[Interview fleuve] Courtney Love est une femme pressée, en fugue : une tête brûlée souvent émouvante, parfois pathétique, happée par un destin aussi terrible qu’incontrôlé, déchirée entre un besoin d’exhibition viscéral et la nécessité de se protéger du monde.
Aujourd’hui partagée entre son amour d’un rock obstiné et intransigeant incarné par Hole, groupe scandaleusement sous-estimé, et son inclination pour le cinéma, sa contribution au film Larry Flynt, Courtney Love n’a jamais paru aussi impatiente d’arriver à ses fins : dessein unique et passionnant qu’elle commente enfin dans un entretien débridé.
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Plus qu’une simple figure du rock, tu es désormais une artiste jouant sur plusieurs tableaux parmi lesquels, de plus en plus important, le cinéma. Comment ces passions s’organisent-elles entre elles ?
Il y a beaucoup de confusion dans tout ce que je fais. Au départ, je pensais sans doute un peu naïvement que le monde du rock et celui du cinéma étaient très proches, qu’il existait des tas de connexions comme lorsque Tarantino invite Urge Overkill dans un film et qu’on pouvait passer de l’un à l’autre sans difficulté. En fait, ces rapprochements n’existent pas. Ce sont deux mondes très différents, avec peu de points communs. Les républicains d’un côté, les démocrates de l’autre. Les adolescents d’un côté, les adultes de l’autre.
Tu dois donc apprendre beaucoup de choses dans le monde du cinéma.
J’apprends surtout à oublier toutes les conneries qui me polluent l’esprit lorsque j’appartiens exclusivement au petit monde du rock. Tout le côté crédibilité, toutes ces histoires d’appartenance à la base, à l’underground. « Ouais, je suis une pure et dure. Je carbure à l’enthousiasme, à la volonté et je vais tous vous enterrer, bande de ringards. »
Il y a eu toute une époque de ma vie où j’étais obsédée par ces histoires d’image, de statut. J’avais tout le temps peur de passer pour une tarte, j’avais besoin d’être reconnue comme une vraie, une pure, une fille de la base. Si je suis avec les gens de Hole, je redeviens vite comme ça : sur les nerfs, intolérante. Je pique des colères terribles après Alanis Morissette, je me mets à haïr le monde entier. Par contre, dès que je me sens actrice, dès que j’échappe au rock, je suis plus cool, tranquille. C’est comme passer d’un monde à un autre en changeant de peau.
Je laisse mes problèmes d’attitude et de crédibilité à la porte car au pays du cinéma, les histoires d’attitude, tout le monde s’en fout. « Sois fabuleuse, chérie. Fais-toi belle, maquille-toi. Mets ces vêtements splendides, le couturier te les offre. Enfile ce collier de diamants, il faut que ça brille. Tu es une star, ma belle. » A Los Angeles, je prends des cours accélérés auprès de mes copines actrices. Elles me disent que je suis plutôt bonne élève, que j’ai des dispositions pour devenir assez vite l’archétype de la star hollywoodienne. Lorsque je suis avec ces filles-là, j’oublie tous mes problèmes d’ego, tous les qu’en-dira-t-on : à quoi bon se poser toutes ces questions puisqu’on est au cinéma ?
Le danger, c’est de perdre contact avec la réalité, de se retrouver aliéné.
C’est pourtant le but du jeu, le moment de vérité : si l’on arrive à faire oublier au spectateur qu’il se trouve dans un fauteuil de cinéma pour regarder un film, c’est qu’on a bien bossé. De toute façon, personne n’a envie de passer 24 heures sur 24 dans la réalité, il faut trouver des moyens de s’échapper. Par contre, en ce qui concerne ma vie privée, pas de danger d’aliénation : j’ai toujours eu la tête solidement ancrée sur les épaules. Même si je l’avais voulu, la vie ne m’a jamais permis de perdre contact avec les réalités. Je viens du punk-rock, de la base prolétarienne de l’industrie du spectacle, un monde où il est impossible d’oublier ses racines.
