Suite à vos nombreuses réactions et participations à notre forum consacré à « l’affaire » Amélie Poulain, nous publions ici de larges extraits de l’article de Serge Kaganski à paraître dans les Inrockuptibles n°294 du 12 juin. Un nouveau forum est ouvert afin de recueillir vos impressions.
Réagissant à chaud à un Rebond’ démagogique et poujadiste (Libération, Lundi 28 mai, puis Mercredi 30 mai) défendant Amélie Poulain et le bon peuple qui ne demandait rien contre une soi-disant cabale des élites absolument inexistante, je pensais allumer un simple pétard polémique dans le petit landernau cinéphile au sujet d’un film jusque là à peine discuté et critiqué (rendons quand même à François Gorin de Télérama, Vincent Ostria de L’Humanité ou Haddad et Martinez de Technikart ce qui leur revient). J’ai mesuré, mais après coup, que le pétard était une bombe, dont l’onde de choc s’est ressentie dans tout le pays et jusque chez nos voisins européens. Ce torrent de réactions allant du bon et sain débat d’idées jusqu’aux insultes ordurières et aux menaces physiques, m a amené à préciser ici certains points, histoire de ramener ce débat sur le terrain de la raison.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
A ce titre, je veux bien faire mon mea culpa sur la forme de mon Rebond’. Si c’était à refaire, le ton serait moins virulent, et j’ôterais le dernier paragraphe : la référence à Le Pen était sans doute une grosse bourde, d’abord parce qu’elle a refait parler d’un homme politique oublié, puis parce que cette phrase a été le chiffon brun sur lequel beaucoup ont foncé, occultant plus ou moins le reste du texte. Mais quand au fond, je ne change pas une virgule de mon analyse et je maintiens mes considérations esthétique, éthique et idéologique sur le film.
J’aimerais aussi repréciser deux choses qui semblent avoir été mal lues (mais je me suis sans doute mal expliqué) : je n’ai jamais fait l’amalgame entre les intentions de Jean-Pierre Jeunet et les effets néfastes (à mon sens) produits par l’imagerie de son film. Je pense que Jeunet est comptable de sa virtuosité de clippeur, de son obsession pour le passé et pour la francité (et je maintiens que ces éléments combinés sont réactionnaires), mais je ne lui ai jamais fait, je ne lui fais pas, je ne lui ferai jamais le mauvais procès d’avoir consciemment et volontairement ourdi un film à droite de la droite.
Au sujet de l’aspect idéologique du film, je rappelle que Le Monde a publié un reportage (édition du 6 mai) se réjouissant de l’amélioration’ du quartier de Montmartre grâce au tournage d’Amélie : le reporter racontait comment une épicerie arabe plutôt moche était enjolivée par une enseigne d’épicerie fine, comment Chez Ali était devenu Maison Collignon, puis regrettait que le tournage n’ait pas poussé son uvre de salubrité jusqu’aux sex-shops de la Place Blanche. Personne ne s’est ému de ce papier à mon sens beaucoup plus sulfureux que le mien, et qui atteste que je ne délire pas quand j’évoque le nettoyage esthético-ethnique du quartier dans le film.
Par ailleurs, beaucoup de lecteurs se sont sentis insultés sur le mode je ne savais pas que j’étais d’extrême-droite , ou selon Kaganski, tous des idiots sauf moi . J’avoue que j’ai du mal à comprendre cet argument, d’autant que j’avais veillé à ne pas faire l’amalgame entre les fans d’Amélie Poulain et ma vision du film. J’avais écrit : ?je suis convaincu que les spectateurs du film l’ont aimé sincèrement, qu’ils soient de droite, de gauche, ou d’ailleurs?. N’était-ce pas assez clair ? J’ajoute que de nombreuses personnes de mon entourage ont aimé ce film, que nous en avons discuté avec passion, sans qu’ils se sentent salis’ par mes idées et mes propos. Etonnant, non ?
