En couchant l’ancien patron du FBI sur un divan, Clint Eastwood met à nu les liens entre identité, désir et idéologie. Le refoulement sexuel ne peut-il produire que de la répression ? Discussion à L. A. avec le réalisateur pour parler des homos, des fachos, de DiCaprio, de la crise, de la présidentielle américaine, de musique et bien sûr de cinéma.
Par son opposition systématique et butée, le Congrès, majoritairement républicain, n’est-il pas autant responsable qu’Obama de cette absence de dialogue ?
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Oui, bien sûr, ils ne se parlent plus. La situation semble bloquée alors qu’il y a tant à faire. Si je passais mon temps à faire des discours, je ne tournerais jamais un film. J’ai envie de dire à Obama : « Fais ton travail ! L’élection est dans dix mois, c’est trop tôt pour faire campagne ».
Ronald Reagan était un acteur. Vous avez été maire de Carmel. Vous n’avez jamais été tenté de vous présenter à la présidence des Etats-Unis ?
(rires)… Quand j’étais maire de Carmel, Bob Dole (sénateur républicain candidat à la présidentielle de 1996 – ndlr) m’avait rendu visite. Je me demandais : « Bon sang, qu’est-ce qu’il me veut ? » Il voulait connaître mes intentions pour les sénatoriales ! Tout ça à cause de Reagan ! Les républicains se disaient à mon propos : Tiens, encore un acteur qui va peut-être finir président. Mais franchement, non, la mairie de Carmel me suffisait amplement. Reagan n’était pas un mauvais acteur. Comme acteur ou politicien, il a su s’entourer. C’est la clé. Avec un mauvais chef opérateur, votre film sera moins bon. Peut-être que le problème de nos derniers présidents est qu’ils étaient mal entourés. Quand je pense qu’on a dépensé des milliards pour sauver les banques… Je suis radical sur ce sujet. Si General Motors n’est pas capable de faire de bonnes voitures, qu’on vire le patron ou que la boîte coule ! Nous avons eu Studebaker, Edsel, Packard, de magnifiques voitures. Ces marques ont disparu parce qu’elles étaient mal gérées. Pareil pour les banques : si elles sont mal gérées, qu’elles disparaissent.
D‘Impitoyable à J. Edgar, vos films sont-ils des réflexions critiques sur la première partie de votre carrière, celle des Dirty Harry ?
C’est sûr que mes derniers films sont différents des premiers mais je ne sais pas exactement en quoi. Si je n’en savais pas plus aujourd’hui qu’en 1970, à l’époque du premier Dirty Harry, je serais une personne étrange car je n’aurais rien appris. Comme tout le monde, j’évolue.
Cette évolution se retrouve dans Gran Torino : Kowalski ressemble au début à Harry puis devient son opposé en ce qui concerne l’usage des armes et de la violence, l’ouverture aux autres.
Harry est un flic désabusé, déçu par le système et la bureaucratie. Si je tournais aujourd’hui, il se comporterait de la même manière. On m’a souvent demandé d’en faire un nouveau mais je ne me vois plus jouer le flic qui court après les méchants. C’étaient des films amusants à faire à l’époque. Don Siegel et moi désirions faire de très bons films policiers, pas prendre des positions politiques.
Vous enchaînez les bons films à un âge où la majorité des réalisateurs ont pris leur retraite, volontairement ou parce que les studios préfèrent des réalisateurs plus jeunes. Quel est votre secret ?
Si vous pensez vieux, vous êtes vieux. Si vous pensez jeune, vous restez jeune. Le corps suit l’esprit. Essayer de nouvelles idées, c’est ce qui rend ce métier excitant. D’autre part, j’apprends de mes prédécesseurs, les Capra, les Wilder, qui ont arrêté de tourner vers 70 ans. Je me suis demandé pourquoi. En fait, ce sont les studios qui ont arrêté de leur faire confiance. Le type qui a tourné Assurance sur la mort ou Boulevard du crépuscule n’a pas soudainement perdu son talent à 70 ans.
Votre position semble idéale : vous avez à la fois l’indépendance avec Malpaso et l’appui financier d’un grand studio avec Warner.
Warner peut aussi bien m’appeler demain pour me dire : « On en a marre de toi, Clint, tire-toi ! » Si je fais des films qui ne marchent pas, on me poussera vers la sortie. C’est la règle du jeu. Le studio avait peur quand je me suis lancé dans Mystic River ou Million Dollar Baby. « Qui va aller voir un film sur une boxeuse ? », disaient-ils. J’avais répondu que ce n’était pas un film sur une boxeuse mais une histoire d’amour filial qui tourne à la tragédie entre un homme et une jeune femme. « Si vous ne voyez pas ça dans le film, ne le produisez pas. » Ils m’ont finalement donné leur accord du bout des lèvres mais en me demandant de le tourner avec le plus petit budget possible. Leur crainte venait d’un autre film de boxe au féminin, Girlfight, réussi au demeurant mais qui n’avait rien fait au box-office. Million Dollar Baby fut finalement un immense succès. Mais essayez d’expliquer la profondeur d’un film à un studio ! Ils vous regardent d’un drôle d’air en se demandant : « Ce type a-t-il encore toute sa raison ? » Comme spectateur, j’aurais eu envie de voir des films comme Million Dollar Baby ou Mystic River, donc j’essaie de faire les films qui correspondent à mes envies.
