Longtemps méprisé, considéré comme un moralisateur porteur des pires valeurs réactionnaires, Eastwood n’est sorti du malentendu qu’à la fin des années 70. Il le doit notamment à Philippe Garnier, journaliste défricheur découvrant derrière cette icône un véritable auteur, solitaire et fidèle à lui-même. Un artiste qui aujourd’hui, estime ici Garnier, se la coulerait pourtant un peu trop douce.
Les héros et les stars peuvent être décevants sans perdre leur mystère, sans qu’on cesse cependant de s’interroger sur eux et sur leurs prochains mouvements. Clint Eastwood en fait doublement partie, lui qui a pratiquement basé carrière et réputation sur cette alternance entre audace et acquis d’avance, films personnels et pompes à fric. Eastwood a rarement été pris en flagrant délit d’ambition deux fois à Cannes, s’en tirant de façon inespérée avec Bird, sujet casse-gueule s’il en était, beaucoup moins bien avec Chasseur blanc, c’ur noir. C’est peut-être même un des secrets de son succès : il lui a été utile d’avoir si longtemps été méprisé et vilipendé, il doit sans doute son actuelle canonisation au fait qu’on ne se soit jamais vraiment habitués à trop attendre de lui. Qu’on songe un instant à Cimino et à son cheminement éclair. Les deux hommes, qui n’étaient pas très éloignés l’un de l’autre dans leurs développements respectifs quand ils faisaient ensemble Le Canardeur, ne pourraient avoir des carrières plus différentes : le météore (« crash and burn ») et l’original, qui gérera et nourrira son modeste talent sur vingt ans et dix-neuf films rarement aussi bons ou aussi mauvais qu’on le dit. Car les critiques commettent souvent l’erreur de croire qu’Eastwood a changé à partir du moment où ils ont changé d’avis sur lui, à partir de L’Epreuve de force pour les plus ouverts, de Honky-tonk man pour les plus bornés.
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En fait, il y avait déjà tout Eastwood dans Josey Wales hors-la-loi : d’une part la brutalité, un désir de dire et de montrer les choses comme elles sont désir qu’il peaufinera avec Impitoyable ; de l’autre la fourrière aux déshérités (Chief George, Sondra Locke et la bande, sans oublier le chien) qu’il développera dans Bronco Billy bien sûr, mais aussi dans la série des Every which way (Doux, dur et dingue). « De tous les côtés », « de toutes les manières », « dans tous les sens » : c’est finalement un bon titre ouvre-boîtes pour la carrière de Clint Eastwood. Il est parfois difficile d’aimer les deux pôles à la fois mais, faute de le faire, ou à défaut de reconnaître que l’un ne va pas sans l’autre, on sera fatalement déçus. Un peu comme dans l’histoire du scorpion, c’est dans sa nature une dualité intrinsèque à son art : aspirant à la rigueur, il est souvent trop impatient pour l’être vraiment. Foncièrement sérieux, il a un penchant déconcertant (mais souvent payant) pour la déconnade sans arrière-pensée.
Bien sûr, il n’a guère changé, il a pris le poids de l’expérience. Comme Ford, il a fini par transformer ses marottes et sales manies en atouts, le plus souvent. Il s’est guéri des éclairages casse-cou de Bruce Surtees, trouvant en Jack N. Green un chef-opérateur plus versatile et lisible. Il s’est guéri d’une certaine pingrerie dans ses décisions de casting, utilisant désormais des acteurs et actrices d’envergure qui trouvent tellement leur bonheur chez lui et dans sa façon de travailler que c’en est souvent contagieux. Dans un bon jour, cela donne Costner en Butch Haynes ou Hackman en Little Bill Daggett. Dans un jour sans, comme
Les Pleins pouvoirs, il nous reste toujours le plaisir coupable de voir des gens comme Gene Hackman, Ed Harris et surtout Judy Davis faire ce qu’ils peuvent avec des bouts de ficelle comme rôles. Longtemps, il y eut aussi une certaine limitation dans les sujets, dans les matériaux adoptés. Sa proverbiale fidélité aux vieux amis et collaborateurs ne l’a servi que jusqu’à un certain point, surtout du côté des histoires, des scripts. Il y a eu le coup de chance improbable de Josey Wales, mais combien d’Epreuve de force, de Corde raide ou de Bronco Billy ? Le fait qu’il ait pu en faire quelque chose de plaisant, parfois plus mémorable que regardable, ne change rien à l’affaire.
