Après trois beaux films qui renouaient avec la grande tradition classique, Impitoyable, Un Monde parfait et Sur la route de Madison, après une ironique diversion où le cinéaste-acteur s’amusait avec son image, Les Pleins pouvoirs, Clint Eastwood réapparaît une fois de plus là où on ne l’attend pas. Adapté d’un best-seller, Minuit dans le jardin du Bien et du Mal explore ce qui lui reste de foi. Au risque de déplaire à certains, mais d’en émerveiller d’autres.
A chaque nouveau film, le mystère Eastwood s’épaissit un peu plus. Certains se demandent pourquoi Eastwood s’obstine à s’enticher de best-sellers plus ou moins nuls, alors qu’il jouit d’une liberté de mouvement que beaucoup de ses confrères peuvent lui envier. Peut-on vraiment se contenter de Sur la route de Madison et des Pleins pouvoirs de la part de l’auteur d’Impitoyable et d’Un Monde parfait ? Ainsi posée, la question contient la réponse.
Et ce n’est pas cette adaptation de Minuit dans le jardin du Bien et du Mal, le roman à succès de John Berendt, qui viendra raviver l’admiration des fans déçus : ils trouveront dans ce film la marque d’un inacceptable renoncement plutôt que celle d’un paisible classicisme. On leur parlera de « liberté souveraine », ils répondront « paresse de cinéaste en roue libre et vision européenne faussée par un auteurisme aveugle ». Encore plus expéditifs, la critique et le public américains ont soit massacré, soit ignoré le film, hurlant de concert à la décadence et au ratage. C’est aller un peu vite en besogne, c’est vouloir ignorer l’évidence : Eastwood construit ce qu’on appelle une oeuvre, c’est un cinéaste qui travaille donc qui cherche au lieu de se contenter de gérer son capital.
La cohérence qui anime ses trois derniers films n’est pourtant pas bien difficile à saisir. Si flagrante qu’on peut la juger superficielle. Photographe dans le premier (Sur la route de Madison), peintre amateur et cambrioleur de génie dans le second (Les Pleins pouvoirs), absent en tant que comédien mais dédoublé par l’intermédiaire de Kevin Spacey et John Cusack en grand amateur d’art et en jeune écrivain dans le troisième (Minuit dans le jardin du Bien et du Mal), Eastwood ne cesse de se peindre tel qu’il se voit : un grand artiste américain qui peut se permettre de jouer au modeste, ignorant les modes et les tendances, partagé entre désir de restauration et destruction mélancolique, replié dans une solitude librement consentie. Un artiste à l’écart de la meute, en liaison directe avec un public qui ne lui sera jamais durablement infidèle. Mais ce portrait éclaté du vieil homme en commentateur avisé de sa vie et de son oeuvre n’est pas seulement une pose de dandy. Il recèle une inquiétude née d’une réflexion. Pour comprendre les métamorphoses du personnage, il faut remonter jusqu’au chef-d’oeuvre du cinéaste, Impitoyable.
En renouant une dernière fois avec le western le genre qui a fait sa gloire , Eastwood pratiquait la politique de la terre brûlée. Non content de s’affirmer comme le dernier western de et avec Clint Eastwood, Impitoyable avait l’ambition parfaitement mesurée d’achever le genre tout entier, de lui porter le coup de grâce puis de l’enterrer six pieds sous terre faut-il rappeler qu’une tombe ouvre et clôt le film ?
