Jonathan Caouette a commencé à filmer sa vie dès l’âge de 11 ans. Vingt ans et cent soixante heures d’archives plus tard, il monte tout cela sur ordinateur et réalise le bouleversant « Tarnation ». Bouleversant comme la vie de folie qu’il a traversée, poussé par la nécessité de se filmer pour se réinventer.
« Que faire de ma vie de merde ? » A cette question, Jonathan Caouette, 32 ans, a trouvé sa réponse : du cinéma. En quelques mois, il est passé de l’écran de son ordinateur, où il a monté sur iMovie son film autoproduit pour 218,32 dollars, à la tournée des festivals, de Sundance à Cannes, où il recueille à chaque fois tous les suffrages. Tarnation est le point de convergence d’une technologie qui met la réalisation d’un film à la portée de toutes les bourses et de l’air du temps télé-réalité qui met quotidiennement l’intime en spectacle.
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Mais si le film est si fort, c’est avant tout parce que 1) la vie de Caouette est démoniaque, 2) il a inventé pour la montrer une forme totalement emballante. Et à l’arrivée, si sa vie a nourri le film, on comprend aussi que le fait de filmer sa vie l’a aidé à sauver sa peau.
Un roman familial dément
Tarnation déroule une histoire familiale de folie. La mère de Jonathan, Renée, mannequin local à la beauté farouche, est diagnostiquée, dès l’adolescence et sur un malentendu, schizophrène avec troubles bipolaires. Commence alors une série d’électrochocs injustifiés qui va faire basculer sa vie.
En 1972, elle accouche de Jonathan. Le père, un bogosse de passage, les abandonne quand il prend conscience de la fragilité mentale de Renée. Dès lors, elle va passer sa vie en hôpital psychiatrique. Jonathan, lui, est trimbalé de foyers d’accueil en séjours chez ses grands-parents, avant d’entamer à 11 ans la tournée des clubs gays locaux. « Quand j’étais ado, je voulais cacher ma famille à mes camarades d’école, se souvient-il. Je ne voulais pas regarder la réalité en face. Je ne supportais pas que ma famille soit différente des autres. Je disais seulement à mes copains que ma mère était une hippie excentrique. Ce n’est qu’en grandissant que m’est venue la conscience, l’acceptation. J’ai fini par aimer ma famille pour ce qu’elle est. »
La catharsis du journal intime
Si Jonathan a fini par accepter sa vie, c’est parce que, très tôt, il a commencé à la filmer : « J’ai filmé ma vie pour en garder une trace et pour donner du sens à ce que j’ai vécu. Aujourd’hui, je regarde le film et je me dis : Oh ! mon Dieu, j’ai vécu tout ça, je l’ai vraiment vécu, et j’ai survécu. J’ai traversé ce tunnel de ténèbres. Il y a eu des moments terribles, mais en avoir fait un film m’a réconcilié avec toute mon histoire. Aujourd’hui, si je pouvais revenir en arrière, je crois que je ne changerais rien, ni pour moi ni pour ma famille. »
Dès qu’il a été en âge de tenir une caméra, Jonathan Caouette s’en est servi comme d’autres écriraient leur journal intime. C’est la révolution dont témoigne son film : il appartient à une génération pour laquelle la caméra est aussi accessible qu’un carnet et un crayon. « J’ai eu ma première caméra à 11 ans. Mon grand-père m’avait trouvé une vieille super-8. Puis j’ai récupéré une caméra vidéo de mon parrain dans un programme pour enfants sans parents. Au départ, je tournais chez mes grands-parents des remakes des films que j’allais voir au cinéma. Mais aujourd’hui, avec le recul, je pense qu’inconsciemment, j’ai tourné Tarnation pendant vingt ans. En grandissant, j’ai pris peu à peu conscience du besoin que j’avais de filmer ma vie. C’est devenu une question de vie ou de mort, quand j’avais environ 16 ans, quand j’ai compris à quel point ma vie partait en couilles. Filmer tout ça, c’était me donner l’illusion que j’avais un certain contrôle sur cette vie. La caméra est devenue une arme, un bouclier, une façon de faire avec cette vie. Et j’ai continué : j’ai accumulé cent soixante heures d’archives. Et à un moment, il y a environ deux ans, je me suis senti prêt à en tirer un film. Je me suis dit : c’est maintenant. »
Vérité et exhibitionnisme
Jonathan Caouette, c’est un peu une idée à la seconde. Devant le succès du film, il envisage désormais une trilogie Tarnation. « Dans le second épisode, toutes les scènes seraient les mêmes que dans le premier, mais juste quelques minutes plus tard. On reconnaîtrait les décors, les costumes, mais les personnages raconteraient autre chose, et ça donnerait une histoire totalement différente. On découvrira par exemple que j’ai un fils de 9 ans. » De quoi alimenter la parano de ceux qui soupçonnent le film d’être une pure fiction. « Des cyniques », répond Jonathan d’un haussement de sourcil.
