Le réalisateur de « Sieranevada », film beau et désespéré dans lequel une famille roumaine diffère éternellement le moment de passer à table le jour de la commémoration de la mort du patriarche, se confie sur ses inspirations, et son lien très fort avec l’histoire politique roumaine. Entretien.
Torturé, Cristi Puiu, c’est le moins que l’on puisse dire. Un peu amer, aussi, sur son pays, son peuple, son attitude vis-à-vis des cinéastes de sa génération. L’Occident découvrait ce cinéaste il y a 10 ans avec La mort de Dante Lazarescu, le film qui nous annonçait la naissance d’une nouvelle vague roumaine. Aujourd’hui, à cinquante ans, plus adepte de la méditation à haute voix que de l’interview classique, il est venu à Paris donner des interviews pour Sieranevada, son nouveau film, présenté en mai dernier à Cannes en compétition officielle.
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Il nous livre dans un Français parfait le cœur son inspiration : la dualité de la réalité, le trouble que lui procure l’idée que chaque individu voit les choses différemment de l’autre, que la vérité existe mais qu’elle est tangible. Une question quotidienne, intime, qui entretient évidemment un lien très fort avec l’histoire politique roumaine : que s’est-il passé en 1989 quand le tyran Ceausescu a été renversé ? Était-ce une révolution ou un coup d’Etat ? Cristi Puiu s’est-il oui ou non un jour engueulé avec sa tante ? La question est la même : quel regard dit les choses telles qu’elles se sont déroulées ? L’Histoire et l’histoire sont labiles.
Pourquoi avez-vous fait vos études à Genève, et non à Bucarest, où il y a une très belle école de cinéma ?
Cristi Puiu – C’était une école d’art, je faisais de la peinture à l’époque. Et puis j’ai bifurqué vers le cinéma. Le problème, quand je suis revenu en Roumanie pour faire des films (je ne me voyais pas tourner dans une langue qui n’était pas la mienne), c’est que personne ne me connaissait, et que le cinéma roumain était un milieu très fermé. Les étudiants en cinéma fréquentaient les acteurs et c’est comme ça que se forgeaient des équipes. Pour moi, tout était fermé. Comme si on me reprochait d’être parti. On me disait : « Tu as fait une école de cinéma en Suisse, mais ça n’existe pas, le cinéma suisse ! »… Il y avait une sorte d’arrogance de la part des profs et des cinéastes – aujourd’hui âgés ou morts.
Comment avez-vous fait, alors ?
Hé hé… J’ai frappé à toutes les portes. J’ai eu de la chance.
Il y a quelques années, votre confrère Corneliu Poromboiu m’avait expliqué que vous, les cinéastes de cette nouvelle génération, essayiez de faire changer les lois, le système de subventions hérité de Ceaucescu et qui réservait les budgets aux cinéastes officiels. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Oh… J’ai beaucoup participé à ça. On a eu plusieurs tentatives, on a réussi à faire bouger certaines choses, mais ce n’est pas mieux.
Pourquoi ?
Parce que…
C’est trop compliqué, il y a des lenteurs ?
Oui, il y a de ça. Mais ça, ça fait partie de l’esprit roumain… ! Ce sont les intérêts qui bloquent tout. Les générations ont changé, mais pas les habitudes. Moi, je me tiens désormais à l’écart de ça. A l’époque, je m’en suis beaucoup occupé, mais je m’en suis pris plein la gueule et j’ai dit stop.
J’essaie de faire tout ce que je peux pour être là, mais pas la politique. Je suis NUL en politique. Je n’aime PAS le jeu politique. Ce qui ne m’aide pas trop, notamment pour financer mes films.
Je voulais faire un film d’époque, il me fallait 2 ou 3 millions d’euros, et on m’en a donné 170 000 euros, alors j’ai renoncé. Je vais rendre l’argent.
Cela signifie qu’il existe un cinéma roumain que nous ne connaissons pas en Europe mais qui trouve plus facilement de l’argent que des gens comme Mungiu, Porumboiu, vous, etc… ?
Oui. C’est un cinéma mauvais, mais même pas dans le sens esthétique du terme. C’est un cinéma qui se veut commercial et qui ne marche même pas… Mais même notre cinéma à nous, le « nouveau » cinéma roumain, avec les prix qu’il a pu remporter dans les festivals du monde entier (rappelons que 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu a reçu la palme d’or à Cannes en 2007), remplit de fierté l’orgueil national, alors les gens vont les voir, mais ils sont déçus et partent avant la fin…
Avant de venir à Paris, je suis passé par le festival de Munich où Sieranevada était présenté. A la fin du film, avant que ne commence le dialogue avec la salle, une dame roumaine est venue vers moi alors que le générique de fin défilait encore et m’a dit dans l’obscurité : « Qui vous a donné de l’argent pour faire un film pareil ? C’est honteux, je me sens offensée. C’est l’Occident qui vous paie ? » Voilà. Pour les Roumains, la Nouvelle Vague roumaine détruit l’image de la Roumanie… et est payé par l’étranger.
