent Baccalauréat gratifié du Prix de la mise en scène à Cannes en mai dernier, sur les écrans cette semaine.
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Cristian Mungiu – Quand on débute, on est libre, innocent, on y va sans trop hésiter. Mais plus je fais ce métier, plus je me pose des questions, plus je doute. Je me demande si mes films vont bien vieillir, s’ils sont suffisamment complexes, mystérieux, libres, si je ne suis pas trop simpliste ou trop explicite.
Vous étiez cinéphile avant de devenir cinéaste ?
Pas du tout. J’ai grandi en province où il n’y avait pas de cinémathèque ni de salle art-et-essai. Je voyais à la télé puis plus tard par les cassettes vidéo le tout-venant de la production commerciale : des blockbusters américains, ou français, les films avec Delon, La Septième compagnie… Ensuite, j’ai fait des études littéraires, l’écrit m’importait plus que l’image. Puis j’ai fait une école de cinéma après la chute de Ceaucescu. Avant, c’était impossible, les écoles de cinéma étaient réservées aux privilégiés : enfants d’acteurs ou de réalisateurs ou de personnages importants de la hiérarchie communiste. J’étais sensible au pouvoir du cinéma et par ailleurs, j’avais envie de faire du cinéma contre les codes du cinéma roumain des années 80 : un cinéma faux, artificiel, qui ne reflétait en rien notre réalité que ce soit au niveau des situations, des personnages et même de la façon de parler. Enfin, j’ai travaillé comme assistant sur des tournages de films étrangers tournés en Roumanie ce qui a complété ma formation et m’a donné une vision pratique du métier.
Ensuite, ça s’est passé vite puisque vous avez obtenu la Palme d’or pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours en 2007…
Certes, mais j’étais déjà venu à Cannes en 2002, à la Quinzaine des réalisateurs avec mon premier long métrage, Occident. J’ai même failli avoir la Caméra d’or. J’étais très naïf cette première fois, j’étais venu sans agent, sans attaché de presse, j’avais demandé de programmer mon film le dernier jour ne sachant pas que la plupart des journalistes seraient déjà partis (rires)… J’étais avec mon producteur, un ami, novice, amateur. Les professionnels voulaient acheter mon film mais lui ne sachant pas quel prix demander, il les évitait (rires)… Ce fut une bonne expérience. Après, j’ai mieux su ce qu’il fallait faire. Pour 4 mois…, j’ai organisé des projections professionnelles, une rumeur positive a commencé au festival de Rotterdam en février, puis mon film a été annoncé en sélection officielle, sans qu’on sache s’il était en compétition. Je voulais être en compète parce que des cinéastes roumains tels que Cristi Puiu ou Corneliu Porumboiu avaient déjà obtenu des prix à Cannes. Au final, j’ai eu la Palme, ce qui est formidable, il y a tellement de bons cinéastes qui ne l’ont jamais eu. Mais il faut garder du recul : les prix, c’est bien, mais secondaire. Ce qui compte, ce sont les films.
https://youtu.be/F9RQBH-ECa0
Vous avez d’ailleurs fait partie du jury cannois présidé par Steven Spielberg en 2013. Comment c’était, l’autre côté de la barrière ?
On se demande si tous les membres des jurys ont vu beaucoup de films. Ce n’est pas simple de prendre des décisions raisonnables quand on est nombreux et que les avis partent dans tous les sens. J’espère qu’on ne s’en est pas trop mal tirés en attribuant la Palme à La Vie d’Adèle et le Grand prix à Inside Llewyn Davis.
Quelle a été votre première impulsion dans l’écriture de Baccalauréat ?
Je voulais saisir ce moment dans une vie où l’on s’arrête pour dresser son bilan et réfléchir au sens de son existence. On a déjà pris les décisions les plus importantes de sa vie, bonnes et mauvaises, et l’état où l’on est est la résultante de toutes ces décisions accumulées. On mesure alors l’écart entre les idéaux de jeunesse et la réalité adulte. Tout est différent par rapport à ce qu’on avait rêvé : le métier, les relations de couple, les relations avec les enfants, la famille, etc.
Le film parle aussi de la corruption qui contamine les gens à priori honnêtes.
J’ai voulu traiter la question de la possibilité de rester honnête dans une société malhonnête. Pour Roméo, le père, c’est trop tard, il a déjà fait trop de compromis, il est pris dans ce système de petits ou gros arrangements, mais ce n’est peut-être pas trop tard pour sa fille. Du moins c’est ce qu’il croit. Je suis plus sceptique. Quand on n’a pas combattu la corruption, elle s’infiltre en toi, presqu’à ton insu, même si tu es honnête à la base. Quand une société est basée sur la corruption, on fait soi-même plein de petits compromis sans toujours s’en rendre compte. La corruption, c’est toujours les autres ! Quand on a des enfants, on essaye de leur tenir un discours moral mais on se demande quelque sorte de réalité on leur lègue. C’est un sujet complexe sur lequel j’ai plus de questions que de réponses. J’ai moi-même des enfants, je crois en la jeunesse, mais je me demande souvent si les espoirs qu’on projette sur les jeunes sont rationnels. Qu’est-ce qui nous assure que les générations suivantes se comporteront mieux, seront plus éthiques, bâtiront un monde plus équitable et plus moral ? Je l’espère mais je n’en suis pas si sûr.
Baccalauréat est-il une critique de la Roumanie ?
Oui, mais j’espère aussi qu’il est universel. La corruption ou la malhonnêteté existent partout. Je crois que les solutions ne peuvent être que collectives. L’accumulation de solutions individualistes ne résoudra rien. En Roumanie, tout le monde essaye de s’en sortir par le système D individuel, ou par l’émigration. Ces solutions individuelles vont-elles sauver notre société ? Non. Comment croire qu’on va changer un pays en poussant les jeunes à émigrer ?