A l’inverse de ses prédécesseurs des années 60 et 70 (d’Arthur Penn à Peckinpah, en passant par Warhol), Eastwood détient l’arme suprême de la destruction définitive du mythe : lui-même, son corps d’acteur, son personnage de cinéma. En faisant se dissoudre sa silhouette dans l’air du crépuscule, il rendait tout retour définitivement impossible et achevait le processus commencé par ses maîtres (Leone et Siegel) et poursuivi par ses propres essais critiques, comme l’admirable Josey Wales hors-la-loi. Avec tout l’humour trivial qui le caractérise, il allait jusqu’à faire disparaître dans le même mouvement les pauvres hardes de l’homme de l’Ouest, sans oublier la corde à linge. Puis venait la signature, « produced and directed by Clint Eastwood ». C’était là l’aboutissement somptueux de la fameuse phrase de L’Homme qui tua Liberty Valance, « Quand les faits se sont transformés en légende, publiez la légende ! » : après Impitoyable, il n’y aura plus jamais rien à imprimer, ni les faits ni la légende. Rideau. Et Eastwood d’endosser la lourde responsabilité du fossoyeur. Il lui fallait pourtant continuer, ne serait-ce que pour déterminer ce qu’il était encore possible de faire, en refusant avec le même entêtement le revival et la fiction sous amphétamines. Les deux films suivants seront des tentatives de restaurer la croyance du spectateur, deux actes de foi après l’établissement de l’acte de décès. Films intenses, à la dramaturgie soigneusement mesurée, centrés sur la réapparition de personnages archaïques à peine modernisés (un hors-la-loi motorisé, un cowboy solitaire photographe), appelés à la fois par des spectateurs frustrés (un petit garçon sans divertissement, une fermière privée de sexe et de romance) et des paysages qui tomberaient dans l’oubli si ces figures ne venaient pas s’y inscrire (des chemins texans, de vieux ponts de bois), Un Monde parfait et Sur la route de Madison n’étaient pas difficiles à aimer.
Peut-être parce que nous avions le même besoin désespéré de leur présence que leurs destinataires fictionnels.
Avec Sur la route de Madison, en montrant le bouleversement cathartique de deux spectateurs d’aujourd’hui à l’écoute d’une histoire arrachée à l’invisibilité, Eastwood semblait encore espérer en une transmission possible de son mélodrame. Le cinéaste dessinait les contours de son public tout en proposant un nouvel autoportrait.
Les Pleins pouvoirs allait compliquer la donne. Eastwood nous rappelait qu’un grand artiste est souvent un égoïste, qu’il pense d’abord à son bon plaisir avant de songer au nôtre. Au lieu d’assumer sa posture de statue du commandeur, notre héros se faisait désinvolte. Pire, il s’amusait, seul dans son coin, en jouant les Rembrandt du dimanche ou en exorcisant les affres de la paternité. Au passage, il réglait tout de même quelques comptes avec la bêtise de la fiction majoritaire et donnait au moins une leçon de mise en scène la séquence du cambriolage. Manière un tantinet exaspérante de dire que s’il veut, il peut. La croyance ne fonctionnait plus que sur son versant le plus minimal : quelques citations, un peu de virtuosité, beaucoup de jeu, un petit côté « qui m’aime me suive ». On l’aimait.
A côté des fictions « épaisses » qu’étaient les trois précédents films, Les Pleins pouvoirs avait le charme entêtant d’une récréation. Eastwood tournait au garnement chahuteur. On ne pouvait donc pas compter sur lui, pas complètement. Comment se fier à quelqu’un qui transforme un sujet si ouvertement commercial en une confession si outrageusement intime ? Et comment accepter qu’un thriller si personnel se transforme insensiblement en une variation ludique à la minceur revendiquée, quelque part entre La Main au collet et La Panthère rose (1) ? Après nous avoir prouvé qu’on pouvait encore y croire et de quelle façon, avec quel brio ! , Eastwood semblait nous murmurer que même lui était parfois las de tenir seul l’église ouverte, que lui aussi avait besoin de se détendre un peu. Comme si le cavalier solitaire s’était soudain lassé de son rictus « crépusculaire », comme s’il avait éprouvé le besoin de changer de règles en plein milieu de la partie.
Même si son registre est plus « noble », Minuit dans le jardin du Bien et du Mal participe du même désir de se rendre insaisissable. A chaque plan, Eastwood paraît répéter qu’il n’est pas à notre service, que peu lui importe de séduire, qu’il n’a pas envie d’être aimable. Il ne nous accorde plus la croyance, il se contente de nous en indiquer le prix, sans cynisme excessif mais sans angélisme non plus, calmement mais fermement. Minuit dans le jardin du Bien et du Mal marque l’heure des comptes. Le film résonne plus comme une nécessaire mise au point que comme une bouffée d’imaginaire. C’est un essai austère plus qu’une fiction lyrique. C’est donc un film indispensable, de ceux qui oublient d’être agréables dans le feu de la nécessité.
Kevin Spacey y interprète le rôle de Jim Williams, richissime antiquaire et maître de Savannah, enclave du Sud des Etats-Unis. Personnage énigmatique, manipulateur hors pair, il assassine son amant durant la nuit de Noël, après avoir donné sa fête annuelle qui réunit le tout-Savannah. John Kelso (John Cusack), un écrivain-journaliste en panne d’inspiration, envoyé couvrir cet événement mondain par une revue new-yorkaise, mettra du temps à comprendre ce que le démiurge maléfique attend de lui.
