La Mostra a permis un joli coup d’oeil sur les films de ce mois-ci : une fausse splendide bio de Dylan, un Wes Anderson indianisant. Côté Français, Kechiche explose et Desplechin s’expose.
Peut-on changer de vie ? Et si oui, combien de fois ? Les réponses à la question ont varié cette année sur la lagune. Au moins six ou sept fois, a répondu Todd Haynes. Même pas une, a rétorqué l’écorché Abdellatif Kechiche. Petit proverbe vénitien in progress : “Il est plus facile pour un ado vagabond de devenir pop-star, pour un poète de devenir prêcheur, et pour un enfant noir, un vieux cow-boy, un travesti et un hippie de ne former qu’une seule personne, que pour un ouvrier de chantier naval licencié de devenir restaurateur.”
Avant qu’on ne le découvre (dans une salle assez excitée) à Venise, il bruissait que le nouveau film de Todd Haynes (Safe, Velvet Goldmine, Loin du paradis) serait un biopic de Bob Dylan dans lequel se succéderaient pour le rôle-titre une demi-douzaine de comédiens de sexe et de couleur différents. Ce n’est pas tout à fait le cas. I’m Not There est à la fois un peu moins rigidement conceptuel et plutôt plus sophistiqué que ça. Personne ne s’y nomme Bob Dylan et le film déploie six personnages aux patronymes différents : un poète nommé Arthur Rimbaud qui passe devant ses juges, un enfant noir fugueur nommé Woody Guthrie (!), une pop-star masculine (mais interprétée par Cate Blanchett) qui renonce au folk pour le rock électrique, un drôle de cow-boy proche de Billy The Kid (Richard Gere), une star montante de Greenwich Village qui deviendra pasteur (Christian Bale) et un comédien hollywoodien qui a interprété le rôle de cette jeune star (Heath Ledger). Leurs trajectoires tressées forment un lacis particulièrement enchevêtré, traversé de chansons et d’images du protest-singer (pochettes d’albums, images d’archives, épisodes biographiques…). L’image de Dylan se diffracte donc non pas dans six corps différents mais dans six personnages, six lignes de vie composant un puzzle qui jamais ne coïncide.
Todd Haynes s’empare dans un même mouvement de la vie et de l’œuvre du chanteur, et défait les liens d’explications causales de l’une à l’autre. Aucun enchaînement de péripéties biographiques ne saurait couvrir totalement le signifiant Dylan. Dylan court de modèles fantasmés (Arthur Rimbaud, Woody Guthrie) en personnages de fictions épars. I’m Not There est un antibiopic, une antibiographie, plutôt une tentative de saisir en quoi le mythe est un processus de dissémination, une pure efflorescence.
Plus étrangement, le film est aussi, d’une certaine façon, un anti-Velvet Goldmine, ou en tout cas son symétrique inverse. Dans son glam-rock movie autour de David Bowie, le personnage central était interprété par deux acteurs différents, l’un pour les années Ziggy, l’autre pour le funk taillé pour les stades des années 80. Haynes faisait de ce clivage la marque de l’imposture. Il y avait à ses yeux une vérité objective de Bowie (l’androgyne glam) et son dévoiement dans le cynisme et le commerce (incarné par un autre corps). La schizophrénie n’était pas une force agissante et libératrice, plutôt la condition d’une trahison. I’m Not There est au contraire une apologie de l’identité multiple. Tout fait Dylan, et le film joint à ses standards des reprises (par Calexico, Antony And The Johnsons…) qui rendent l’extension de l’idole plus infinie encore. Dans cette poétique de l’éclatement, brassant avec vigueur tous les styles (réalisme, stylisation photographique, fausses images d’archives et fausses interviews télé, drame conjugal et road-movie), Todd Haynes trouve les ressources pour réaliser son film le plus libre et le plus plein.
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Abdellatif Kechiche aussi a montré cette année à Venise son film le plus audacieux et le plus fort. Rien de plus opposé pourtant à la musicalité aérienne fondée sur le montage et la vitesse de Haynes que l’écriture de Kechiche, où chaque scène, chaque plan, est comme une coulée de glaise, dont le film doit s’arracher pour continuer son cheminement. La Graine et le Mulet décrit quelques mois dans la vie de Slimane, un ouvrier de Sète presque sexagénaire poussé vers la sortie de son job sur un chantier naval, jusqu’à l’inauguration d’un restaurant de couscous qu’il monte en fédérant les forces de sa grande famille recomposée. L’intrigue évoque quelques classiques du cinéma français, à commencer par La Belle Equipe (1936) de Julien Duvivier, dans lequel l’utopie d’une réussite collective se brisait déjà sur le pot de fer d’une fatalité pas seulement sociale (mauvais hasard, sale coup du destin…).
Le film explose son étroit contenant narratif en développant chaque scène sur des durées parfois délirantes, comme si celle-ci devait se jouer comme un grand moment de direct, indépendamment de son appartenance à la chaîne scénaristique du récit. Comme chez Pialat, une scène de repas se déploie sur une vingtaine de minutes, le moindre rendez-vous pour un prêt avec une employée de banque se transforme en séquence digne de Raymond Depardon, et le film se clôt par une séquence de suspense dilatée à l’excès, où un tracas quotidien trouve soudainement une résonance métaphysique et cosmique. Abdellatif Kechiche invente une forme expressionniste exorbitée, folle, bigger than life, au réalisme français, irréductible ici au genre de la chronique sociale ou à toute tradition sagement naturaliste.