Dès que je deviens un peu trop glamour, un peu trop diva, je me mets à rougir dans mon coin, je me trouve ridicule. Je crois que je ne serai jamais vraiment comme mes copines d’Hollywood, celles qui se moquent de tout, n’ont d’avis sur rien, ne savent même plus combien coûte un litre de lait ou un paquet de clopes. Sur le plateau de Larry Flynt, mon seul sujet d’engueulade avec Woody Harrelson, c’était son inculture musicale. Au maquillage, il s’entêtait à passer le disque d’Alanis Morissette, ce qui me foutait en pétard. Alors je virais sa cassette pourrie pour mettre PJ Harvey à la place. Il me disait « C’est quoi, cette horreur ? », je lui répondais « Tais-toi, pauvre idiot. Tu as passé tellement de temps sur des plateaux de télé que tu es devenu un gros légume illettré. Ecoute un peu Polly Harvey, ce sera toujours mieux que ta grosse vache avec du rouge à lèvres. »
Avec Hole, tu surveilles tout de près, tu mènes le navire. Comment as-tu vécu l’expérience du tournage, où l’acteur doit être à disposition, en retrait ?
J’ai été traitée avec beaucoup de respect, presque de la déférence. J’étais la reine du tournage. Et même si c’est un monde ignare, coupé de tout, j’aime l’ambiance des plateaux de cinéma pour cette langueur, ce côté cotonneux, toute cette mise en scène. On peut se permettre d’être paresseux, assisté, les gens attendent de vous que vous soyez comme ça un peu diva, un peu enfant. Vous redevenez une fillette sans responsabilités, avec un tas de nourrices autour de vous. C’est une vie formidable, parfaite pour moi : aucune obligation de révéler son intimité, son âme, contrairement à un disque de rock.
Aucune obligation de parler de soi pendant les interviews puisqu’elles sont consacrées au film. On peut se planquer derrière un rôle, se réfugier derrière le rempart du rêve, si pratique. Pour quelqu’un de vulnérable comme moi, le cinéma constitue un alibi fantastique. Dans un film, ce n’est plus moi qui suis vulnérable, c’est le personnage que j’incarne. Je peux faire passer des choses très personnelles puis, aussitôt la scène filmée, me refermer complètement. C’est très confortable.
Avais-tu besoin de remettre de la distance entre ton image publique et ta vie privée ?
C’était une question de survie. Se livrer sans protection, sans maquillage, chaque jour de sa vie, c’est filer à la catastrophe. Personne ne peut avoir la force morale et physique d’être constamment regardé, écouté, épié. Il faut pouvoir se planquer.
Il y a pourtant une quête de vérité dans le cinéma, même si c’est dans les limites d’un rôle défini : dans Larry Flynt, le rôle que tu joues est très crédible.
Cette partie-là du boulot ne m’a posé aucun problème. Depuis mes premiers concerts avec Babes In Toyland, je suis habituée à ne rien retenir. Il y a des années que je n’ai plus de problèmes de trac ou de pudeur, que je fonce tête la première. Je perds facilement toute conscience de ce que je fais, le jeu devient extrêmement naturel. Pour moi, le problème, ce n’est pas d’ouvrir les fenêtres, mais plutôt de les refermer après le show. Ça, j’ai souvent du mal à le faire, mais au cinéma, c’est facile : la caméra s’arrête et vous vous retrouvez seule. Après un concert, c’est plus délicat. Etre sur scène avec un groupe de rock n’a jamais été un rôle pour moi : c’est ma vie.
Aujourd’hui, te sens-tu profondément actrice ?
J’ai tourné dans des films avant même de jouer dans un groupe. Ce n’était pas du grand cinéma plutôt des trucs ringards, des séries B et, la plupart du temps, je n’étais qu’une fille de passage. Mais déjà, j’avais l’impression d’évoluer dans un milieu auquel je convenais plutôt bien. Je me sens actrice de cinéma mais aussi actrice dans la vie : j’aime jouer, me mettre en scène. Quand j’étais toute petite, je disais toujours que je voulais devenir une star de cinéma, la nouvelle Marilyn. En fait, j’étais partagée entre cette attirance pour le glamour et le mode de vie solitaire des poètes, un autre destin que j’envisageais sérieusement. Et puis, plus tard, mon rêve a été de devenir la meilleure guitariste du monde parce que ça, c’était un truc réservé aux garçons, pas du tout cool pour les filles.
A la fin des années 80, après tes premiers essais, tu avais de l’ambition dans le cinéma ?