Pourquoi Roméo semble-t-il renoncer à changer le pays et fait-il un constat d’échec de sa vie alors qu’il a réussi à devenir médecin ?
C’est le problème de notre génération. On a certes changé des choses avec la chute de Ceaucescu, ce qui n’est pas rien, mais le nouvel ordre n’est pas aussi beau que ce qu’on idéalisait. On sait pertinemment qu’une société éthique et équitable n’émergera pas de notre vivant. Alors que dit-on à nos enfants, que leur transmet-on ? Essayer de se battre pour un monde plus juste ou partir dans un pays où il y a moins de problèmes ? Je n’ai pas la réponse définitive à cette question. En attendant, je vois en Roumanie beaucoup de gens déçus, frustrés, déprimés ou en colère.
Roméo fait des choses peu recommandables pour le bien de sa fille. On sent que vous aimez les personnages non manichéens.
Roméo symbolise ma conception du cinéma. Je ne veux surtout pas dire en filmant, tel personnage est ceci ou cela, héroïque ou condamnable, je ne veux pas les juger, je tiens à leur complexité. D’abord parce que cette ambiguité, cette incertitude font partie de la réalité. D’autre part, j’aime que le spectateur garde toute sa liberté de lecture et de jugement, je ne veux pas lui dire ce qu’il faut penser des personnages. Le cinéma mainstream simplifie trop les choses en dessinant des personnages héroïques ou mauvais, ou en justifiant les mauvaises actions de tel personnage par des explications sommaires du type « il a beaucoup souffert dans son enfance ». Même si un film ne dure que deux heures, il faut tenter d’y restituer la complexité de la vie. Le cinéma mainstream aime aussi les fins heureuses, les histoires bien bouclées. Moi non ! J’aime les fins ouvertes parce que dans la vie, tout est toujours ouvert, il n’y a jamais de questions définitivement résolues pour toujours. Pour en revenir à Roméo, il agit pour sa fille, oui, mais aussi par égoïsme, parce qu’il projette sur sa fille des rêves qu’il n’a pas réalisé lui-même. Or, il vaut peut-être mieux écouter ses enfants pour savoir quels sont leurs rêves, leurs besoins. Tout parent souhaite le meilleur pour ses enfants mais à un moment, ils sont grands et il faut aussi savoir respecter leur liberté.
Baccalauréat traite de questions importantes tout en restant haletant comme un polar. Est-ce important pour toi de toujours trouver une forme, un registre fictionnel pour faire passer un propos plus sérieux ?
Bien sûr, je recherche toujours ces deux niveaux dans un film. Il faut à la fois embarquer le spectateur et le pousser à se questionner. En même temps, j’ai le sentiment de ne pas mâcher le travail du spectateur en ayant beaucoup recours au plan-séquence et en ne donnant pas toutes les réponses aux questions que je soulève. Quand on fait du plan-séquence, on se demande souvent si le film sera assez rythmé, si le spectateur ne risque pas de s’ennuyer. Dans mes films, j’essaye toujours de filmer des situations très prosaïques et en même temps l’intériorité des personnages, leur angoisse, choses plus difficiles à représenter. L’idée est que le spectateur ressente le film non seulement à un niveau intellectuel, mais aussi à un niveau sensible, émotionnel.
Etes-vous resté un spectateur assidu ?
Je suis toujours spectateur de films, à tel point que j’ai monté un festival en Roumanie, parce que j’ai le sentiment qu’on est en train de perdre le goût du cinéma d’auteur, le goût de la diversité. Même en France, pays considéré comme cinéphile, la vie des films d’auteurs et des films étrangers est de plus en plus courte et difficile. J’ai donc monté ce festival pour que le public roumain ait accès aux films d’auteurs du monde entier qui ne sont pas distribués chez nous. Il faut savoir qu’il y avait environ 400 salles en Roumanie, et qu’aujourd’hui, il en reste dix ! Or, c’est important de mettre les jeunes face à ce cinéma d’auteur parce que si on les laisse ne regarder que les mauvais programmes télé, ça devient ensuite difficile de leur faire apprécier un autre type d’images.
Les films roumains sont-ils beaucoup vus en Roumanie ?
Ils sont vus mais ils ne sont pas très populaires. Ils ont plus de succès dans des pays étrangers comme la France, dans les festivals, dans la presse internationale. Nos films parlent de la Roumanie et devraient intéresser les Roumains, mais ils parlent de notre pays de façon trop radicale pour passionner le grand public : radicalité des sujets et radicalité esthétique. Il faut être cinéphile, avoir un point de vue sur le cinéma pour apprécier nos films, percevoir leurs racines dans l’histoire du cinéma. La plupart des Roumains n’ont pas cette culture, ils voient essentiellement des blockbusters américains.
Pourtant, Baccalauréat n’a rien d’ésotérique, c’est un film aussi tendu qu’un polar ?
Oui, mais ce n’est pas évident de convaincre le spectateur moyen de payer pour voir un film où il n’y pas de poursuite en voitures ni de fusillades. Mais notre festival, après sept années d’existence, a réuni 25 000 spectateurs lors de sa dernière édition. Les films que nous montrons n’atteindraient jamais ces scores s’ils étaient distribués seuls. Mais si on organise un évènement, que des cinéastes ou des acteurs viennent (comme cette année Olivier Assayas ou Maren Ade), alors le spectateur se déplace. Mon goût du cinéma ne suffit pas, il faut aussi éduquer le spectateur.
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