Maintenant, je souhaiterais répondre aux principaux arguments soulevés par les nombreux emails et lettres que j’ai reçus. Ainsi, je mépriserais le peuple, et les succès populaires. Désolé, je ne méprise pas le peuple (figurez-vous que j’en fais partie), mais je conteste la représentation que Jeunet en fait, ce qui n’est pas du tout la même chose. De Toni de Renoir à L’Enfance nue de Pialat, de Jour de fête de Tati à Rosetta des frères Dardenne, des Parapluies de Cherbourg de Demy à Ressources humaines de Cantet, je peux vous citer un grand nombre de films qui m ont bouleversé parce qu’ils regardaient le peuple avec respect, honneur et vérité, sans paternalisme factice ni clichés réducteurs. Par ailleurs j’aimerais bien comprendre une bonne fois pour toutes qui méprise vraiment le peuple ? Le journaliste, seul avec ses idées, qui considère ses lecteurs comme des sujets adultes et pensants, des citoyens dotés d’un cerveau, aptes à polémiquer avec lui d’égal à égal ? Ou bien tous ceux qui surfent cyniquement sur le Succès et qui traitent leurs interlocuteurs, lecteurs, électeurs ou spectateurs, avant tout comme des clients à brosser systématiquement dans le sens du poil ? pour mieux les tondre ? En revanche, quand Libé, sous prétexte d’une analyse à froid du succès d’Amélie, se range hypocritement du côté du film et publie un courrier des lecteurs de type Pravda sur le mode univoque Vive Amélie, haro sur Serge Kaganski , je suis en droit d’être très déçu par l’attitude de ce quotidien qui m’est cher et que je lis depuis vingt-cinq ans.
Entres diverses insultes de tous calibres, je me suis beaucoup fait traiter de stalinien, ou de fascisant. Je n’arrive toujours pas à saisir par quel tour de passe-passe absurde, exprimer son opinion, même de façon virulente, équivaudrait à vouloir l’imposer aux autres. Pour reprendre une célèbre formule de je ne sais plus quel auteur, je n’aime pas Amélie Poulain mais je serais prêt à me battre pour que Jean-Pierre Jeunet ait le droit de faire ses films. Mais je ne vois pas en quoi cela devrait empêcher tout débat, au contraire.
Bien au-delà du film de Jeunet et de ma petite personne, cette polémique aura soulevé un tas de questions sur lesquelles il faudra bien réfléchir. Faut-il confondre totalement un objet avec ceux qui l’ont fait ou apprécié ? Faut-il confondre dans un film son sujet et sa forme de représentation ? L’esthétique est-elle liée à l’idéologie ou à l’éthique ? Le travelling est-il toujours une affaire de morale ? Où en est-on philosophiquement avec le cinéma, la publicité, les technologies virtuelles ? Les citoyens sont-ils voués à un strict devenir – consommateurs de loisirs ? Les médias sont-ils fatalement destinés à un formatage lisse dédié au dieu Succès ? Pourquoi Amélie ou Loft story déchaînent-ils les passions alors que certaines parties du monde sont à feu et à sang ?
Dernier point : je suis très loin d’être seul à penser ce que j’ai écrit, contrairement à l’image donnée par les médias dans le traitement de cette polémique. J’ai reçu de nombreux témoignages de sympathie de confrères, journalistes, intellectuels, cinéastes. J’ai aussi reçu foultitude d’emails approbateurs de simples lecteurs ou spectateurs. Avant de leur donner la parole dans une sélection équilibrée et représentative de mon courrier, je tiens à remercier chaleureusement tous ceux qui ont eu le courage de me soutenir et de me féliciter, mais aussi tous ceux qui ont aimé Amélie Poulain et qui m ont fait part de leur désaccord dans des textes argumentés et intelligents, parfois virulents, mais sans tomber dans l’invective stérile ou la bordée d’insultes.
{"type":"Banniere-Basse"}