Je voulais en faire ma vie, même si tous les gens que je rencontrais me disaient que j’allais me ramasser minablement. On me disait qu’il n’y aurait jamais de place pour une fille comme moi, un peu déséquilibrée, sulfureuse, dans cette industrie bien propre, bien morale. On me disait que je ne serais jamais James Dean ou Sean Penn, que le petit côté déglingué était réservé aux mecs, qu’une fille ne ferait jamais carrière là-dessus. Alors, j’ai dit « Très bien, puisque c’est comme ça, je me tire à Minneapolis. Je vais faire du rock avec mes copines et passer mes journées à hurler. Comme ça, au moins, je suis sûre qu’on m’entendra. »
Depuis, d’autres filles ont réussi à imposer le genre de rôles dont tu rêvais. En as-tu considéré certaines comme des modèles ?
Jennifer Jason Leigh, avec Last exit to Brooklyn un rôle pour lequel j’avais aussi postulé , a fait gagner beaucoup de temps aux femmes dans ce métier. Elle était ce que je rêvais d’être, la nana à côté de ses pompes. Son talent m’a énormément apporté : il y avait une profondeur, une noirceur dans son jeu qui m’ont éclairée sur mes propres recherches.
Tous ceux qui ont vu Larry Flynt ont été impressionnés par ton jeu. T’es-tu étonnée toi-même ?
Le seul truc qui m’épate vraiment, c’est cette absence totale de vanité. On voit dans le film une actrice qui a l’air de se moquer complètement de sa petite respectabilité, une fille qui a mis sa fierté au placard puis a fermé la porte à double tour. « Mon cher Milos, je m’offre à toi. Prends ce corps, prends ces robes, et fais-en un film ! » Il y a des scènes qui m’ont franchement embarrassée lorsque je les ai revues, mais il était trop tard.
Il est surprenant de t’entendre parler d’absence de vanité, de don de soi. Tu es quand même réputée pour ton caractère fier, entier.
C’est une succession de phases contradictoires : un jour dans le rôle de la petite actrice soumise, le lendemain dans le rôle de la garce qui crie vengeance (sourire)… Malheureusement, ce sont surtout ces moments de furie que les gens retiennent. Mais les gens qui me connaissent vraiment savent que je suis plus proche de la première douce, fragile, assez réservée en privé que de la seconde, celle qu’on voit sur scène avec Hole. Mes colères sont un mythe. Depuis quelques années, j’ai fait beaucoup de progrès, j’arrive à contrôler mon irritation, à la canaliser, réservant cette colère aux gens qui la méritent vraiment.
Tu es très active. As-tu moralement et physiquement besoin de toute cette activité?
J’ai toujours aimé bosser dur, même si mon côté feignasse me pousse parfois à traîner au lit jusqu’à midi. Je ne sais pas si c’est un besoin moral, mais je crois qu’il y a des vides à remplir, et que toute cette effervescence dans ma vie produit des sortes de compensations qui m’aident à m’approcher du bonheur. Le travail est pour moi une sorte de thérapie, comme chez un tas de gens très respectables, Leonard Cohen, Nick Cave ou PJ Harvey. En avril, je vais commencer l’enregistrement du prochain album de Hole. Billy Corgan des Smashing Pumpkins sera producteur exécutif du projet, ce qui me fait extrêmement plaisir parce qu’il est l’un des seuls à comprendre ce que je veux faire en studio. J’aurais aimé travailler avec Brian Eno, mais il a refusé notre offre en répondant que Hole était trop rock pour lui. Peu importe, je sais que Billy sera parfait. (Elle fouille dans son sac à la recherche d’une cassette.) Billy vient de composer le thème du prochain Batman : ce qu’il a enregistré est absolument incroyable, un vrai chef-d’oeuvre. Billy est comme moi, il a besoin d’être constamment en mouvement, c’est un insatisfait chronique.
Après l’enregistrement de l’album, je retournerai au cinéma pour jouer dans un film d’action, une grosse production hollywoodienne. On m’a promis une scène d’attaque de banque que j’attends avec impatience. Après ça, tournée avec Hole, puis un autre film en octobre. (Elle met les mains sur ses hanches, soudain surexcitée.) Franchement, est-ce que je ressemble à une fille qui s’ennuie ? (Puis, avant même qu’on puisse l’interroger sur sa vie de famille…) Cette fois-ci, ma fille est restée au jardin d’enfants, à Los Angeles. C’est très douloureux, je pense à elle à chaque instant de ma vie. J’aimerais tellement l’emmener avec moi partout en voyage, mais c’est très compliqué techniquement. Je ne l’ai pas vue depuis plusieurs jours, elle me manque terriblement.