Et l’exhibitionnisme, la complaisance, dont certains l’accusent ? « En 1997, j’ai écrit un premier scénario fictionnel avec mon boy-friend et ma mère, qui ressemblait à un long épisode de Twilight Zone, où toutes les images qu’on voit dans Tarnation auraient été des flash-backs. Ça aurait été nous, mais dans des circonstances surnaturelles. Par exemple, les problèmes psychiatriques de ma mère auraient eu des causes surnaturelles. Elle n’aurait pas été aussi déjantée qu’elle apparaît à la fin du film dans la scène avec la citrouille. J’avais bâti cette fiction parce que j’avais peur de me laisser aller sincèrement, de capituler devant la vérité. Je ne voulais pas que le public puisse croire que ce qu’il voit est réel. Mais je suis content de m’être réconcilié avec l’idée de la vérité et de l’avoir mise dans le film, la vérité m’a libéré. Je suis content d’avoir fait ce choix. Mais je reconnais que ce film est une étrange façon de devenir célèbre. »
On revient sur la scène de la citrouille où sa mère chante une comptine en ricanant nerveusement, scène qui, en s’éternisant, devient de plus en plus difficile à supporter. « Je l’ai laissée dans la durée pour montrer dans quel état peut être ma mère. Ou bien je le montrais, ou bien je ne le montrais pas. Mais à partir du moment où je décide de le montrer, la durée est nécessaire. Quand les réalisateurs hollywoodiens montrent la folie, c’est une folie aseptisée. J’ai choisi d’être plus cru, mais plus vrai aussi. Ce n’est pas tant l’exploitation de ma mère que le fait de montrer une maladie complexe, et éventuellement faire réfléchir le spectateur sur le système de santé aux Etats-Unis qui est en grande partie responsable de son état. J’enrage qu’on ait laissé faire une chose pareille. Pour le reste, je vois le film comme une déclaration d’amour à ma mère. »
Identité, mémoire, forme
Une autre scène est très forte : on y voit Jonathan à l’âge de 11 ans, singeant une femme battue avec un fichu sur la tête. Une grosse partie de l’identité de Jonathan est ici donnée : son goût pour la mise en scène, sa manière de transformer le drame en spectacle et aussi son homosexualité flamboyante. Jonathan assume cette façon très drama queen de tout retenir sur la pellicule : « Je ne veux rien refouler, je veux me souvenir de tout. Il n’y a que ça qui ait du sens pour moi. Oui, je m’accroche à mon passé. Exactement le contraire de ce qu’on entend à longueur de journée : « Ne t’accroche pas à ton passé. » Mais sans mon passé, je ne pourrais pas fonctionner aujourd’hui. Je suis obsédé par la fameuse phrase : « Ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le répéter. »
Au fond, la question de la mémoire qui est au c’ur du projet lui a même donné sa forme. Jonathan, Caouette a toujours eu l’obsession de tout garder : films en super-8 ou DV, mais aussi messages sur le répondeur, émissions de télé enregistrées en VHS, etc. Un délire d’archiviste qui donne une esthétique très particulière aux images. « Ma perception de la mémoire est liée à une expérience très forte. Quand j’avais 9 ans, j’ai eu une forme aggravée de pneumonie et ma température a dépassé les 40°. J’étais alors en permanence dans cet état borderline, que vous connaissez juste avant de vous endormir, où vous ne savez pas si vous êtes dans le rêve ou la réalité. J’ai voulu que l’esthétique du film soit dans la note de cette sensation, de manière quasi organique. Pour ça, j’ai beaucoup joué sur les filtres, sur la lumière surexposée, sur les jeux de pellicule brûlée ou déchirée. »
Une BO nettoyée
