En 1998, Francis Ford Coppola venait de tourner L’Idéaliste. A cette l’occasion, le cinéaste accordait un entretien fleuve aux Inrockuptibles dont nous reproduisons ici des extraits les plus révélateurs.
Etes-vous partagé entre une face Orson Welles (avec des films amples, un style ostentatoire) et une face John Ford (des films plus simples visuellement, plus dépouillés et secrets) ?
C’est difficile de refuser un style flamboyant et très visuel pour se concentrer sur l’histoire, les personnages et le jeu des acteurs. Beaucoup de cinéastes refusent cette discrétion de la mise en scène, ils veulent la caméra ici, puis la caméra là, ils ont besoin de mouvement et d’excitation visuelle. Moi, j’aime apprendre de chaque film, et j’aime trouver le style qui convient à chaque film.
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Vous aviez déjà adopté cette discrétion fordienne dans Les Jardins de pierre.
Et aussi dans les Parrain, qui sont de facture assez classique. Les Jardins de pierre, je ne m’en souviens plus très bien : mon cerveau ne fonctionnait même plus à l’époque (le fils aîné de Coppola a trouvé la mort pendant le tournage)? Mais un film ne doit pas seulement être au sujet de quelque chose , il doit ?être son sujet : le fond et la forme doivent se confondre. Quand cette fusion se produit, c’est le grand frisson pour moi. Par exemple, si je faisais un film sur un mouvement politique, j’aimerais que le film lui-même soit le manifeste politique qui éveille les spectateurs. Apocalypse now était cet idéal de film qui se confond avec son sujet, Tucker également. Voilà mon ambition de cinéaste.
Vous dites que vous n’avez pas encore tourné votre film idéal. Quel est-il ?
Je suis toujours un cinéaste prometteur et je suis impatient vis-à-vis de moi-même. Car je n’ai pas encore tenu mes promesses. Ce film idéal, déjà, je dois l’écrire. Je veille à mettre le nom des écrivains dans le titre de mes films car un jour, j’aimerais bien pouvoir mettre mon propre nom à côté du titre. Je dois donc commencer par écrire ce film en partant de zéro. Ensuite, ce doit être un film qui éclaire la vie et l’expérience humaine. Le spectateur doit sortir de ce film en se disant Il m a aidé à comprendre un peu mieux ce que nous fichons sur cette terre.? Ce film doit aussi être distrayant ? même pour des spectateurs soûls. Enfin, ce film doit répondre à la question Comment fonctionne l’univers ?? Si un film ne peut pas faire cela, il ne remplit pas les promesses du cinéma. C’est le rôle de l’art : procurer des émotions et interroger les grandes questions existentielles. Je ne sais pas si je suis capable de réaliser un tel film, mais je sais que je dois essayer.
Concrètement, travaillez-vous à cet ambitieux projet ?
J’y travaille depuis une douzaine d’années. Mais par bribes. Chaque fois que j’ai deux semaines de liberté, je m y attelle. Il y a environ un an, j’ai rassemblé tous les morceaux épars de ce que j’avais écrit et je les ai lus. J’étais effondré : ce n’était qu’un ensemble de fragments sans unité, je n’avais que des critiques à faire. J’étais comme le gars qui quitte son agence publicitaire pour écrire un roman et qui, finalement, est incapable d’en pondre la moindre ligne. Je pense que je suis un bon scénariste, un bon réalisateur ? mais peut-être pas assez bon pour un projet d’un tel niveau et d’une telle ambition. Puis, en réfléchissant, je me suis dit que Tolstoï s’y est repris à dix fois pour écrire Guerre et paix. Donc je recommencerai. Pour écrire cette histoire, je dois apprendre encore, je dois mieux maîtriser le sujet que je veux traiter. J’ai un tas de bouquins à lire, je vais prendre des notes ? toute cette lecture va me demander au moins une année.
Quels sont ces livres, quel est votre sujet ?