Vous vivez toujours à Seattle ?
A mon retour, on va déménager pour Los Angeles. C’est un énorme sacrifice parce que ma fille et moi avons physiquement besoin de cet air frais, de cette campagne, de ces montagnes. Mais nous ne pouvons plus vivre là-bas, c’est devenu impossible. Dès que je sors le bout du nez, il y a des flashs qui crépitent, des gens qui s’approchent avec des photos de Kurt, d’autres qui veulent photographier mon bébé. La mère de Kurt et moi allons acheter une ferme à Olympia, à une heure de Seattle. Nous essaierons d’y passer les vacances pour ne pas complètement quitter cette région, celle que je préfère au monde.
Tu vis à mille à l’heure, partagée entre plusieurs villes, plusieurs vies.
C’est tout ce que je sais faire de ma vie. J’ai toujours été incapable de me poser longtemps quelque part. Il y a toujours cette force qui m’attire ailleurs, ce besoin de repartir. C’est assez casse-gueule, parce qu’on ne sait pas ce qu’on va trouver à l’autre bout du chemin, mais c’est quelque chose que je ne contrôle pas. Ma vie est devenue cette étrange succession de rêves et de cauchemars. Parfois, je tombe sur quelque chose de magnifique, parfois je me prends une claque terrible. Mais je ne sais pas exister autrement. Je suis incapable de commander la machine. Je n’ai jamais passé mon permis, je me laisse conduire par les autres et c’est une assez bonne métaphore pour résumer ma vie. Tout ce que je peux dire, c’est que ce voyage ou cette fuite a quelque chose de profondément viscéral.
La seule chose que je peux faire pour tenter de maîtriser les choses, c’est de me livrer avec un peu moins de passion dans ce que je fais, de me contenter d’être une bonne professionnelle. C’est pour ça que je suis heureuse de bosser avec Billy Corgan sur le prochain disque de Hole. Mais j’aime trop ce pouvoir que confère la musique pour me contenter d’un second rôle. C’est parce que les chansons ont ce pouvoir gigantesque sur les âmes que je me sentirai toujours plus proche du rock que du cinéma. Une chanson, qu’elle soit d’Abba ou de Nirvana, peut toucher les gens dans le monde entier, les faire pleurer. Quelque chose d’impossible au cinéma. Tant que je croirai à ce point au pouvoir des chansons, je serai incapable de poser mes valises quelque part.
Quand tu étais adolescente, pensais-tu devenir aussi célèbre ? Nourrissais-tu des espoirs à ce sujet ?
J’y croyais dur comme fer et je pensais objectivement pouvoir y parvenir, mais je n’avais pas idée des difficultés que j’allais rencontrer. Je pensais que la route vers la gloire serait toute droite, bien éclairée, lumineuse. En vérité, elle était monstrueusement sinueuse, pleine de pièges et de bosses. Hier, on m’a montré des photos de moi prises il y a environ dix ans, en Angleterre. J’avais l’impression de feuilleter un livre d’histoire toute cette époque me paraît si lointaine. Et pourtant, d’une certaine manière, ce furent les meilleures années de ma vie. J’étais naïve, pleine de rêves.
Très ambitieuse ?
Pas au sens où on l’entend à Hollywood. L’autre jour, j’ai eu une conversation avec Sharon Stone à ce sujet. Voilà une fille qui est vraiment ambitieuse. (Elle se met à imiter l’actrice, en parlant très vite et en remuant les bras dans tous les sens). « Ecoute, Courtney, je sais parfaitement que Diaboliques était un film de merde, mais il fallait que je le fasse, ce film de merde. Hollywood fonctionne comme ça : il y a plein de pognon à prendre mais, de temps en temps, pour être vraiment connue et gagner encore plus de fric, tu dois accepter de tourner dans une merde. » Je ne veux surtout pas donner l’impression de juger Sharon mais en ce qui me concerne, c’est là où se situe la limite entre ce que je suis prête à faire et ce que je refuserai. Mes ambitions restent très artistiques : enregistrer un « grand » disque de Hole, ce que je n’ai pas encore réussi à faire, et puis tourner dans des films bien écrits, intelligents.
