Dans un magnifique documentaire, Comme des lions, la réalisatrice Françoise Davisse a filmé la lutte des ouvriers de l’usine PSA d’Aulnay pendant leurs quatre mois de grève et leurs deux ans d’engagement contre sa fermeture. Une plongée vivifiante dans la chaleur des AG, dont on ressort avec le sentiment que la lutte mérite d’être menée. Entretien.
“On est des ouvriers.” Nous sommes en mars 2013 et cette phrase laconique s’affiche fièrement sur la vitre d’un car de CRS. Elle a été écrite du bout des doigts sur de la buée par les ouvriers de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois, embarqués par la police après l’occupation de la fédération patronale UIMM (Union des métiers et industries de la métallurgie). Depuis des mois ils luttent pour défendre leurs emplois. L’aphorisme en dit long, en dépit de sa banalité : alors que la classe ouvrière a perdu de son évidence, eux réaffirment sa persistance.
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Dans un documentaire à paraître en salles le 23 mars, Comme des lions, la réalisatrice Françoise Davisse redonne toute sa place au monde ouvrier – un monde invisible à de nombreux égards. Pendant deux ans, elle a suivi les ouvriers de PSA-Aulnay en action, en 2012-2013. A l’opposé de certains journaux et reportages télévisés moralisateurs, condamnant systématiquement la violence des travailleurs plutôt que celle des patrons, elle nous donne à voir et à écouter sur le temps long (115 minutes) les salariés en lutte. Entretien.
Ce 4 février avait lieu la manifestation de soutien aux huit salariés de Goodyear condamnés à de la prison ferme pour avoir défendu leur emploi. Leur situation vous a-t-elle rappelé celle des ouvriers de PSA que vous avez suivis et filmés pendant deux ans ?
Françoise Davisse – Tout à fait, car les mécanismes stratégiques de part et d’autre sont les mêmes. Il y a une stratégie nette qui consiste à criminaliser tout mouvement quand une bagarre s’engage dans une entreprise, quoi qu’aient fait les gens. C’est un des éléments de la stratégie des directions. Dans n’importe quel conflit depuis le XIXe siècle, l’accusation de violence intervient assez tôt. Elle permet de déconsidérer les ouvriers, et de faire dévier la lutte, car les grévistes sont obligés de se battre pour empêcher les sanctions.
Ce qui m’a également marquée, c’est que les salariés sont confrontés à un problème d’image considérable pour se mettre en lutte. Ils doivent faire un pas de côté par rapport à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes dans l’entreprise. Ils prennent conscience du fait qu’ils ont des intérêts différents du camp d’en face. Décider de se mettre en grève, c’est changer d’image personnelle.
Quand la justice condamne les huit salariés de Goodyear à de la prison ferme, elle renforce l’idée que ce sont des voyous dans l’esprit de ceux qui hésitent à se mettre en lutte. Pour eux, cela confirme qu’il y a deux mondes : celui des salariés qui bougent et celui des salariés qui ne bougent pas. C’est ce qui m’inquiète le plus.
Il y a une séquence où Jean-Pierre Mercier, négociateur CGT et n°2 de Lutte ouvrière, est interviewé par Jean-Pierre Elkabbach sur la grève et le journaliste insinue clairement que les grévistes sont coupables de violences…
Ce qui est impressionnant à l’image, c’est que Jean-Pierre Elkabbach lit ces mots, il les a écrits. Cela signifie qu’il savait à l’avance comment il allait conclure l’interview : « La contestation, Jean-Pierre Mercier, elle est utile, mais les cris, les invectives, les menaces, les coups le sont beaucoup moins ». C’est incroyable, et c’est ce que je voulais montrer : il y a un cadre générique des luttes dans les médias, qui consiste à faire passer les gens qui luttent pour des voyous.
Aviez-vous à cœur de montrer la réalité de l’intérieur, sur le long terme, de redonner de la dignité aux ouvriers ?
