[Hors série Cheek x Les Inrocks – Plaisir féminin] Longtemps perçu comme une contre-culture, le female gaze s’invite aujourd’hui dans le cinéma en proposant une nouvelle mise en scène des corps et en nous plaçant à l’intérieur de l’expérience féminine. Filmer le désir, se rapprocher du plaisir, ne plus être captif·ve. La force d’un nouvel imaginaire, puissant vecteur politique, au cœur du 7e art. Silence, ça tourne (enfin rond) ?
Le female gaze, ou regard féminin, a toujours été là, sous nos yeux. Ce regard n’est pas l’inverse du male gaze, celui que Laura Mulvey théorise en 1975 et qui nous fait prendre conscience que le plaisir visuel s’est construit dans notre imaginaire cinéphile autour de l’objectivation des personnages féminins. Lorsqu’une femme est désirable au cinéma, elle est filmée comme un objet. Cela passe par le morcellement de son corps, des gros plans sur ses fesses et ses seins, des travellings de haut en bas, comme si la caméra accompagnait le mouvement de la tête du spectateur. Le female gaze n’opère pas de la même façon. Si la caméra s’attarde sur les tablettes de chocolat d’un corps masculin, comme le plan de Brad Pitt torse nu sur un toit dans Once Upon a Time… in Hollywood, le dernier long métrage de Quentin Tarantino, cela reste du male gaze. La promesse du female gaze, c’est que l’on peut désirer sans être dans l’objectivation.
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A quoi ressemblent le désir et le plaisir sur nos écrans s’ils ne se construisent plus sur une asymétrie du pouvoir ? Le female gaze propose une nouvelle mise en scène des corps et autres codes visuels pour nous transmettre ces émotions. Une mise en scène qui nous place nous, spectateur.rice.s, à l’intérieur de l’expérience féminine et non plus à l’extérieur. Nous sommes dans le film, avec l’héroïne.
La première qui tord le corps de la caméra pour nous rapprocher du plaisir féminin est la pionnière Alice Guy. La réalisatrice décide d’utiliser le gros plan à des fins dramatiques pour la première fois dans l’histoire du cinéma dans son film Madame a des envies, en 1906. Il est utilisé pour nous faire sentir le désir d’une femme enceinte qui ne peut s’empêcher de mettre des objets phalliques dans sa bouche. Cent treize ans plus tard, Céline Sciamma signe le chef-d’œuvre Portrait de la jeune fille en feu qui, lui
aussi, réinvente la manière de filmer le désir féminin. Tout dans la mise en scène installe la notion d’égalité dans la construction du désir entre la peintre Marianne et le sujet du tableau, Héloïse, dans la Bretagne du XVIIIe siècle. Déjà les corps des deux comédiennes – Adèle Haenel et Noémie Merlant – font la même taille et prennent la même place dans le cadre. La cinéaste filme souvent les deux femmes en plan poitrine, les deux corps côte à côte. Le discours autour de l’égalité se trouve aussi dans les dialogues où Héloïse rappelle à la peintre que même si c’est elle qui pose pour le tableau, elle est tout autant un sujet que Marianne. Elle n’est jamais filmée comme un objet passif du désir, comme une muse désincarnée, mais au contraire comme un corps actif.
Des corps actifs
L’enjeu du female gaze est de filmer le corps féminin comme un corps actif mais aussi de convoquer celui des spectateur.rices. Alors que nous avons été habitué.es à être passif.ves devant les écrans, installé.e.es confortablement dans des sièges rouges molletonnés ou affalé.es sur un canapé ou un lit, le regard féminin nous sort de notre zone de léthargie. La géniale série Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, grâce au regard caméra et à l’adresse directe aux spectateur.rice.s, nous demande de toujours rester à ses côtés. En nous parlant ainsi, la créatrice nous place dans l’action. Impossible donc d’érotiser le corps de Fleabag pendant les nombreuses scènes de sexe de la première saison. L’héroïne brise le quatrième mur, elle nous prend comme témoin de sa situation, et elle transforme ce procédé en dispositif comique. Nous ne rions jamais d’elle mais avec elle lorsqu’elle se demande si la taille de son anus est normale après une sodomie.