Pour Hole, le succès commercial au sens où on l’entend pour Nirvana ou Smashing Pumpkins est-il encore un objectif ?
Je ne supporte plus l’attitude « alternative rock », cette manière très américaine de vouloir avoir du succès tout en prétendant être indépendant, vaguement rebelle. Le rock de ce pays est devenu caricatural et hypocrite. Les groupes supposés représenter le courant alternatif sont devenus la nouvelle norme, plus rien ne les distingue de la masse qu’ils étaient censés combattre. Alors, le meilleur moyen pour Hole de sortir des rangs, c’est d’enregistrer un disque ambitieux, avec des hits, une production énorme. Suivre, d’une certaine manière, la démarche de Nirvana au moment de Nevermind.
L’autre jour, j’ai fait mettre un programmateur de radio à genoux devant moi. Il me demandait des nouvelles de mon disque, m’implorait de sauver le rock américain, alors je lui ai fait lécher mes pompes : « A genoux, triple buse. Tu veux que Hole reprenne le flambeau ? Tu veux que je colle mon pied au cul d’Alanis et de tous ces connards ? Alors prosterne-toi, idiot, et patiente encore un peu » (rires)… Avec le prochain Hole, nous irons à l’essentiel, sans nous obliger à jouer des notes dissonantes, un exercice où Sonic Youth excelle.
D’une certaine manière, Sonic Youth a fait un tort énorme au rock américain : en rendant cool le fait de jouer des notes dissonantes, ils ont encouragé des tas de gamins moins doués qu’eux à faire pareil et maintenant, on voit les horreurs que ça donne. Sur le prochain Hole, il n’y aura pas ce genre de conneries. Seulement des notes qui sonnent justes.
En quoi ton écriture a-t-elle évolué depuis Live through this ?
Pour les musiques, ça reste un combat permanent. J’ai toujours besoin de l’aide du groupe pour finir mes chansons, composer un pont ou une sortie de refrain, mais je crois que le niveau général du prochain album sera supérieur à Live through this, qui m’a laissée un peu sur ma faim. C’est surtout au niveau des textes que je sais avoir progressé ces dernières années. Il n’y a rien de glorieux à ça : les événements m’ont rendue terriblement émotive, toujours à vif, et mes chansons s’en ressentent forcément. Ce qui ne veut pas dire que tout a été évident. Après le tournage de Larry Flynt, par exemple, j’ai traversé une période de sécheresse terrible. Physiquement, j’étais tellement crevée que je ressemblais à Hilary Clinton.
Quand tu regardes autour de toi, que tu fais le point sur les musiciens de ta génération, par qui es-tu impressionnée et où te situes-tu ?
Je suis allée récemment à une fête donnée par un photographe de Los Angeles et tous les gens de ma génération étaient présents. Je n’ai jamais été aussi déprimée de ma vie. Les voir tous là, réunis, ça avait des allures de fin de règne, de nouveau Woodstock. En deux secondes, on pouvait voir qui avait réussi à mûrir, à évoluer, et tous ceux qui étaient restés bloqués à la case départ. Une vraie tragédie. Ce qui a tué cette génération, c’est la chemise en flanelle, la fameuse chemise à carreaux que portait Kurt. Le jour où cette chemise est devenue un uniforme, où elle est devenue aussi emblématique que le soutien-gorge de Madonna, la musique s’est figée. Et elle n’a plus bougé depuis. Ce qui est particulièrement décevant quand on sait que tous ces gens se réclamaient du punk-rock, qu’ils s’étaient juré de ne jamais tomber dans la norme.
Aujourd’hui, qui échappe au naufrage ?
Billy Corgan, évidemment, avec qui je fais un peu figure d’ancienne. Trent Reznor, parfois, et puis Marilyn Manson même si je déteste le côté théâtral de leur musique , pour cette folie qui les pousse à aller au bout des choses et cette manière de semer la zizanie entre les gamins et leurs parents, ce qui est exactement ce qu’on attend d’un groupe comme ça. Mais aujourd’hui, le meilleur, c’est Beck. Ce petit mec est en train de mettre des grands coups de pied dans la fourmilière, ce qui me remplit de joie. Beck est revenu à l’essentiel, cette idée qu’on est là avant tout pour distraire un public. Beck est un entertainer, et en cela il fait un bien fou à la musique américaine.
