Des corps épuisés, une parole réduite à néant, des paysages urbains de fin du monde, une mélancolie insondable et impuissante : Corridor et Trois jours de Sarunas Bartas, deux aérolithes noirs et glacés qui traversent notre ciel en provenance de Lituanie, deux lucioles qui nous disent que là-bas, à l’Est le cinéma bouge encore. “La […]
Des corps épuisés, une parole réduite à néant, des paysages urbains de fin du monde, une mélancolie insondable et impuissante : Corridor et Trois jours de Sarunas Bartas, deux aérolithes noirs et glacés qui traversent notre ciel en provenance de Lituanie, deux lucioles qui nous disent que là-bas, à l’Est le cinéma bouge encore.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« La beauté essentielle des films de Sarunas est entière dans la façon qu’ont ces films de se tenir droit debout sur le fil vacillant qui relie leur auteur, ses peines et ses lumières, aux peines et aux lumières du monde alentour. » (Leos Carax)
II suffit de voir quelques minutes de Corridor ou de Trois jours pour saisir d’emblée ce qui, dans l’œuvre naissante de Sarunas Bartas, a pu séduire un spectateur aussi exigeant que Carax. La jeunesse de Bartas, une nouvelle région à découvrir sur la carte du cinéma, cette façon de filmer la beauté raphaélite de Katerina Golubeva sans effet de cinéma mais avec un amour infini… Et puis, surtout, si les deux films observent une flopée de personnages qui se cherchent, se regardent, aspirent à une certaine chaleur communautaire, si ces deux films n’ont de cesse de traquer ce qui peut relier les gens entre eux, ils finissent par échouer. Bilan globalement négatif Corridor est totalement muet et Trois jours doit comporter à peu près autant de lignes de dialogue qu’une conversation entre Buster Keaton et Clint Eastwood. Carax a trouvé là un frère du silence, un camarade blessé de la communication, un compadre de la solitude majuscule. Bienvenue dans l’internationale de l’autisme. Impression confirmée par un journaliste du quotidien hollandais De Volkskrant qui avait rencontré le jeune cinéaste lituanien il y a deux ans au Festival de Rotterdam : « Lorsque je l’interroge sur les raisons de la mélancolie, de l’apathie et de l’absence de perspective qui se dégagent du film. Il me regarde d’un air impuissant. Je repose ma question, il répond par un simple haussement d’épaules ; j’insiste et là, j’ai droit à un sourire à la fois gêné et irrité. Mais quand le silence menace de devenir pénible, il marmonne une réponse : « Chaque être est seul. Malgré tous ceux qui l’entourent. On fait tellement de tentatives pour rompre cette solitude. Mais cela marche rarement. A partir du moment où l’on se cherche mutuellement, cette distance se crée d’elle-même. Quoi qu’on fasse, on n’arrive pas à se rapprocher les uns des autres. «
Ces propos pas folichons ressemblent: à un avant-programme de son œuvre. Dans Corridor, pas d’histoire, pas de progression narrative : juste les heures grises des habitants d’un immeuble. Des enfants, des jeunes gens, des vieux. Silencieux comme des carpes, murés dans une solitude non fissible. Seuls les regards se croisent parfois. Hors champ, des bribes de conversation, des rires, des engueulades étouffées, la rumeur de la ville – la ville : un crassier invraisemblable, à faire passer Liverpool pour la banlieue de Monte-Carlo. Et puis, une fête qui semble animer les pièces elle corridor de l’immeuble : de la musique, des danses, de la boisson, une ivresse, de la vie qui surgit. Ephémère. Les bouteilles se vident, les mégots refroidissent, les corps se fatiguent, retour à la solitude, fin du film (du monde ?). C’est étonnant et inégal, parfois brutalement intense, parfois vain et ennuyeux.
Trois jours est beaucoup plus convaincant, petit bijou qui brille comme un diamant perdu dans un terrain vague. Le second long métrage de Bartas est une super-production, comparé à Corridor : il est en couleurs, il contient quelques dialogues et même une esquisse de trame dramatique. Deux garçons de la campagne font une virée en ville, rencontrent deux filles et, après trois jours passés à errer, Rimer de mauvaises dopes et écluser de la mauvaise vodka, s’en retournent dans leur isba isolée où le seul mouvement de vie semble se limiter aux saisons qui passent. C’est dire si, selon nos critères dramaturgiques dominants, il ne se passe rien dans le cinéma de Bartas – ou alors très peu et très lentement. Comme du Tarkovski macéré dans l’eau-forte de Joy Division. Mais il passe énormément de choses entre le réalisateur et ce (ceux) qu’il filme. Quelque chose de l’ordre de l’indicible, qui tient à l’intensité du regard de Bartas, sa sûreté quasi infaillible dans l’art du cadrage, une façon d’habiter les images de toute son âme qui confine à l’évidence, un mélange de majesté et d’humilité qui tire son cinéma vers des « arts nobles » comme la peinture ou la poésie. En même temps, il y a chez Bartas une force documentaire qui sauve ses films d’un formalisme vain ; Corridor et Trois jours, ce sont aussi des nouvelles d’un pays culturellement lointain, géographiquement proche, la Lituanie : un désastre économique, une mélancolie comme stationnée dans l’air et qui imprègne les corps, les visages, les murs, les rues, une grisaille qui repeint tout en glauque, un mélange de misère et de résignation qui suinte de partout. Un sentiment de perdition immémorial : ces images sont d’aujourd’hui, mais ne pourraient-elles pas avoir été tournées en 1917 ou en 1940 ? Et ces personnages, sont-ils des êtres vivants ou bien des morts en sursis ? Ce qui est troublant, c’est l’espèce de vigilance résignée delà caméra de Bartas : pas de cri de révolte, comme s’il était déjà trop tard ; juste l’apathie désarmée (et désarmante) de ceux qui n’attendent plus que le coup de grâce. Pas de spectacle de la misère non plus : les apparts lépreux sont bien réels, la moitié des comédiens sont amateurs – le glauque design de Delicatessen ou Cycle n’est pas de mise ici. Loin du tourisme, Bartas filme son pays, sa ville, ses concitoyens, ses frères. Dans Corridor, on voit une grande place enneigée ; la foule y est divisée en petits groupes, chacun agglutiné autour d’un brasero. Une image qui pourrait figurer la métaphore du cinéma de Bartas : des gens perdus dans la banquise, qui essaient de se rassembler et de se réchauffer autour de la flamme vacillante d’une bougie. Après vingt siècles de notre ère moderne, les habitants qui peuplent la vision de Bartas sont ramenés à un état Cro-Magnon: protéger à tout prix let secret du feu pour ne pas sombrer complètement. Cette métaphore-là, m’est avis qu’elle ne concerne pas uniquement la Lituanie.
Carax raconte comment Sarunas Bartas et ses assistants ont installé un studio de fortune au premier étage d’un chalet, dans une forêt en lisière de Vilnius. Au moment de l’effondrement soviétique, ils avaient racheté des caméras, des tables de montage.. .Sarunas y fabrique ses films, fait travailler les cinéastes de la région. Carax conclut « Tant qu’il y aura quelque part sur terre un chalet comme celui-là, dans une forêt, avec un garçon comme Sarunas pour y travailler et y inventer, je serai tout à fait optimiste quant au cinéma. »Alors, soyons confiants : Corridor et Trois jours vont conquérir un large public, éclater Les Anges gardiens sur les podiums du Film français. C’est évident.
{"type":"Banniere-Basse"}