Quelques éclaircissements entre la biofiction imaginée par Todd Haynes et les vrais vérités et mensonges de Bob Dylan.
I’m Not There peut dérouter beaucoup de spectateurs, connaisseurs ou pas de Dylan, non seulement parce que le chanteur y est incarné par six acteurs, mais aussi parce que lui-même et quelques autres personnes réelles de son entourage y sont présentés sous des noms inventés, tels des personnages de fiction, des “avatars”, pour reprendre un concept décliné récemment par Houellebecq ou Reinhart. Trois niveaux s’y mélangent sans cesse : la réalité de Dylan, les mensonges de Dylan, l’imaginaire dylanien de Todd Haynes. Dylan ado est ici représenté par un jeune acteur noir, Marcus Carl Franklin, avatar Woody. Woody/Franklin est donc noir, se prénomme comme le grand chanteur folk Woody Guthrie, voyage clandestinement dans les trains de marchandises, semble s’être échappé d’un orphelinat. Woody/Franklin correspond aux fantasmes et mensonges du jeune Dylan, fan de Guthrie, se rêvant noir et hobo, prétendant dans ses premières bio qu’il n’avait pas de parents (ils étaient bien vivants, mais commerçants d’électroménager à Hibbings, la honte quoi) et qu’il avait débarqué à NY en wagon, clandestinement, après un dense parcours de chanteur à travers l’Amérique, toutes choses totalement fausses ou très exagérées. Ce Dylan-là se retrouve dans son premier album, Bob Dylan, collection de reprises de folk-songs immémoriales. Deuxième incarnation dans le film, Christian Bale, avatar Jack, chanteur à textes. On reconnaît là le Dylan engagé, phase qui est curieusement restée durablement associée à Dylan alors qu’elle n’a couvert que deux années et deux albums : The Freewheelin’ Bob Dylan (1962) et The Times They Are A-Changin (1963). Troisième Dylan, Ben Whishaw, avatar Arthur, filmé frontalement en train de répondre avec malice et arrogance lors d’une conférence de presse en forme d’interrogatoire de police. C’est le Dylan rimbaldien des premières années, le poète-rocker inspiré de Highway 61 et Blonde on Blonde, sexy comme un ange-démon, envoyant chier avec humour et panache les journalistes, et par translation consubstantielle, ses fans trop collants. Les propos de Ben Whishaw/Arthur sont évidemment empruntés à la lettre aux entretiens des premières années Dylan. On passe ensuite à Heath Ledger, avatar Robbie, star du cinéma, fan de moto. Il s’agit là de la dimension icône planétaire de Dylan, du rock’n’roll way of life et du confort matériel qui vont avec, mélangés à divers petits faits connus sur Dylan : son malaise avec le succès, son goût pour la moto (qui culminera avec le fameux et très mystérieux accident de 1966), et ses flirts rares mais assez complets avec le septième art (Dylan a quand même été sujet de docus, acteur de fiction, et réalisateur-auteur de son propre film culte, Renaldo & Clara). Vient ensuite l’un des coups de force du film, Cate Blanchett, avatar Jude. C’est le Dylan archi-connu et vu de la tournée anglaise en 64, largement documentée dans le Don’t Look back d’Arthur Pennebaker, le Dylan du passage à l’électricité (Bringing It All back Home) qui commence à se déprendre du folk acoustique, des textes engagés et des tiroirs où le succès vous enferme. Todd Haynes rejoue ce docu sur le mode fictif en le mélangeant à des facéties british de l’époque, axe Richard Lester/Beatles. Le nom Jude fait peut-être référence à la judéité de Dylan, ou à un classique des quatre garçons dans le vent (Hey Jude), mais surtout à Judas, insulte criée lors d’un concert de cette tournée par un spectateur puriste et furieux de la “trahison” électrique. Sixième Dylan vu par Haynes, Richard Gere, avatar Billy. C’est le Dylan décillé, dégrisé, retiré à Woodstock, évoluant dans un paysage westernien d’Amérique de pionnier typique de ses chansons fin sixties/début seventies : Nashville Skyline et flirt avec Johnny Cash, les Basement Tapes avec le Band, bien sûr, mais aussi la BO de Pat Garrett dont plusieurs titres déclinent le nom de Billy. Il y a un septième avatar, joué comme Jack par Christian Bale : Pastor John, une sorte de rocker évangéliste qui correspond à la conversion (feinte plutôt que réelle) de Dylan au christianisme et portée par les albums gospelisants Slow Train Coming, Saved et Shot of Love. Ce travail sur les avatars ne se limite pas à Dylan. Charlotte Gainsbourg, avatar Claire, est un peu Suze Rotolo (un des amours de jeunesse de Dylan, à son bras sur la célèbre pochette de Freewheelin) : comme Suze, elle est d’origine européenne, elle rencontre Dylan/avatar Robbie dans le Village, et elle l’initie à la peinture. Mais Claire ayant une relation longue et des enfants avec Robbie, elle est aussi Sarah, première épouse de Bob. Julianne Moore est avatar Alice Fabian, en laquelle on reconnaît Joan Baez, et le film est parsemé d’avatars d’autres satellites de la galaxie dylanienne tels qu’Allen Ginsberg, John Hammond, Albert Grossman, Robert Shelton, qui concourent tous à cette fiction carnavalesque qu’est I’m Not There.
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