Qui était cette femme ?
Une Roumaine qui vit à Munich. Mais qui vit de l’argent de l’Occident ? Elle ou moi ? C’est qui, le traître ? Elle doit travailler dans une entreprise allemande, je suppose. Pourquoi me dit-elle ça ? Parce que je n’ai pas filmé les Carpates ou la mer Noire… Et ces gens-là voudraient se nourrir d’un faux sentiment d’égalité qui consisterait à dire : « Vous, les Allemands, vous avez les grosses voitures, la technologie mais nous, les Roumains, nous avons ces paysages magnifiques, la poésie »…
C’était une formule célèbre, vous savez, à l’époque de Ceausescu : « Le Roumain est né poète »… Elle aurait aimé un film lyrique, cette dame… Et tout le paquet ! Je lui ai demandé pourquoi elle ne voulait pas poser la question publiquement pendant le débat qui allait suivre et elle m’a répondu : « Non, parce que je pisse sur votre film! », pour employer son vocabulaire.
Je ne trouve pas que votre film donne une mauvaise image de la Roumanie, en plus. Qui peut se targuer d’avoir un pays parfait ou une famille parfaite ?
Oui. J’avais plusieurs motivations pour réaliser ce film. D’abord, soyons clair, il est autobiographique. Ensuite, je voulais raconter cette journée d’un point de vue totalement subjectif. On nous parle à l’école d’objectivité opposé au subjectif, au solipsisme, tous ces concepts. Mais à force d’entendre depuis des années des gens raconter des événements familiaux d’une manière totalement différente, on finit par croire que ces événements n’ont pas eu lieu. Parce que chacun ressent et vit les événements différemment, de son intérieur à lui. Les philosophes ont saisi quelque chose qu’on vit mais qu’on ne veut pas voir ni entendre, par égoïsme, que les autres voient aussi mais ne veulent pas non plus dévoiler : que nous vivons chacun les choses différemment, radicalement.
Pourtant chacun défend sa vision comme étant la vérité. En fait, chacun a raison. Mais si tu te mets à confronter tous les points de vue différents, y compris le tien, il est possible d’arriver disons à une certaine entente, un équilibre, un état de paix relatif, de parvenir à établir des contrats qui d’une manière inavouée visent à régler les rapports des uns avec les autres. Sinon, tout le monde s’entretue. La fonction première du débat, dans la vie courante, c’est d’abord d’alimenter l’amour-propre. Ce n’est pas la vérité. C’est un rapport de pouvoir. Tu t’installes sur une position que tu considères comme la vérité. Toi tu sais alors que les autres ne savent pas. Et quand tu auras prouvé aux autres que tu es le plus fort et le plus intelligent, tu vas tenter de régler les problèmes en fonction de ta seule vision. C’est l’un des points de départ du film. Et tout cela, qui tient de la petite histoire avec un petit h, a évidemment dans mon esprit un rapport avec l’Histoire avec un grand H…
Le deuxième point de départ ?
Une famille obéit à des tensions. Mais comme chacun sait qu’il y aura un lendemain, tout le monde se retient un peu pour ne pas dire ses quatre vérités à l’autre. Un exemple de tension : quand dans Sieranevada, le personnage principal, Lary, demande à son frère s’il pense qu’il peut décrocher le téléphone qui sonne, son frère lui répond : « Je ne sais pas, demande à Maman ». C’est une agression qui cache une histoire derrière. Le militaire pense que Lary est le fils à sa maman. Mais les choses ne sont pas dites directement. On se lance des petites fléchettes, mais indirectement.
Le troisième élément, c’est le 11 septembre, le rapport à la grande Histoire. On sait tout sur ce qui s’est passé le 11 septembre 2001, je crois. Pourtant, il y a beaucoup de gens, comme le personnage du jeune homme, dans le film, qui continuent à suivre les thèses complotistes. Pourquoi ? Parce qu’ils ont plus confiance dans les médias alternatifs que dans les médias officiels. Mais la quête de la vérité cache la plupart du temps la quête d’un confort avec nos vérités.
Pour dépasser ses propres convictions, il faut se mettre en danger, mais personne n’a envie de se mettre en danger ! Certains le font, heureusement, sinon on vivrait dans la République Populaire Mondiale (rire).
La remise en questions de ses certitudes est un sport qui est pratiqué par une poignée d’individus, ou par tous les individus à de rares moments. Pour tout le monde, il est difficile de dire : « Pardonne-moi ». Parce que c’est une atteinte à notre dignité. Mais on n’aime pas ça, on fait tout pour l’éviter, hommes et femmes confondus. Et quand on le fait, on déteste l’autre, parce qu’il a mis dans cette position de demander pardon. Voilà. On vit dans la fiction. C’est sans doute un lieu commun, mais le vivre, c’est autre chose que de le savoir. Constater que chaque témoin d’un événement a une vision différente de cet événement n’empêche pas que cet événement a eu lieu ! Une fois qu’on le nomme, on le définit, et tout le monde n’utilise pas le même mot. L’histoire de la révolution, roumaine, est-ce que c’est une révolution populaire ou est-ce que c’est un coup d’Etat organisé par des gens qui étaient à l’intérieur du parti communiste ? Ou les deux ? Les opinions sont partagées. C’est un événement, mais de quelle nature ? On ne sait pas.