I’m Not There et La Graine et le Mulet constituaient les deux gestes de cinéma les plus opposés mais les plus forts de cette Mostra. Cela n’a pas échappé au jury (composé de Zhang Yimou, Paul Verhoeven, Catherine Breillat, Jane Campion…), qui leur a remis ex aequo son prix spécial. Sans avoir pu voir Lust, Caution (une histoire de passion sexuelle et d’espionnage sur fond de Seconde Guerre mondiale), on reste cependant dubitatif quant à la nécessité de récompenser d’un Lion d’or Ang Lee, deux ans seulement après Le Secret de Brokeback Mountain.
De la compétition, on retiendra encore The Darjeeling Limited, le nouveau Wes Anderson, précédé d’un court métrage du réalisateur, Hotel Chevalier, petit préambule humoristique qui imagine un passé parisien (rien moins qu’une idylle avec Natalie Portman) à l’un des trois frères (Jason Schwartzman) de The Darjeeling Limited. Comme La Vie aquatique, et comme La Famille Tenenbaum, ce nouveau film est un récit de refiliation. Trois trentenaires, après la mort de leur père, décident de retrouver leur mère (Anjelica Huston), devenue religieuse dans un pensionnat indien. A la verticalité en apnée du précédent (jusqu’au ventre de l’océan) répond l’horizontalité ferroviaire de celui-ci (jusqu’au bout du bout des Indes). Mais des cabines de bateau de La Vie… au compartiment du train à l’ancienne de The Darjeeling Limited, une même façon de filmer une humanité en boîte, composée de figurines s’affairant dans des maisons de poupée. Le film n’excède pas tout à fait ce qu’on attend de la Anderson touch, mais il est vraiment beau. Troué d’une bifurcation tragique particulièrement étonnante dans son dernier tiers, extrêmement séduisant visuellement, il bénéficie aussi de la fantaisie et de la complicité manifeste de ses trois comédiens : Owen Wilson, Jason Schwartzman et Adrien Brody, tous les trois irrésistibles.
La place manque pour développer davantage, mais les sections parallèles ont également présenté quelques pépites, dont deux documentaires de deux cinéastes parmi les plus importants : Useless de Jia Zhangke et L’Aimée d’Arnaud Desplechin. Deux films courts, conçus comme mineurs, et pourtant passionnants. Useless est une variation très libre autour de la fabrication de vêtements en Chine, aussi bien sur son versant industriel qu’artisanal. De Pékin à Paris, des chaînes de montage à l’acte d’achat, le film séduit par sa logique associative très libre, sa consistance vaporeuse, et cet usage visuel de la DV assez exceptionnel, qui depuis Still Life donne le sentiment que toute chose devant laquelle Jia Zhangke pose sa caméra est vue pour la première fois.
L’Aimée est quant à lui un montage d’entretiens de l’auteur de Rois et Reine avec son père. Ce dernier y évoque sa mère, qu’il n’a pas connue (elle est morte de la tuberculose lorsque monsieur Desplechin père avait 2 ans). Le film dessine une communauté familiale surprenante, étrangement apaisée (sans rapport avec l’hystérie généralisée de Rois et Reine) dont tous les membres visibles sont des hommes (le père, le fils, le frère, les neveux) et où toutes les femmes sont mortes, figées sur des photos fanées. L’utilisation de la musique de Vertigo en rajoute encore dans la jointure femme/fantôme qui donne aussi son sens au titre.
On ajoutera la découverte d’un très beau film d’un cinéaste brésilien mal connu en France, Julio Bressane, Cleopatra, récit théâtral, baroque et d’une grande puissance d’évocation sexuelle (comme la rencontre de Werner Schroeter et Tinto Brass) des amours de la reine d’Egypte et de ses courtisans romains. Et aussi un nouveau Oliveira, Christophe Colomb, l’énigme, qui vaut surtout pour ses vingt dernières minutes très émouvantes, où le réalisateur passe devant la caméra et part aux côtés de son épouse à la recherche des traces des conquistadores sur le sol américain. Une demi-douzaine de beaux films, dont deux fracassants, c’est le fier butin de l’édition Venise 2007.
Le palmarès de la Mostra
Lion d’or Lust, Caution d’Ang Lee
Lion d’argent – Prix de la mise en scène Redacted de Brian De Palma
Prix spécial du jury ex aequo La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche et I’m Not There: Suppositions on a Film Concerning Dylan de Todd Haynes
Lion d’or spécial pour l’ensemble de son œuvre Nikita Mikhalkov
Meilleure interprétation féminine Cate Blanchett pour I’m Not There: Suppositions on a Film Concerning Dylan de Todd Haynes
Meilleure interprétation masculine Brad Pitt
pour L’Assassinat de Jesse James d’Andrew Dominik
Prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune espoir Hafsia Herzi pour La Graine et le Mulet d’Abdellatif Kechiche
Lion d’or d’honneur Bernardo Bertolucci
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