Tout tourne autour de l’histoire des systèmes politiques, de la façon dont les hommes ont bâti l’organisation dans laquelle ils vivent. Je m intéresse particulièrement à la république de Rome. Les Romains avaient repris l’idée grecque de la démocratie et l’avaient mise en pratique en fondant la république. Les Grecs et les Romains ont ainsi posé les fondations de toute notre civilisation occidentale. J’ai beaucoup étudié ces cent ans de la république de Rome, depuis 120 av. J.-C. (Tiberius et Caius Gracchus), en passant par Marius, Scylla, jusqu’à César et l’Empire romain. Mon histoire est basée sur le fait que l’Amérique contemporaine est une version contemporaine de la Rome antique. Si on veut comprendre l’avenir de notre civilisation, il faut étudier soigneusement le passé. J’ai donc décidé de dévorer des livres sur cette période de l’histoire. Puis je me suis dit que je devais étudier à fond la période de la Révolution américaine ? parce que l’histoire se répète. Mais pour bien comprendre la Révolution américaine, il faut aussi étudier la Révolution française ! Et si on veut comprendre César, il faut aussi connaître Vercingétorix. Alors le puits de la connaissance est sans fond ! (rires)? Mais à un moment donné, j’en aurai fini de mes recherches. Je suis comme un nuage qui absorbe jour après jour de l’humidité, jusqu’au jour où je serai tellement chargé de vapeur d’eau que je vais pleuvoir. Je suis donc de nouveau optimiste. Jelis un livre à peu près tous les trois jours, pas seulement sur la Rome antique, mais aussi sur le New York contemporain ? où mon histoire a lieu. Avez-vous entendu parler de Robert Moses ? C’est un Américain de ce siècle qui avait la puissance d’un empereur romain. C’est lui qui a construit le système de freeways de l’agglomération new-yorkaise. C’était un dictateur ! Il était intouchable, au-dessus de l’autorité politique. A côté de lui, Donald Trump est un clown. Moses était sans doute l’homme le plus puissant d’Amérique pendant cinquante ans. Tellement puissant que le public ne le connaissait pas : ça, c’est la vraie puissance ! Il était à l’échelle de types comme César. Voilà ce que je lis. Vous voyez, je ne sais pas ce qu’il adviendra de ce projet, mais j’y travaille.
Est-ce le même projet que celui que vous appeliez, il y a quelques années, Megalopolis ?
Je l’appelais aussi journal secret , mais c’est le même projet. C’était en effet un journal : je consignais mes pensées sur ce que j’apprends, pense, aime, sur les thèmes qui préoccupent l’être humain que je suis. Je l’ai aussi appelé Megalopolis car je trouvais que c’était un cadre idoine : je pensais pouvoir travailler avec cette métaphore d’une ville géante, le symbole de la civilisation et elle existe, c’est New York, le centre du monde. Ça pourrait être Paris ou Londres. Le temps m intéresse aussi beaucoup dans mon histoire. Le temps est en effet cette chose très retorse qui sépare les êtres humains de l’univers. Nous ne comprenons pas vraiment le temps : ce que j’appelle l’ultra-maintenant, l’ultra-passé, l’ultra-futur. Ça m intrigue parce que nous vivons dans cet espace qui n’est pas vraiment compatible avec l’univers réel. Si vous connaissez un peu la relativité et la théorie d’Einstein sur la gravité? la gravité n’est rien : la gravité est juste cet accident dans le continuum de l’espace-temps. Comment voulez-vous expliquer ça à ces Américains soi-disant arrogants qui dirigent des multinationales de cinéma par exemple ? Ils ne savent rien de tout ça. Ils sont comme des gosses de 5 ans dans un jardin d’enfants qui disent « C’est à moi ! C’est à moi !« .
Ils ne sont pas arrogants, mais ignorants. Et qu’est-ce qui peut les toucher, qu’est-ce qui peut leur apprendre quelque chose ? L’art. C’est même la raison d’être de l’art. Les choses vont changer. Je crois qu’il est très important que lespoètes et les artistes prennent part à la gestion de la chose publique et dirigent les pays aux côtés despolitiques. Il faut réinventer la démocratie et le pouvoir afin de ne pas les laisser entre les seules mains des juristes et des politiques. Il faut que participent aux gouvernements des philosophes, des artistes, des poètes, des gens simples, des gens qui veulent comprendre, car nous sommes les sentinelles de l’humanité. Il est de notre devoir de laisser à nos enfants quelque chose d’intéressant. Pourquoi ne pas leur donner le meilleur ? Les parents des enfants israéliens et palestiniens réalisent-ils qu’en perpétuant cette effusion de sang, ils sacrifient une génération de plus ? Ces gamins ont de l’intelligence et du talent, ils devraient tout d’abord être heureux, tomber amoureux, se régaler, profiter, pouvoir observer les traditions de leur culture, mais aussi contribuer à cette extraordinaire culture du monde. Nos dirigeants ne savent pas, ne comprennent pas, ils ne devraient pas être au pouvoir, du moins pas seuls : ils devraient partager ce pouvoir avec des gens qui sentent vraiment ce qui est en train de se passer. Etdans ce processus, les films ont un rôle important à jouer parce qu’ils peuvent toucher tout le monde.
Mais si ce projet est votre grand uvre à venir, qu’en est-il des grands films que vous avez réalisés jusqu’à présent comme Le Parrain, Apocalypse now, Coup de c’ur ? Ce ne serait que des brouillons sans intérêt ?