Mon but n’était pas celui-ci au départ, mais c’est le résultat à l’arrivée. Alors que l’air du temps est à la résignation, ces salariés ont pris leur destin en main en se disant : notre boîte va fermer, au lieu de se taire, un an avant, on va organiser la lutte. C’est le scénario contraire à celui auquel on nous a habitués. Que peut-on faire dans ces cas-là ? C’est ce qui m’intéressait. J’ai découvert que c’était possible de se tenir droit, de faire face, de refuser, de défendre son emploi. Quelle que soit l’issue du conflit, on est toujours gagnant quand on lutte, car on devient quelqu’un.
Comment vous êtes-vous immergée avec votre caméra dans l’usine de PSA-Aulnay ?
C’est Philippe Julien qui m’a fait entrer dans cet univers. Il habite Saint-Denis et moi aussi. C’est lui que je connaissais. J’avais entendu parler de la grève qu’ils avaient faite en 2007. Ils réclamaient 300 euros d’augmentation. Je me suis dit qu’ils en voulaient. C’est lui que je suis allée voir, et Agathe, une militante de la CGT, est une des premières à avoir discuté avec moi car c’est une femme et moi aussi.
Vous y êtes entrée par le prisme du syndicalisme. Au-delà de ces militants, l’usine était-elle politisée ?
Elle ne l’est pas. Ce qui était atypique, c’est ce petit groupe très politisé. Mais dans le contexte de l’élection présidentielle, les gens mettaient leurs espoirs en François Hollande, ils en avaient mare de Sarkozy. Au-delà de ce noyau dur politique, c’était comme partout. J’ai élargi le cadre de ceux que je filmais au maximum, puis j’ai suivi ceux qui luttaient.
Certains rejoignent la lutte pour la première fois, et ils ne semblent pas être complexés par les militants aguerris comme Jean-Pierre Mercier et Philippe Julien…
En effet, les gens qui n’étaient pas des habitués de la lutte ont trouvé leur place. La démocratie était superbe dans les AG, un véritable espace de parole se construisait : chacun a son avis, est écouté… C’est passionnant de voir cette évolution. Ce sont des non-syndiqués qui écrivaient les revendications après avoir fait le tour de l’usine, et ce sont eux qui géraient les payes pendant la grève.
Les syndicalistes se sont donc laissé déborder par la grève ?
Dans leur esprit, dès le départ, c’était « un bonhomme une voix », comme dit Mercier. L’idée c’était que l’usine appartenait à tout le monde. Le mouvement n’est pas dirigé au sens syndical du terme. Tout est transparent. Il y avait une faculté d’écoute remarquable.
Comment avez-vous ressenti la place des femmes dans ce milieu très masculin ?
Il y a grand respect des femmes. Elles sont écoutées, respectées. D’après ce qu’elles disent, c’est des boulots tellement durs que, gréviste ou pas, il y a une vraie solidarité. Je l’ai ressenti pendant la grève.
Les grévistes disent qu’une de leurs victoires est simplement d’avoir résisté, d’avoir montré que les salariés d’une usine ne se laissent pas marcher sur les pieds quand on leur annonce qu’elle va fermer…
C’est Didier Georget [délégué CGT à l’usine d’Aulnay, ndlr] qui dit cela. Ils ont perdu, certes, leur usine a tout de même fermé. Mais il faut aller plus loin. Tu perds seulement quand tu ne fais rien, car tu n’as rien à retirer de ce qui t’est arrivé. Il y a une scène où les non-grévistes pètent les plombs à la fin, car ils se retrouvent sans rien. Ils ne pensaient pas que ça se passerait comme ça. Si certains n’avaient pas fait grève, cela aurait été mauvais signe. Je suis contente d’avoir été au bout de ce film, car il montre que la grève vaut le coup d’être vécue.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Comme des lions, de Françoise Davisse, sortie nationale le 23 mars
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