Mais il y eut aussi dernièrement des scripts comme celui de David Webb Peoples pour Impitoyable pas aussi parfait qu’on l’a dit mais fort et original, et que Sonia Chernus, qui écrème pour lui les scripts depuis vingt ans, lui avait fortement déconseillé et celui de John Lee Hancock, qui lui a permis de faire son meilleur film à ce jour : Un Monde parfait se distingue des autres films d’Eastwood en ceci qu’on n’a absolument rien à lui passer. Petit film en apparence, il contient tout ce qui semble encore lui tenir à c’ur et a toujours constitué sa force : les routes de campagne du Texas, pas très différentes dans leur isolement des chemins de terre de Honky-tonk man, ce faux Oklahoma filmé dans l’arrière-pays de Sacramento, les routes qu’il a connues dans sa jeunesse ; les rencontres fortuites qui lui permettent, mine de rien, de percer à jour les petites hypocrisies du monde (la séquence chez Friendly, le magasin où les vendeuses redoublent de gentillesse forcée pour gagner le jackpot de 20 dollars offert par le patron) ou d’embrasser le cul d’une serveuse meilleur échange eastwoodien : « Tu l’aimes ? », demande le gosse. « I kissed her butt, didn’t I » Jamais film si ensoleillé a contenu plus de noirceur ni de culot. Eastwood allait dans des coins dangereux sans avoir l’air d’y toucher : on a peine à réaliser, en Europe, ce que la séquence où Butch rassure Philip sur la taille de son sexe peut avoir de gonflé dans une Amérique hystériquement soupçonneuse de tout attouchement physique avec les enfants.
Avec Les Pleins pouvoirs, Eastwood prend le contre-pied : il fait mine d’aller dans des coins dangereux, sans vraiment y toucher. La prémisse est irrésistible (c’est ce que la maison de production Castle Rock a acheté si cher, sans se demander ce qui arriverait ensuite) et Eastwood bien trop pro pour rater l’occasion : les premières vingt minutes sont un régal de cinéma à l’ancienne, d’une fluidité et d’une clarté confondantes, un style de maître qui a appris à prendre son temps et à aller à l’essentiel. Le cambrioleur dans son placard, témoin d’un crime indicible, ou du moins indénonçable vu l’identité de l’assassin (intouchable) et sa position à lui (criminel). Le violeur de propriété d’un côté du miroir sans tain, de l’autre le violeur de confiance (car avant le dérapage de l’amour vache, il y a la trahison de son mentor et ami Sullivan). Début prometteur, donc. Polanski, dans Chinatown, et De Palma, dans Blow out, ont montré qu’on pouvait faire un grand film sur la dépravation sexuelle des puissants et les dilemmes moraux de ceux qui en sont fortuitement les témoins. Quand on voit Eastwood/Luther ramasser l’arme du crime (pour quelle raison prend-il le risque de trahir sa présence jusqu’ici indétectée, puisqu’il n’a à ce moment aucunement l’intention de démasquer l’assassin ?), on sait, ou on devrait savoir, que ce qui va suivre ne sera pas de ce calibre. Le coup de l’arme du crime appartient à un genre bien précis : la minuterie du thriller, dont William Goldman a en son temps été un des champions (Marathon man). Sauf que là, Eastwood et Goldman travaillent sur une montre à 2 dollars (le roman de gare de David Baldacci).
Les Pleins pouvoirs, pour tous ses moments distrayants et son cynisme de surface sur les récents occupants de la Maison Blanche, possède la résonance morale et parfois l’esthétisme de La Panthère rose… Après le coup de maître du début, le film montre vite son jupon : la nature fondamentalement toc, de pacotille, de l’histoire et des personnages. Les invraisemblances sont plus insultantes qu’amusantes : Luther ne sait pas programmer son magnétoscope (ce qui est censé nous le rendre attachant), mais aucun problème pour désarmer le système d’alarme le plus techniquement avancé. La façon inepte dont Eastwood filme la séquence de l’assassinat raté (surtout après la virtuosité du début) et le ridicule de ses déguisements à la Clouseau laisseraient penser qu’Eastwood est le premier à être dans le coup. Ce que semblent confirmer plusieurs scènes où les acteurs ont peine à réprimer leur fou rire : Eastwood et Ed Harris quand ils se rencontrent pour la première fois dans la cafétéria du musée, Judy Davis et Hackman quand ils dansent, etc. Ce n’est peut-être pas un hasard si Eastwood, en surfant sur ce douteux matériau, a bouclé le tournage avec dix-sept jours d’avance sur les prévisions (toujours une source de fierté et une habitude pour Clint, mais un record, même pour lui). D’après ses acteurs et covedettes, la première prise était souvent la bonne, ou la seule.
