Philosophe par vocation, réalisateur par pragmatisme, Lodge Kerrigan réussit avec Clean, shaven une entrée fracassante dans le cinéma. Filmée du point de vue passablement halluciné d’un schizophrène, cette oeuvre radicale se signale par quelques scènes insoutenables mais, surtout, par son langage purement cinématographique. On sentait le mec pas très net dans sa tête, On en […]
Philosophe par vocation, réalisateur par pragmatisme, Lodge Kerrigan réussit avec Clean, shaven une entrée fracassante dans le cinéma. Filmée du point de vue passablement halluciné d’un schizophrène, cette oeuvre radicale se signale par quelques scènes insoutenables mais, surtout, par son langage purement cinématographique.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On sentait le mec pas très net dans sa tête, On en a la confirmation. Dans la salle de bains glauque d’un motel minable, il commence à s’attaquer le crâne aux ciseaux. Il triture sa boîte à cervelle malade, le sang pisse et poisse les cheveux, il arrache ses points de suture. Pendant que le spectateur blémit, lui semble ne rien ressentir. Ensuite, il se rase de très très près. C’est le nouveau Bic, radical ? le modèle que ne connaissent pas encore les frères Cantona: la première lame tire le poil, la seconde cisaille l’épiderme. A cet instant, on se souvient du premier court métrage de Scorsese, raccourci facilité par la proximité étymologique des titres: de The Big shave à Clean, shaven, on se rase à fond, pour littéralement changer de peau. Cette séquence des ciseaux et du rasoir est l’un des passages délicats du formidable premier long métrage de Lodge Kerrigan ? il y aura également une scène d’ongle arraché à déconseiller après un repas chargé. Il faut préciser d’emblée que ces bouffées de violence très graphique que chacun encaissera différemment selon la fiabilité de son blindage ne représentent que quelques minutes de la durée totale du film; elles ne sont pas le symptôme gratuit d’une quelconque volonté de choquer à bon compte, mais s’inscrivent dans la nécessité interne d’une mise en scène intelligemment dérangeante, dans le mouvement d’un film particulièrement troublant. La schizophrénie est une maladie sans refit et immensément destructrice. Je voulais montrer cela. Il me fallait illustrer les symptômes du schizophrène qui ne ressent pas la douleur. C’est à la mise en scène de révéler cela. Je voulais montrer la réalité physique des situations et non en proposer une version aseptisée.?
Né en 1964, à New York, Lodge Kerrigan n’est pas tombé dans une caméra quand il était petit. Avant le cinéma, il y avait la philo. En suivant un cursus de philosophie politique à 1 université, Kerrigan s’est intéressé aux oeuvres de Nietzsche, Hegel et Wittgenstein qui le marquèrent plus à l’époque que celles de Ford, Welles ou Cassavetes. Un jour, après s’être essayé au journalisme, il décide de faire du cinéma qui lui semble le meilleur champ d’activité pour transformer les idées et les concepts de la philo en actes. Kerrigan est de ces rares réalisateurs américains pour qui un film est d’abord un outil politique avant d’être un simple divertissement. Le divertissement n’est qu’une façade pour le conservatisme politique, pour renforcer les valeurs dominantes et les institutions de la société. Bon gars, bon fond. Kerrigan passe d’abord par tout le circuit habituel des petits boulots d’assistant. Stagiaire-production sur des films publicitaires, photographe pour National Geographic, cinquième assistant sur des documentaires de Frederick Wiseman, chef opérateur… Ces diverses expériences m ont confirmé dans l’idée que le cinéma est avant tout un moyen d’expression visuelle, alors que, dans les films américains, l’intrigue exerce une sorte de tyrannie.? L’apprenti cinéaste réalise ensuite une série de courts métrages dont les thèmes laissent présager les obsessions et le point de vue mental de Clean, shaven. The Wait est le portrait d’un paranoïaque qui projette ses sentiments et interprétations sur les gens qui attendent le bus à côté de lui; Choice montre un homme qui reconstitue sa vie au moment de mourir en occultant la relation homosexuelle qu’il a entretenue avec un politicien; Boy meets girl, so what n’est pas un remake grunge du film de Leos Carax, mais une histoire de paranoïa qui se situe dans une région désolée de l’Etat de New York.