Des exercices d’apprentissage, qui m ont appris le métier de cinéaste. Je voulais me servir de L’Idéaliste pour apprendre et perfectionner la direction d’acteur. Pour mon grand projet, je veux avoir des performances géniales, des acteurs immenses. Je veux mélanger des personnages de la Rome antique avec des personnages du New York actuel, je veux que le New York moderne évoque un peu la Rome antique. Ce qui se passe aujourd’hui en Amérique s’est déjà passé à Rome. L’Amérique n’est pas une république, c’est un empire ! Et, de plus en plus, un empire fasciste. Mutation que Rome a connue avec César. Au c’ur des deux systèmes, vous avez l’argent, l’appât du gain, le désir fou d’enrichissement permanent. J’espère que ce thème va m aider à comprendre certaines choses comme, par exemple, la contradiction entre l’art et le commerce que nous vivons chaque jour dans notre monde moderne, ou encore les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, etc. La deuxième chose que j’aimerais mieux comprendre est la suivante : nous avons du talent, nous avons la capacité de régler les grands problèmes du monde, alors pourquoi ne le faisons-nous pas ? Parce qu’il y a tous ceux qui ne veulent rien changer car ils sont riches, puissants et tirent tous les avantages du système. Je viens de lire un livre du philosophe arabe du XIIIesiècle, Ibn Khaldoun : c’est splendide, limpide. Je pensais que les Etats-Unis seraient plus intelligents que les Romains car nous avons ce splendide héritage de l’histoire dont nous pouvons tant apprendre, comme moi j’ai appris de Ibn Khaldoun. Moi, j’ai le sentiment que nous sommes à un moment ? ironiquement, c’est celui du changement de millénaire ? où nous pouvons faire progresser notre civilisation d’un pas supplémentaire. Et le cinéma a le pouvoir d’indiquer la direction. Si le cinéma est capable de filmer des stations orbitales ou le naufrage du Titanic, il doit aussi être capable de montrer un monde qui tente de résoudre les grands problèmes. Et si le grand public voit ces images utopiques, peut-être que les puissances qui entravent le progrès humain et social voudront bien s’atteler à la tâche.
Vous croyez fermement au cinéma comme outil pédagogique, comme moyen de changer le monde ?
Bien sûr ! C’est le plus puissant outil possible, c’est prométhéen. Il a le pouvoir de nous montrer des visions qui peuvent nous aider. Si on le voit, on peut croire à un monde qui éduque ses enfants, qui éradique la haine et les conflits, etc. J’aime parler de ce grand projet car si jamais je ne suis pas capable de le mener à bien, d’autres le feront peut-être. C’est ce genre de films que devrait produire le cinéma. Ça m attriste profondément de voir qu’on ne produit encore et encore que des films Coca-Cola. J’ai une promesse que je m’efforce de tenir, mais le cinéma aussi ! Et il est loin de l’avoir tenue.
Revenons à votre grand uvre, à votre projet de film personnel. Qu’allez-vous faire pour le mener à bien ?
J’ai quelques idées. Je me suis dit Quels sont les éléments essentiels du cinéma ?? L’écriture et le jeu des comédiens. Warner Brothers, par exemple, est un empire maléfique qui possède tout ; mais qu’est-ce que j’ai, moi, et qu’eux n’ont pas ? Je sais écrire, je sais faire jouer des acteurs. Donc je vais aider l’écriture en créant un magazine, Zoetrope All Story, pour que les écrivains et les scénaristes puissent s’exprimer. Cela me permet aussi de savoir qui sont les écrivains. Cette connaissance me donne du pouvoir. Mon magazine est le magazine littéraire qui a la diffusion la plus importante aux Etats-Unis, après un an d’existence seulement : 40 000 exemplaires ! Et ça peut être un révélateur ou un tremplin extraordinairement puissant pour les auteurs. Idem pour les acteurs. Ils aiment jouer, j’essaie donc de les aider ? et, cette fois, en m y prenant différemment qu’avec mes studios Zoetrope. J’ai quelque chose de Cassandre, une intuition me dit ce qui va se passer. En revanche, je n’ai jamais su comment faire pour qu’on me croie ! On ne m a jamais cru! Après mon discours aux Oscars, j’aurais pu racheter Microsoft ! Je me demande comment je pourrais mieux utiliser mes instincts. Mon entreprise, qui s’appelle toujours Zoetrope, marche bien maintenant : je suis sérieux, je tiens bien les comptes. Je recommence donc, mais cette fois en connaissant mes faiblesses, avec plus de doigté et plus de modestie. Je ne crois pas qu’on ait besoin de tonnes d’argent : un peu suffit, mais il faut de l’imagination. Il faut utiliser les ressources que les dirigeants, les multinationales de cinéma par exemple, n’ont pas ? ne voient pas, ne maîtrisent pas. Tout ce qu’ils ont, c’est de l’argent. Les idées sont plus importantes. Et avec les ordinateurs, nous pouvons faire des choses impensables il y a peu. Enfin bref Je ne sais pas, je m amuse avec ce genre de pensées, mais je ne prends plus tout ça trop au sérieux.
Traduction Serge Kaganski, Christian Fevret & Julia Dorner.
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