Un des aspects les plus chavirants du film était la BO punko-folk d’anthologie réunie pour la version du film vue à Cannes, pour laquelle Caouette ne s’était pas soucié une seconde des droits : on y entendait Nick Drake, Bob Dylan, Johnny Cash, Cocteau Twins, Low, Magnetic Fields, Lisa Germano, et même Michael Jackson. « Pour la sortie en salle, on n’a pas pu obtenir tous les droits. On a quand même sauvé 80 % des titres d’origine et seulement 20 % des vidéo-clips. Mon plus grand crève-c’ur est d’avoir perdu les titres de Nick Drake qui collaient vraiment très bien émotionnellement avec les images. J’ai eu la chance de travailler avec un compositeur, Max Lichtenstein, à l’ego suffisamment bas pour accepter que je lui demande que ça sonne comme des vieux titres inédits de Drake. Il y est arrivé ! L’un de ses titres revient quatre fois dans le film. Au final, je suis ravi de cette BO. »
Les parrains : Gus Van Sant et John Cameron Mitchell
Parmi les nombreux aspects de la légende qu’est devenue l’aventure du film, il y a tous les parrains (ou les fées) qui se sont penchés sur son berceau. Jonathan a d’abord rencontré John Cameron Mitchell, le réalisateur d’Hedwig and the Angry Inch : « Je passais l’audition pour son film Shortbus. Pendant l’audition, j’ai montré des extraits du film, en particulier celui où à 11 ans j’imite ma mère, pour qu’il sache à qui il avait à faire. Il a tout de suite accroché, m’a posé des tas de questions et, ensuite, n’a cessé de m’encourager à en faire un film. Il y a été un interlocuteur pour chaque étape du film. » Même s’il est aussi crédité comme producteur du film, l’implication de Gus Van Sant est moindre. Le réalisateur d’Elephant explique : « Quand on m’a contacté, le film était presque terminé. On m’a demandé si j’étais prêt à mettre mon nom en tant que producteur exécutif pour soutenir le film. J’ai accepté car je l’ai beaucoup aimé. C’est un très bon exemple de ce qu’on peut faire avec ce qu’on a sous la main : des photos de famille, une histoire et des cassettes vidéo. Mais je n’ai pas eu beaucoup à intervenir. Le montage qu’on m’a soumis faisait deux heures : une demi-heure a été retirée. »
Du jour au lendemain, Caouette a abandonné son job de portier d’un grand hôtel pour devenir la coqueluche du ciné indé mondial. Une anecdote reflète ironiquement ce changement de statut. « Quelques semaines avant de savoir que je viendrais à Cannes, j’ai accepté de donner un coup de main en tant que serveur dans un dîner officiel pour le film The Woodsman avec Kevin Bacon. J’ai donc servi Bacon et on a même discuté cinq minutes ensemble. Dès le lendemain, je prenais l’avion pour Cannes. Je me suis retrouvé à donner des interviews sur le toit du Noga Hilton… à côté de Kevin Bacon venu pour The Woodsman ! »
Bilan et perspective
« Me dire que mon film va encourager toute une génération de jeunes à réaliser le leur est le meilleur compliment qu’on puisse me faire », sourit Caouette. Ce qui est certain, c’est que personne ne pourra plus se cacher derrière l’argument financier pour s’excuser de ne pas se coltiner la mise en scène, le coût de son film les fameux 218 dollars paraissant dérisoire. Mais lui-même tempère : « J’ai quand même eu gratuitement accès à l’iMac de mon copain sur lequel j’ai pu utiliser le logiciel iMovie. »
Mais l’évidence est là : un tel film perturbe totalement l’économie du cinéma. Après, reste à avoir des choses à filmer : tout le monde n’a pas un roman familial aussi bouleversant que Caouette. En quittant Jonathan, on pense aux mots visionnaires qu’avait eus Alain Cavalier sur le travail de Joseph Morder, autre fameux diariste sur pellicule qui tourne en ce moment son premier long métrage de fiction : « Joseph n’est ni un metteur en scène ni un cinéaste. Il filme comme d’autres peignent ou écrivent, c’est-à-dire depuis son enfance et tous les jours. C’est un filmeur ; il y en a très peu. Plus tard, ils se multiplieront, pour le bonheur et la métamorphose nécessaire du cinéma. »
Olivier Nicklaus
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