Folie, double identité, subjectivité de la perception, distorsion de la réalité des questions calibrées pour le cinéma et qui font la pâte inquiétante de Clean, shaven. On y suit les errances de Peter Winter, un père-gamin à la recherche de sa fille, mais qui n’a pas encore échappé à l’emprise de sa propre mère. Winter est un schizophrène, victime d’hallucinations effrayantes. Kerrigan s’est documenté à fond sur la schizophrénie dans le but d’éviter une représentation schématique dont est coutumier le cinéma: il a interrogé des psychiatres, étudié des centaines de cas médicaux, consulté des bouquins, passé du temps au pavillon psychiatrique de Bellevue (le Saint-Anne new-yorkais), dialogué avec un proche ami atteint par la maladie… Ces recherches monumentales ont peut-être servi l’impact du film, l’arrimant à un socle réaliste, mais à la limite, on s’en tape. Car la force étrange de Clean, shaven tient essentiellement à sa mise en scène. Plutôt que de braquer un regard objectif et distant sur Peter Winter, Lodge Kerrigan a choisi une approche mentale. Il maintient une certaine opacité sur le passé de Winter (on en saura quelques fragments par le témoignage de sa mère), un mystère sur les raisons de ses troubles, préférant nous plonger directement dans le crâne dérangé de son personnage. Et ce crâne ressemble à l’intérieur d’un transistor dont on n’arrête pas de changer les stations, une mécanique électronique embrouillée dont les circuits sont en train de fondre. Kerrigan bâtit toute sa mise en scène sur une approche essentiellement sensorielle qui consiste à titiller nos sens et à manipuler nos antennes perceptives. Winter croit entendre permanence des cris, des stridences, des menaces terribles. En écoutant ces bribes de sons terrorisants, on voit défiler le paysage morne et banal de l’Amérique profonde: maisons bois écaillé, pâturages verdoyants, enfants qui jouent, poteaux
télégraphiques ? entre Hopper et Rockwell, un tableau parasité par un mal souterrain, une terreur originelle. Winter ? incarne superlativement par l’inquiétant Peter Greene, le Zed de Pulp fiction ? se pique d’une distraction étrange qui consiste étriper les petites filles, crimes
toujours maintenus hors champ, uniquement perçus sous forme cris et de sons : ainsi, on ne sait jamais s’ils sont réellement perpétrés par Winter ou simplement le fruit de son imaginaire fêlé. La fameuse scène de l’ongle arraché ne déboule pas à l’improviste : elle a été annoncée par une série de gros plans sur 1es doigts jaunis et crispés de Winter. Tout le film fonctionne ainsi sur un travail stupéfiant de l’enchaînement des plans et de la bande-son, sur un décalage ou l’association d’idées, sur une tension construite avec les non-dit, les hors-champs et l’imaginaire du spectateur. Clean, shaven est ce genre d’endroit où tout peut arriver, où les gestes les plus quotidiens s lourds de menace: couper une tomate devient dangereux, tartiner une tranche de pain peut être annonciateur de meurtre sanglant. L’horreur peut jaillir à tout instant, le gore est au coin de la rue, à fleur d’écran. réussite de Kerrigan est de mener sa narration comme une partition musicale, de travailler sur le rythme en alternant jaillissements d’adrénaline et plages de calme (relatif), flashes mentaux et parasitages divers, de dévoiler son récit comme s’il distribuait les fragments d’un puzzle incomplet, de maintenir de bout en bout une zone d’incertitude filtrée par la schizophrénie de Winter, ambiguïté renforcée par le refus l’explication psychologique et la parcimonie du verbe: Le dialogue est parfois indispensable. Mais dans Clean, shaven, le peu de dialogues vient l’histoire. Je crois au caractère organique d’une oeuvre, il doit y avoir des raisons et des motivations aux choix que l’un fait. Briser les règles simplement pour être différent ne m intéresse pas. Dans ce film, de toute évidence, Peter est incapable de communiquer.?
A la fin, Peter retrouve enfin sa fille, scène à la fois inquiétante (va-t-il la dépecer fissa ) et déchirante (on sent bien que sa progéniture est la seule personne susceptible d’apaiser sa souffrance et de le calmer). Brèves retrouvailles : Peter est rattrapé et descendu par les flics lancés à ses basques ? unique concession aux codes légiférant le cinéma américain. Sauf que Kerrigan ne filme pas cette séquence finale comme une délivrance, une catharsis ou un happy end avec gyrophares tournoyants et héros qui s’en vont bras dessus, bras dessous. Un malade ne souffrira plus, une fille a perdu son père, un flic a accompli sa tâche ingrate sans être même certain d’avoir bouclé son enquête. La schizophrénie fera déjanter d’autres victimes comme un ces maux endémiques qui se chargeront toujours de tempérer l’optimisme volontariste de l’Amérique. De notre côté, on aura découvert un cinéaste de premier ordre. En travaillant l’espace, la durée, le rythme, le rapport entre les plans et le lien image-son, Kerrigan a imaginé un univers inédit et obsédant, avec des outils spécifiquement cinématographiques. Clean, shaven, un film qui sert et fait avancer le cinéma.
{"type":"Banniere-Basse"}