Comment l’accession à la première place du film de Chantal Akerman dans le classement de la revue britannique “Sight and Sound” raconte un changement de paradigme dans la cinéphilie. Décryptage alors que le film ressort en salle ce 19 avril.
Du cinéphile, on ne peut pas dire que la majorité des gens se font une image totalement en phase avec le monde présent. On l’imagine volontiers vieux garçon, vivant dans le camp retranché d’images mille fois vues, revues, révérées, et pour la plupart issues d’un lointain passé. Le prestigieux classement des 100 plus grands films de tous les temps de la revue britannique Sight and Sound vient d’envoyer un signal fort qui bouscule cette imagerie renfermée. Oui, l’internationale des cinéphiles évolue avec son temps. La preuve : elle vient d’accomplir un coup d’éclat largement commenté en propulsant à la tête du classement le film génial de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ce classement, le vote de 1600 critiques de cinéma et universitaires, choisi·es de par le monde, le constitue. Il est mis à jour tous les dix ans et existe depuis 1952. À sa création, c’est un film encore tout chaud, sorti seulement trois ans plus tôt et emblématique d’un courant les plus neufs de l’époque (le néoréalisme), qui l’emportait : Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica. Dix ans plus tard, le baroque wellesien détronait le mélo en décors naturel italien et Citizen Kane entamait un règne de cinq décennies à la tête du classement. En 2012, un sleeper sorti en 1958 mais entré dans le top 100 seulement en 1982, après avoir grignoté régulièrement des places sur trois décennies, s’emparait de la première place, Vertigo d’Hitchcock. Bien que le film soit déjà ancien en 2012, sa prise de pouvoir marquait déjà un tournant un peu moderne du classement. Méprisé à sa sortie, longtemps difficile à voir (jusqu’à sa ressortie en 1984), Vertigo a mis du temps à acquérir son aura de chef-d’œuvre et de grand tombeau du cinéma classique. Mais ce n’était rien en comparaison de ce qui allait suivre.
En 1975 à Cannes
Lorsqu’il fut présenté en 1975 à la Quinzaine des réalisateurs, Jeanne Dielman créa une de ces polémiques qui font la légende de Cannes. Des grappes de spectateur·trices sortaient de la salle sans discontinuer durant les trois heures vingt que durent le film, mais celles et ceux qui restèrent jusqu’au bout lui firent un triomphe. Il est réjouissant que 47 ans plus tard, le sacre du film continue à hérisser les tenant·es d’une cinéphilie patrimoniale, et suscite même des soupçons de tricheries. Par exemple, ceux de Paul Schrader, le cinéaste s’étant fendu d’un texte expliquant qu’un tel coup de force jetait le discrédit sur un classement devenu pourtant une institution et qu’il était impossible mathématiquement qu’un vote de 1600 personnes aboutisse à un choix aussi clivant. On peut penser au contraire que c’est bien les procédures du vote, et la façon dont elles ont été réformées par S&S, qui a abouti à ce choix. Entre 2012 et 2022, S&S a en effet doublé le nombre de votant·es, veillé à inclure beaucoup plus de femmes, tâché aussi d’étendre largement l’origine géographique des participant·es. Et voilà comment un classement qui, en 1952, ne comprenait que des films réalisés par des hommes blancs, comprend désormais onze films réalisés par des femmes (dont une à la première place), neuf films de cinéastes noir·es, une dizaine de réalisateurs asiatiques…
Mais ce n’est évidemment pas seulement du point de vue de l’inclusivité que ce classement accomplit sa révolution progressiste. C’est aussi dans sa façon d’inverser les hiérarchies entre différents temps de l’histoire des formes. Plus conceptuel que narratif, tordant le cou à tous les affects propres à l’économie du cinéma classique (identification, suspense…), Jeanne Dielman porte au plus haut la rupture représentative d’un certain courant moderniste du cinéma de la seconde moitié du XXe siècle. Que ce courant remporte désormais d’aussi larges suffrages est bien le signe que, contrairement à ce que certains imaginent, ça bouge du côté des influenceur·euses cinéphiles.
Édito initialement paru dans la newsletter ciné du 7 décembre
{"type":"Banniere-Basse"}