Comme Jim Williams, Eastwood ne dialogue plus qu’avec les morts, question de standing et problème de solitude. Au sein du panthéon des cinéastes, il s’est choisi John Ford comme interlocuteur privilégié. Après Impitoyable un film qu’on lit mieux à la lumière de L’Homme qui tua Liberty Valance , Minuit dans le jardin du Bien et du Mal constitue l’ultime chapitre de cette confrontation imaginaire. C’est une revue des troupes. Si Tom Doniphon (John Wayne) est mort une seconde et dernière fois dans Impitoyable, Liberty Valance (Lee Marvin) et Ransom Stoddard (James Stewart) sont restés opérationnels. Comme on est revenu de l’utopie fordienne, on sait que Liberty Valance a gagné la partie, une respectabilité et ses galons de « nouveau riche » (en français dans le film) : il est devenu Jim Williams. Ransom Stoddard se connaît deux avatars, l’un au futur, l’autre au passé : un gros avocat et un tout jeune écrivain, mais l’un et l’autre au service de Williams. Les choses ont donc bien changé.
Avec ses Nike, son air perpétuellement hébété et sa bouille de gentil naïf, John Kelso campe un Ransom Stoddard tout à fait acceptable la ressemblance de John Cusack avec James Stewart jeune n’étant pas fortuite. Mais il est privé de son ange gardien à la carabine, plus personne ne viendra le sauver. En arrivant dans un car pour touristes, après avoir été appelé par le metteur en scène pour remplir sa fonction de témoin, il est regardé par la ville (fera-t-il l’affaire ?) autant qu’il la regarde (mais qu’est-ce que je fous ici ?). C’est le visiteur qui arrive au musée, en route pour la visite guidée, le tour complet qui met la tête à l’envers. Des personnages hauts en couleur (le travesti black, la belle Sudiste, les femmes armées jusqu’aux dents et quelques doux dingues) au chien invisible en passant par le folklore vaudou, aucun pittoresque ne lui sera épargné. Il a droit à la panoplie complète, avec toutes les options et tout le décorum de ce zoo humain.
On pourrait donc croire que Minuit dans le jardin du Bien et du Mal continue la réflexion eastwoodienne sur le génie des lieux entreprise avec Honkytonk man (la ligne de la ruée vers l’Oklahoma) et poursuivie avec la trilogie Impitoyable/Monde parfait/Madison. C’est bien le cas mais, là encore, les choses ont changé : la critique de la croyance tend à freiner son développement harmonieux. L’une n’annonce plus la restauration de l’autre dans un mouvement successif. Eastwood est passé de l’enchaînement inévitable à l’affrontement tenace. Et cette fois-ci, c’est la croyance qui manque de trépasser, à peine sauvée par le gong.
Car Eastwood lui-même n’y croit jamais vraiment. Minuit dans le jardin du Bien et du Mal ne se met à fonctionner qu’une fois la figure achevée, quand le film est fini, quand le spectateur se demande ce qu’on lui a montré, quand il comprend qu’il s’agissait de réfléchir à une économie narrative au lieu de s’en griser. Intéressé, certes, pas loin de succomber au charme, mais toujours lucide quant à l’aspect faisandé de la séduction qui émane de la ville, Eastwood filme ce monde clos pour ce qu’il est vraiment : une réserve de sortilèges automatiques, un réservoir de sensations répertoriées, un Disneyland qui cultiverait « l’authentique ». Savannah ne la lui fait pas, infiniment moins qu’à John Berendt, dont le succès s’est justement bâti sur ce qu’Eastwood refuse, le dépliant touristique « vécu de l’intérieur » le dossier de presse allant jusqu’à préciser fièrement que le tourisme à Savannah a augmenté de 46 % depuis la parution du livre.
Arrivé en troisième position après la muséification puis le guide officiel , Eastwood se permet la mise à distance. C’est pour ça que la première partie du film est si belle. Tout ce qui précède le meurtre et le « contrat » entre Williams et Kelso est à la fois nimbé de mystère et parfaitement lucide quant à la disposition méticuleuse de ce mystère. Pendant cette première heure, Eastwood montre un talent pour l’ambiguïté qu’on ne lui connaissait pas. Il expose son impossibilité à faire le film qu’on attendait de lui en se servant de tous les éléments de décor mis à sa disposition. Un peu comme le machiavélique Gavin Elster de Vertigo utilisait les légendes espagnoles du vieux San Francisco pour appâter Scottie/James Stewart, en lui offrant un roman noir auquel il était impossible de résister.