La découverte du punk-rock, c’est l’époque où tu as quitté ta mère et ton beau-père pour traverser l’Atlantique et t’installer à Liverpool, la ville de Teardrop Explodes et d’Echo & The Bunnymen. Qu’allais-tu y chercher ?
Il fallait que je parte là-bas. C’était une obligation, comme quelque chose d’écrit. C’est à Londres et à Liverpool que les choses se passaient, tous ces groupes, ces concerts, et je voulais participer à l’aventure. Sans ce voyage en Angleterre, les choses ne se seraient sans doute pas enchaînées comme elles l’ont fait par la suite. Liverpool, c’était mon initiation, la porte d’entrée vers le Nouveau Monde. Il y avait une ambiance incroyable dans la ville, de l’insouciance, du glamour, un peu de psychédélisme. Les garçons étaient beaux et il y avait de la place pour les filles, elles n’étaient pas exclues de la fête. C’était une période très excitante, le commencement de ma vie. Je me souviens d’une phrase de Pete Townshend qui disait « Le rock’n’roll est comme une flamme qui s’attaque à vos jambes puis embrase tout votre corps. Et lorsque vous vous rendez compte que vous brûlez et que rien n’arrêtera le feu, il est trop tard. »
Il y a quelques années, tu es devenue la marraine des riot girls, un éphémère mouvement alliant punk-rock et féminisme. Tu crois toujours à la singularité d’un rock au féminin ?
Il y a une fraîcheur, une impatience et une colère chez ces filles qui font toujours plaisir à entendre. Je viens d’acheter le disque des Anglaises de Kenickie et quand j’écoute ces filles, j’ai l’impression de me revoir à 20 ans, pleine de rêves, d’illusions, prête à me battre, à mordre pour défendre mes rêves. Cette énergie-là est précieuse, rare, et souvent, je ne l’entends pas chez les groupes de garçons… Mon intérêt pour les riot girls ne signifie pas que je sois restée bloquée sur cette période de ma vie. J’ai fait beaucoup de chemin, j’ai grandi, je me suis assagie.
J’ai 32 ans et je me sens mieux dans ma peau que jamais, même si Sharon Stone, encore elle, me dit qu’à partir de cet âge-là, c’est le déclin, le début de la fin. (Elle reprend son imitation hystérique de l’actrice.) « Dépêche-toi, Courtney chérie, la pendule tourne. Tu n’as pas le temps de partir en tournée, pas le temps d’avoir des enfants. Il faut que tu joues dans des films, toutes sortes de films, parce que lorsque tu auras 38 ans, il sera trop tard. »
Sharon est incroyable, une vraie tigresse. Lorsqu’elle a appris que je ne serais pas nominée pour les Oscars, elle m’a téléphoné à 5 h 30 du matin. Elle avait passé une heure l’oreille collée au poste de radio en se rongeant les ongles pour moi, et lorsqu’elle a enfin appris qu’on m’avait écartée, elle était folle de rage. « Courtney chérie, ce sont des vieux cons. On les emmerde. Orson Welles n’a jamais été nommé lui non plus. Qu’ils aillent tous se faire foutre, ces ignares. Pour la cérémonie, sors ta plus belle robe et emmerde-les jusqu’au bout. »
Tu es très proche de Billy Corgan et de Michael Stipe. Leur expérience du succès t’apporte-t-elle des enseignements ?
Il arrive encore que Billy ou Michael jouent pour moi le rôle de tuteur. Notre principal sujet de discussion, c’est d’essayer de comprendre pourquoi il est si difficile de se faire de vrais amis lorsqu’on est connu. Et puis Michael est un peu mon conseiller en protection rapprochée. C’est lui qui a trouvé des gardes du corps pour ma fille et moi. Au départ, je pensais pouvoir éviter toutes ces complications, mais Michael a su me convaincre. Il faut absolument que je protège ma fille de toutes ces agressions les fans, les photographes , que je la couve jusqu’à ce qu’elle soit en âge de comprendre par elle-même qu’elle ne grandit pas dans un milieu classique. Je voudrais qu’elle puisse grandir sans regret, sans frustration. Parfois, je me dis que je devrais disparaître de la vie publique. On vivrait dans le Connecticut et plus personne ne penserait à nous. Mais je ne veux pas céder à ce chantage. Je ne veux pas sacrifier ma vie artistique simplement parce que les gens ne respectent pas ma vie privée.