Les dirigeants des studios se préoccupent de l’aspect financier et se fichent de l’artistique. Ce schéma est-il immuable ?
Quasiment. Je comprends l’aspect financier des choses, mais mon idée c’est qu’on peut faire des affaires avec élégance. Pourquoi ne pas produire de temps en temps un film qui recèle de la complexité, qui pose d’intéressantes questions ? C’est bien plus excitant et gratifiant que d’empiler des effets spéciaux. Avatar a fait des montagnes de dollars, alors chaque dirigeant est jaloux et en veut davantage, Hollywood fonctionne ainsi.
Allez-vous voir des films en 3D, ne serait-ce que par curiosité professionnelle ?
Je n’ai pas vu Avatar, mais je fais partie de la génération qui a vu les films en 3D des années 50 comme L’Homme au masque de cire. A l’époque, je me suis dit : « Oui, bon, et après ? » La 3D est passée de mode puis elle revient : ça marche par cycles. Je n’ai rien contre, ce sera toujours sympa de voir un film pour ados en 3D mais il me semble que c’est plutôt un élément intrusif pour les films qui développent des histoires d’adultes complexes. Si je tombais sur un projet en 3D dont je serais convaincu qu’il ferait avancer le cinéma, je le ferais sans hésitation. Mais la plupart du temps, j’ai le sentiment qu’il s’agit d’un gimmick qui mène le show et qu’au bout de dix minutes de film, l’effet tombe. La 3D est censée créer de la profondeur de champ. Mais on peut créer cette profondeur en deux dimensions.
On vous considère comme un cinéaste classique. Etes-vous d’accord avec ce terme ? Le prenez-vous comme un compliment ou une réserve ?
Prenons certains films des sixties. Beaucoup de réalisateurs se sont mis à utiliser le grand angle, le zoom, la focale floue, ils voulaient affirmer leur présence, leur style. Quand vous regardez ces films aujourd’hui, ces innovations stylistiques paraissent très kitsch. En revanche, les films de cette époque au style dit « classique » ont mieux vieilli. Le classicisme, c’est la sobriété.
Vous vous voyez faire un film par an encore longtemps ?
(rires) J’ai juste envie de continuer à travailler ! Là, je suis en train de m’offrir un break et j’apprécie. Je ne tiens pas à faire un film par an, je fais un film quand j’aime l’histoire, quand j’y ressens des sentiments. Depuis Mystic River, un bon scénario me tombe régulièrement sous les yeux dès que je termine un film ! Je finissais le montage de Mystic River quand j’ai lu celui de Million Dollar Baby. Je suis tombé sur le sujet de Lettres d’Iwo Jima en préparant Mémoires de nos pères. Si je ne lisais pas de bonnes histoires, je ne ferais pas de films et j’irais profiter de mon temps libre à Carmel en essayant de devenir un bon golfeur !
Vous signez la musique de J. Edgar. C’est devenu une part importante de votre travail ?
Oui. Là, j’avais une mélodie que j’essayais de jouer au piano façon Bach, avec des contrepoints. Mais je n’y arrivais pas vraiment… Finalement, on a utilisé Bach lui-même dans une des scènes, avec un extrait des Variations Goldberg. C’est cool de travailler avec Jean-Sébastien !
Vous écoutez quoi ?
J’aime beaucoup le jazz mais j’écoute un peu de tout. Je traverse aujourd’hui une période classique : Haydn, Bach… La pop est dans une période bizarre où les histoires qu’elle raconte parlent de « tabasser une pute ». Je n’ai aucune envie d’écouter ce genre de chanson. Je préfère écouter de la country, j’aime aussi en jouer.
Que pensez-vous de Bruce Springsteen, un peu votre équivalent dans le rock ?
Je ne suis pas un spécialiste de sa musique mais je l’apprécie beaucoup, c’est un gars sympathique et intelligent. J’ai plutôt grandi avec Nat King Cole, Frank Sinatra et Johnny Hartman, que j’ai inséré dans la BO de La Route de Madison. L’album d’Hartman, accompagné par John Coltrane, est merveilleux. Coltrane est connu pour ses innovations free, mais c’était aussi un accompagnateur magnifique. Sur cet album, il n’essaie pas de surpasser le chanteur, il le soutient discrètement. Ça, c’est aussi le signe d’un immense talent.
Vous discutez de musique avec Beyoncé, que l’on va voir dans votre prochain film, un remake d’Une étoile est née ?
Elle m’a demandé si elle pouvait écrire des trucs pour le film, je lui ai dit oui, super. Mais je lui ai dit aussi que j’aimerais faire un ou deux trucs très classiques. Encore le classicisme. Mais j’espère que ce que fera Beyoncé ne sera pas classique ! Elle a une voix superbe. Elle pourrait devenir une nouvelle Sarah Vaughan ou la prochaine Ella Fitzgerald, elle a la même classe. Je ne sais pas si elle connaît leur musique mais je compte bien faire son éducation !
Recueilli par Serge Kaganski
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