Vous avez aussi des partis pris de mise en scène très précis, en dehors de ces thématiques…
Oui, j’avais aussi un projet esthétique, sur la construction narrative, en particulier. J’aime travailler avec des contraintes, ça me vient de la peinture. Comment tourner un film dans un appartement ? Et je pensais à ce poème célèbre de William Blake : « To see a World in a Grain of Sand/And a Heaven in a Wild Flower,/Hold Infinity in the palm of your hand/And Eternity in an hour” (« Voir un univers dans un grain de sable/ Le Ciel dans une fleur sauvage, tenir l’infini dans la paume de la main, Et l’éternité dans une seule heure »). Et je me demandais si c’était réalisable.
Ce qui est étonnant, c’est cette caméra qui semble se diriger elle-même, changer d’avis, se détourner d’un personnage pour s’intéresser soudain à un autre… Comme si la caméra était un être vivant, ou plutôt le fantôme du défunt que la famille vient célébrer dans cet appartement.
C’était un peu ça, oui. Je pense que la caméra était la mieux placée pour regarder cette famille, mieux que n’importe quel personnage, auquel souvent on identifie la caméra. Alors oui, la caméra devient une sorte de personnage invisible, puisque les acteurs ne la regardent pas, comme dans tout film (le regard-caméra est très rare, dans le cinéma). Cette caméra est sans doute le mort, oui. Dans la tradition orthodoxe, l’âme voyage pendant les quarante jours après la mort. Il fallait que le regard soit un regard tendre, mais qui en même temps n’anticipe pas, parce qu’il ne connaît pas la suite de l’histoire ! Il faut que la caméra ait le choix. Je pense que ça ajoute une nuance, une dimension au film, qui engage le spectateur d’une manière différente. Sans que ce soit démonstratif non plus.
J’avais déjà tenté ça, dans mon film précédent, Aurora, où la caméra était pour moi le père défunt du personnage principal qui s’enfonce dans l’horreur sous le regard de son père qui aimerait tant le rattraper, l’empêcher de tomber comme un père tente d’empêcher son jeune enfant de tomber. La seule scène où l’on parle du père mort, dans Sieranevada, c’est dans la voiture, quand Lari confie à sa femme se souvenir douloureux de son enfance. Mais ce qu’il raconte n’est peut-être pas vrai. Parce qu’il n’est plus celui qu’il était enfant quand l’événement est arrivé, son cerveau n’est pas le même.
Oui, ça me torture, l’idée que ce que l’on raconte d’un événement que l’on a vécu ne correspond pas à ce qui s’est vraiment passé. C’est tout le sujet : qu’est-ce qui se passe réellement ? Quand on est dans l’événement, il faut survivre, réagir. Il y a un décalage entre ce qu’on est et ce qu’on pense de soi. On vit dans des fictions que l’on construit. On ne sait pas très bien qui on est, mais on croit savoir ce qui s’est passé tel jour de septembre. Moi je pense qu’on ne sait rien sur rien. Le rapport qu’on a à l’Histoire change, mais sans éliminer l’événement qui a eu lieu, une fois de plus. Mais qu’est-ce qui a eu lieu ?
Après l’enterrement de mon père, j’ai eu la conversation que je montre dans le film avec ma tante Evelina, qui est toujours pro-communiste. Et nous nous sommes violemment affrontés.
Pour écrire le scénario, j’ai demandé à mon frère s’il se souvenait du dialogue que j’avais eu avec notre tante, et il m’a dit : « Mais quelle dispute ? ». Il ne s’en souvenait absolument pas, lui. J’ai essayé de la lui rappeler. Il ne s’en souvenait pas du tout. J’ai insisté. Pour moi, cette controverse a duré longtemps et ma tante a fini par partir fâchée. Ça a dégénéré. Et mon frère : « Désolé, je ne me souviens pas »… Alors j’ai demandé à ma sœur et elle m’a dit : « Ouiiiii, je me souviens de quelque chose, mais je ne crois pas qu’elle soit partie à cause de cette discussion avec toi. » Alors j’ai demandé à ma mère. C’était important uniquement pour moi ! Pour eux, ce n’était au plus qu’un débat quelconque. C’est comique, mais pas seulement ! Nous sommes en décalage, les uns par rapport aux autres. La synchronisation, ça n’existe qu’en natation, et encore ! (rire) L’harmonisation ne peut se faire que dans l’art, comme dans le tango, où elle n’advient que si chaque danseur fait un geste différent de l’autre pour pouvoir se fondre avec lui. Sans cela, les danseurs se rentreraient dedans.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain
Sieranevada, de Cristi Puiu, en salle depuis le 3 août
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