C’est d’ailleurs ce qui donne un peu de vie et de vent dans les voiles à cette aimable pochade. On peut voir Les Pleins pouvoirs comme une réponse à Dans la ligne de mire (un meilleur film, même au niveau du divertissement) : vu son traitement des agents des Services Spéciaux ici, il est clair qu’Eastwood pense que sacrifier sa vie pour défendre celle du Président est une idée qui a fait son temps. On pourrait même y voir du dédain pour les récents pensionnaires de Pennsylvania Avenue si le personnage joué par Hackman était un tant soit peu présidentiel, mais on ne le voit jamais autrement qu’en sanglier dans un champ de patates. De même, la furie chief of staff que joue Judy Davis est privée de ce qui lui donnait au moins une dimension dans le livre : elle ne se contentait pas d’exercer son pouvoir sur ses sbires, mais son droit de cuissage aussi. Eastwood et son scénariste font preuve d’encore plus de naïveté politique (si on peut parler ainsi dans un contexte aussi « pulp ») avec le mentor du Président Richmond, le vieux Sullivan. Apparemment, le fait d’être partant pour tenir la chandelle dans la chambre à coucher de sa jeune femme et d’être cocufié, puis rendu de nouveau veuf par son protégé, l’exonère de tout jugement moral aux yeux de Luther et Eastwood. Le vieux a beau être sans nul doute plus brutal et douteux en affaires comme en politique que son homme de paille Richmond, il a beau commanditer l’élimination de Luther (mais, hein, de bonne foi), comment en vouloir à un tel philanthrope, collectionneur d’art de surcroît ? Il ne fait nul doute que c’est l’artiste solitaire qui plaît à Eastwood chez Luther raison pour laquelle il a tenu à jouer un personnage qui, dans le roman et le script original, se faisait buter à mi-histoire.
Plaisanteries carte vermeil mises à part, il se voit sans doute dans le monde du cinéma hollywoodien comme il voit Luther dans son monde criminel : un aimable maître, respecté de ses pairs, savourant les huit derniers trous de sa vie (qui s’apparente de plus en plus à un parcours de golf). C’est pourquoi, quand pour redonner un sursaut à une histoire flageolante Luther trouve soudain un peu d’indignation à la Dirty Harry, son « You lying whore » sonne si creux. Rien dans le personnage ne laisse soupçonner la moindre capacité d’indignation. Il est évidemment futile et académique d’éplucher les carences d’une histoire qui n’intéresse que modérément ses auteurs, vu qu’au lieu de s’interroger sur l’exercice du pouvoir, ou sur le dilemme moral qui aurait pu étreindre Luther dans son placard, ils bifurquent sur une autre piste beaucoup moins intéressante et encore plus sujette à clichés : les ponts coupés et rebâtis entre Luther et sa fille. Goldman a même le culot de nous ressortir le vieux coup des photos dans la planque du père. On va décidément défendre ce film au nom du second degré, au nom du non-respect des règles et du détournement des genres. Il est vrai que la récente production d’Eastwood se prête à une telle lecture : après un western révisionniste, un film-poursuite pratiquement sans poursuite automobile (à part l’étrange épisode de la caravane, coup de génie qui met soudainement un Texas Ranger dans un véhicule de Preston Sturges), un film à l’eau de rose pas rose (juste un peu gonflant), un thriller qui ne se soucie ni des enjeux ni de la plausibilité. Et bientôt Midnight in the garden of Good and Evil qui, malgré son titre éminemment eastwoodien, sera le troisième best-seller qu’il adaptera en autant d’années.
Le paradoxe avec Eastwood, c’est qu’on essaie toujours de lui trouver des alibis auteuristes alors que son cinéma en a si peu besoin. Ni à l’époque de Josey Wales ni maintenant. Il a toujours été en mesure de faire ce qui lui chantait même si, au début, il ne s’en donnait pas toujours les moyens. Et c’est là qu’on peut être déçus : qu’on s’arc-boute sur le deuxième degré pour excuser un De Palma de se redonner un peu de crédit auprès des financiers en faisant un boulot honnête sur un film sans intérêt comme Mission : impossible, soit. Mais Clint Eastwood n’a pas à se refaire, question crédibilité ou rentabilité. Il est en position de faire ce qui lui plaît. C’est bien sûr son affaire s’il n’a d’autre ambition que la roue libre de Pleins pouvoirs, ou de jouer au golf le restant de sa vie avec ses potes superstars sur une crête de montagne près de Carmel (que les pouvoirs locaux l’ont laissé développer en un temps record). Il a évidemment le droit de s’en tenir à la distraction, mais c’est un peu dommage et c’est une limitation de l’homme et de l’artiste qu’on ne tiendra pas forcément à relever en Europe.
Eastwood l’acteur reste toujours l’aune à laquelle on peut mesurer son intérêt pour ce qu’il fait. Pour quelqu’un de si réputé pour son économie et sa sécheresse, Eastwood est au contraire souvent attiré par l’excès : excès de munitions et de mots orduriers dans L’Epreuve de force, excès quand il joue la naïveté dans Bronco Billy. Dernièrement, on a pu le voir ressembler étrangement à Jack Palance rictus, sourires et sifflements de crotale à l’appui. Disons que son Luther Whitney n’est pas aussi limite, mais certainement pas non plus aussi impeccable et mémorable que le Red Garnett qu’il nous donnait dans Un Monde parfait, où son jeu était aussi amidonné que son uniforme de Ranger, apoplectique jusqu’à l’abstraction à force de se sentir largué (« I don’t know a damn thing »). C’était l’autre Eastwood, celui qu’on préfère et qu’on retrouvera, qui sait, dans un autre film. Car l’un n’est jamais bien loin de l’autre.
Philippe Garnier
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