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Le male gaze, au contraire, nous rend souvent captif·ve·s des scènes de sexe, car le regard masculin nous impose un rôle de voyeur.euse. Devant les scènes de sexe d’Abdellatif Kechiche, que ce soit dans La Vie d’Adèle ou dans les deux premiers volets de Mektoub, My Love, nous subissons les très (trop) longs plans où le cinéaste filme des corps féminins en plein acte sexuel. Par exemple, dans l’ouverture de Mektoub, My Love : Canto Uno, nous suivons le regard de la caméra qui capte un rapport sexuel entre Ophélie et son amant. Nous ne sommes jamais du point de vue des personnages mais nous sommes dans la pièce, comme un·e voyeur·se. Dans la scène de cunnilingus du deuxième opus (Mektoub, My Love : Intermezzo), la caméra est dans les toilettes de la boîte de nuit, et la même mise en scène est utilisée et n’adopte pas le point de vue de l’héroïne, nous sommes juste au plus près du sexe de la comédienne et de la bouche fatiguée de son amant. Les plans se répètent sans fin et nous sommes coincé·es dans une vision en boucle d’un corps qui semble subir les assauts d’une langue plutôt que dans l’expression d’un plaisir féminin. Car évidemment, l’héroïne ne jouit pas.
Masculin/Féminin
Un réalisateur est tout à fait capable de générer du female gaze et même de filmer un orgasme féminin. D’ailleurs, le premier orgasme féminin au cinéma est tourné par un homme. Il s’agit du film Extase (1933) de Gustav Machatý où le visage d’une jeune femme (interprétée par Hedy Lamarr) est filmé en gros plan au moment de la jouissance. Le cinéaste capte la montée du plaisir, l’héroïne cache son visage avec ses avant-bras, comme submergée par cette sensation. Ce film peut-être considéré comme pionner du female gaze en adoptant le point de vue féminin et en nous faisant ressentir une expérience féminine.
Une réalisatrice, à l’inverse, ne va pas instinctivement filmer à travers un regard féminin. Créer du female gaze reste un geste conscient. Le male gaze, lui, découle souvent d’un imaginaire lié à un inconscient patriarcal. Le genre du regard n’est donc pas lié au genre du cinéaste. Axelle Laffont dans MILF se filme, elle et ses copines quarantenaires (elle tient le rôle principal) à travers un male gaze avec une multiplication de plans qui objectifient son corps et celui des autres actrices. Todd Haynes va sublimement capter la naissance d’un amour entre deux femmes dans Carol sans jamais tomber dans le male gaze. Le female gaze ne peut se réduire au regard des cinéastes femmes. C’est un regard politique, qui revalorise l’expérience féminine en en faisant le point central du récit. Cependant, on peut noter que la majorité des films qui nous font ressentir une expérience féminine ont été écrits et réalisés par des femmes, que cela passe par les films plus underground comme Jeanne Dielman 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman ou les plus populaires comme Wonder Woman de Patty Jenkins.
Le pouvoir révolutionnaire du female gaze
L’expérience féminine au cinéma a été dévaluée et très souvent effacée. Le female gaze permet une revalorisation de ce que les corps féminins (cis ou trans) traversent. Malgré plus de cent années d’images, très peu de films ont voulu retranscrire le désir et le plaisir féminins du point de vue de la femme. De même, de nombreuses images demeurent manquantes. A quoi ressemble un corps féminin vivant un avortement, un accouchement, des règles douloureuses, des orgasmes multiples ? Mais aussi toutes les expériences sociales, un corps féminin parcourant la ville ou un corps féminin connaissant l’exclusion à cause de son genre ?
Certaines œuvres y remédient. Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou nous montrent des femmes en mouvement bravant les rues de Paris. Les films expérimentaux de Maya Deren ou de Barbara Hammer s’approchent des vulves et disent la puissance du clitoris. Les archives documentaires de Carole Roussopoulos et de Delphine Seyrig révèlent comment les femmes s’unissent pour lutter contre le patriarcat et transmettent un savoir lié au corps féminin en filmant un avortement. Mais dans la majorité des cas, ces films restent très peu connus et difficilement accessibles.
Comment faire alors pour que tou(te)s ces (chefs d’)œuvres qui portent un regard féminin puissent se diffuser, se disséminer et propager la force de leur nouvel imaginaire ? D’abord, en leur redonnant leurs lettres de noblesse, dans un pays où la cinéphilie s’est construite autour d’un amour de la Nouvelle Vague et de ses héritier·ères. Il faut que ces films, qui ont formé une contre-culture, puissent basculer dans la culture dominante, sans pour autant perdre leur pouvoir politique. Car toutes ces œuvres font trembler le patriarcat en repensant la notion de désir au féminin. Il faut que le terme female gaze se démocratise, et le plus efficace pour cela est sûrement de tourner nos regards vers les séries.
Le Regard féminin – Une révolution à l’écran d’Iris Brey (Éditions de l’Olivier, 2020)
Le Hors série Cheek x Les Inrocks « Plaisir féminin » sera disponible en kiosque à partir du 7 février
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