Quatre ans après sa mort, Kurt est devenu un nouveau Jim Morrison. On vend aujourd’hui plus d’affiches à son effigie que de disques de Nirvana.
Tout ce commerce me dégoûte. J’ai reçu des offres obscènes de gens qui voulaient m’acheter des photos de mon mari, des propositions écoeurantes. Ce qui me fait le plus de mal, c’est de me dire que ma fille ne pourra pas se balader avec ses copains et ses copines sans voir la photo de son père placardée partout. Je sais qu’elle va en souffrir, tout comme la demi-soeur de Kurt qui avait 8 ans lorsqu’il s’est suicidé a dû changer d’école plusieurs fois à cause des plaisanteries des autres gamins. Comment ces enfants peuvent-ils affronter des trucs pareils ? Comment s’en sortir indemne ? J’ai appris que Sean Lennon, qui était en cure de désintoxication à l’âge de 14 ans, vivait désormais avec une Japonaise de 38 ans nommée Yuka. (Elle prend une mine affligée)… L’histoire se répète.
Après plusieurs années qu’on peut qualifier de « mise à l’épreuve », les médias américains ont l’air de t’adorer à nouveau. T’expliques-tu ce revirement ?
Les Américains ont toujours adoré les come-back, ça fait partie de la mythologie de ce pays. On vous maudit, on vous juge, puis on vous laisse la chance de vous racheter. J’ai également changé de conseiller en communication. La femme qui s’occupe désormais de moi est la plus puissante du pays. Elle s’occupe de Tom Cruise, de Winona Ryder… Elle a un pouvoir énorme sur la conscience collective du pays ce qui est effrayant mais vrai. Grâce à son travail, je suis en train de devenir une espèce de Cendrillon américaine, une sorte de princesse éphémère dont tout le monde peut se sentir proche. Alors, de temps en temps, pour contribuer à cette image, je quitte le plateau d’une émission de télé en râlant, histoire de prouver que je ne suis pas en train de m’endormir dans mon carrosse. Les Américains adorent ça, un peu de remue-ménage.
Avec la disparition de Kurt, tu as vécu de très près une des grandes tragédies du rock. Peux-tu comprendre la fascination pour ce genre de destin, la fameuse légende du « vivre vite et mourir jeune » ?
J’ai toujours trouvé ce mythe ennuyeux. Ce genre de destin n’est pas glamour pour deux sous. C’est un peu ce que j’ai voulu montrer dans Larry Flynt : quelqu’un qui grille sa vie comme une cigarette n’est pas très intéressant. C’est peut-être excitant à regarder, mais ce n’est pas beau à vivre. Et si j’ai pu influencer de manière négative des garçons et des filles qui pensent que se défoncer et se faire du mal est un mode de vie cool, j’en suis profondément désolée. Je n’ai jamais voulu projeter ce genre d’image, je n’ai jamais voulu faire de mal à personne.
Comment fais-tu face à l’absence depuis la disparition de Kurt ?
La méditation m’a beaucoup aidée et si j’ai été particulièrement volontaire pour me jeter là-dedans, c’est parce que Kurt la pratiquait. Maintenant, il y a aussi des moments où le vide est si grand que la méditation et le recueillement ne peuvent rien. Il y a eu de longues périodes de déprime profonde… Mais j’ai ma fille et c’est ce qui me sauve. J’ai son amour, celui de la mère de Kurt, de toute sa famille. Nous formons une sorte de clan. Ce sont des gens très simples, très bons, qui m’apportent énormément. Grâce à eux, j’arrive à effacer certaines plaies. Il y aurait bien des raisons pour céder à l’amertume que les gens réalisent seulement maintenant que je ne suis pas une cruche, qu’ils aient cru pendant longtemps que j’étais hystérique , mais je ne veux pas céder à cette facilité. Je veux de la joie, du bonheur, pas des regrets. Et puis, j’aimerais connaître l’amour une nouvelle fois, peut-être avoir des enfants. Pour l’instant, rien à signaler, sinon deux ou trois aventures débiles et dégoûtantes pour tuer le temps. Mais un jour, pourquoi pas ? Je ne suis pas encore tout à fait prête, mais je crois que d’ici quelques années, l’amour reviendra.
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