Minuit dans le jardin du Bien et du Mal est aussi l’histoire d’une manipulation. Comme Scottie, Kelso sert à la fois de témoin et d’enquêteur. Sa présence sur une photographie du lieu du crime suffit à ruiner les efforts de l’accusation. Mais Eastwood vend la mèche dès le premier échange de regards : il n’y aura pas de révélation à mi-film. La parabole du tableau repeint de Stubbs et celle encore plus signifiante du « motif dans le tapis » ne sont que d’agréables gimmicks, certes bien écrits, mais qui constituent une fausse piste de plus plutôt qu’un éclairage souterrain. On se moque bien de savoir si Williams est coupable ou innocent (« Innocent de quoi ? », grognait William Munny dans Impitoyable). Parce qu’aucun conflit moral ne peut plus exister dans cet univers de figures de cire, parce que ce crime ne contient aucune puissance dramatique. Bien sûr, l’essentiel pourrait alors se chercher ailleurs, parmi les ombres, dans le lien secret qui unit les vivants aux morts. Mais le cinéma d’aujourd’hui n’est plus en mesure d’intégrer le Jacques Tourneur de Vaudou. « La croyance en l’invisible » (2) s’est muée en une perte sèche, en une gesticulation plus pittoresque que fantastique. Et Eastwood le sait. Il est presque trop conscient qu’il n’y a plus rien à en tirer. Du coup, il prend le risque permanent de vider son film de toute substance. Son ironie sèche contraste avec la langueur apparente de son filmage.
Mais prenons deux exemples. Lors d’une scène de procès, quand le procureur se lève, un nuage de poussière se dégage de son siège. Intrigué et plus hagard que jamais, Kelso se tourne vers Minerva la prêtresse vaudoue qui « protège » Jim Williams pour savoir si c’est un sortilège ou de la crasse, si c’est du lard ou du cochon. Pour toute réponse, elle ricane, laissant Kelso et le spectateur face à une seule certitude : on se fout ouvertement de sa gueule et de sa naïveté face au spectacle. De la même manière, dans la magnifique séquence du bal des Noirs, Eastwood marque sa différence ontologique avec un certain « politiquement correct » comme avec toutes les tentatives néoclassiques de refaire Autant en emporte le vent (explicitement cité au détour d’une phrase). Lui préfère en rire. Il observe du même oeil amusé la roublardise du metteur en scène-antiquaire et la fascination enfantine du spectateur-écrivain médusé. Entre celui qui veut faire croire à ses trucs et celui qui ne demande qu’à se laisser emporter, il oscille au rythme de ses propres hésitations, choisissant surtout de ne pas choisir, tout en penchant constamment sur le versant du doute, de loin le plus fécond. Jusqu’au coup de force du maître, jusqu’à ce que les cartes soient brouillées à nouveau, jusqu’à ce que ce film-éprouvette consente enfin à quitter le laboratoire pour nous lâcher quelque chose de tangible.
Soudain, alors qu’on n’y croyait plus depuis longtemps, après qu’Eastwood est allé au bout de son théorème autodestructeur, Minuit dans le jardin du Bien et du Mal finit par accepter la fiction qu’il réprimait : le bel amant immolé se venge, Minerva a échoué à sauver Williams (ce qui implique qu’elle a au moins essayé, que tout ça contenait un peu de sens, finalement), un corps s’évapore, le romanesque reprend le pouvoir, les fantômes recommencent à flotter. Savannah est vraiment enchanté, Kelso se fond enfin dans le décor. Et ce moment-là est sublime. Parce qu’il naît au sein d’un film qui s’était acharné à empêcher son avènement. Parce qu’Eastwood a commencé par tout passer en revue pour tout refuser d’un revers de main, avant d’accepter l’effet minimum : un corps tombe foudroyé, un créateur est renversé par sa propre mise en scène, la croyance a dépassé le simulacre, la fiction engloutit tout le décor. Cette fois, pas de doute, c’est bien un miracle. Et les miracles, ça se mérite.
1. Lire le texte de Philippe Garnier dans Les Inrocks n° 104.
2. Selon l’expression de Jean-Claude Biette.
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