Claude Sales commandait une section chargée de missions de guerre psychologique et faillit être assassiné par les appelés algériens qui travaillaient avec lui.
Face au réalisateur Philippe Faucon, il se souvient de cette guerre ambiguë, troublant reflet des violences contemporaines.
ENTRETIEN > Le récit de La Trahison se déroule en 1959 dans un poste militaire dans l’est de l’Algérie où le sous-lieutenant Roque, un appelé, commande une section chargée notamment de missions de guerre psychologique. Dans cette unité cohabitent des Français de souche européenne (FSE) et des Français de souche nord-africaine (FSNA). Ce sous-lieutenant, c’était vous, Claude Sales. Dans votre livre La Trahison, paru en 1999, vous avez raconté comment vous avez, un jour, appris que les quatre Algériens que vous commandiez s’apprêtaient à livrer le poste au FLN et à vous tuer. Quelle était la mission de votre unité ? Et quel était le statut des FSNA ?
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Claude Sales Ces Français de souche nord-africaine étaient des appelés. Jusqu’en 1962, l’Algérie, c’était trois départements français. De même que le contingent de la métropole est appelé à partir de 1956, il y a aussi des appelés algériens. Ce ne sont ni des engagés, ni des volontaires, ni des harkis. Ils ont le même âge que les appelés de métropole, entre 18 et 20 ans. Les harkis sont des engagés payés par l’armée française, plus âgés que le contingent, davantage engagés dans les combats. Les appelés n’ont pas de famille, ne sont pas mariés, n’ont pas d’enfants. Le poste dont je parle dans La Trahison était installé à côté d’un village que nous étions chargés de contrôler et de soumettre à la guerre psychologique en entretenant avec eux des relations « humaines », en leur témoignant que nous n’étions pas des barbares. C’était une situation ambiguë. Taïeb, le chef des FSNA, me servait d’interprète. Il avait une influence nette sur ses camarades. Ces appelés algériens étaient des blocs de silence.
Philippe Faucon Les jeunes Algériens sont appelés au même titre que les Français, sauf que la grande majorité d’entre eux à l’époque se cachent pour échapper au service militaire. Quelques-uns acceptent de faire leur service militaire sous le drapeau français pour des raisons diverses mais qui, en général, tournent autour de celle-ci : ils sont issus de familles qui bénéficient, d’une certaine façon, du système colonial. Par exemple, leurs parents occupent une petite fonction dans l’administration. Ils ont donc quelque chose à défendre. Mais ils se retrouvent en porte-à-faux, car ils sont souvent considérés par la population comme des auxiliaires de l’armée. Le FLN incitait parfois les jeunes Algériens à répondre à l’appel parce que c’était une façon d’avoir des gens en place pour dérober munitions et médicaments ou fournir des renseignements.
A l’époque, que pensez-vous de la guerre en Algérie ? Quel est votre rapport à la colonisation ?
Claude Sales J’ai 26, 27 ans, je suis politisé. Je suis encore étudiant, je viens de me faire coller à l’agrégation de lettres classiques. Je milite à gauche, à l’Unef, et je suis convaincu que l’Algérie sera indépendante, qu’il n’y a pas d’autres solutions. Mais c’est une conviction que je n’affiche pas car, dans l’armée, ce n’était pas forcément très bien vu. Je suis français, tout le monde est appelé. Que puis-je faire d’autre que de rejoindre le contingent ? Déserter ? Je ne me pose même pas la question. Cela veut dire l’arrestation et la taule. L’autre solution, c’est l’exil de plusieurs années. Il y a bien les réseaux Jeanson, mais ils ne sont pas animés par des jeunes. Parmi mes amis de l’époque, je n’en connais qu’un qui s’exile (en Allemagne). Même si j’en ai la possibilité, je ne trouve pas bien de faire jouer des pistons pour échapper à la guerre d’Algérie. Je me dis : « Autant faire mon travail proprement. » Témoigner que l’on peut être un Français de souche européenne et ne pas être un salopard.
La Trahison raconte l’histoire d’un aveuglement ou d’un déni : le sous-lieutenant Roque ne semble pas comprendre les implications de son rôle au service d’une armée d’occupation et d’un système d’oppression que refusent désormais les Algériens qu’il commande. Il croit qu’il peut faire son travail tout en restant du côté des appelés algériens. Or il découvre que la ligne de front passe beaucoup plus près de lui qu’il le pensait, dans son propre campement.
Claude Sales Dans cette guerre, tout le monde est trahi : les pieds-noirs, la population algérienne, les soldats… A l’intérieur de ma section, les appelés algériens veulent m’assassiner, mais peut-être est-ce moi qui, en les utilisant contre la population villageoise, les ai mis dans une situation impossible dont ils ne pouvaient sortir qu’en me tuant. Il ne faudrait pas que ce titre, La Trahison, soit pris dans le sens d’une dénonciation. La trahison était inévitable, et réciproque. Quand un officier m’annonce que mes appelés ont préparé une opération avec le FLN et qu’ils comptent m’égorger, ça me tombe sur la tête. On se voit tous les jours, on se parle tous les jours, on fait des opérations ensemble, des embuscades, des contrôles de la population ensemble… je n’ai rien vu venir. Mais j’étais un instrument du maintien de la France en Algérie. En y réfléchissant, je pense que ma mort était sans doute le seul moyen pour Taïeb de rompre un lien de servitude, de recouvrer une identité, l’acte même de sa libération.
Philippe Faucon On a beaucoup réfléchi à ce titre, parce que le mot était un peu fort. On en a cherché plusieurs jusqu’au dernier moment : le déni, le piège, la déchirure, le doute, le dilemme, le choix, le mauvais choix… Pour moi, le titre La Trahison porte des guillemets que le spectateur perçoit. Quand j’ai lu le livre de Claude Sales, il m’a semblé y entendre l’évocation d’une situation très mal connue : dans un contexte d’extrême violence, à la faveur de la rencontre forcée de deux mondes, celui de jeunes gens arrivant de la métropole dans un pays dont ils ne connaissent rien, et de jeunes pour qui la France représente quelque chose d’abstrait, se joue le récit de la façon dont le libre arbitre a été perdu de vue et nié. Il y a là quelque chose de représentatif du fait colonial.
Ce n’est pas par hasard que je suis tombé sur ce livre : ma mère était pied-noire d’Algérie, mon père un militaire français qu’elle a rencontré là-bas. Après l’indépendance, mes parents sont rentrés en métropole, mais ma mère ne l’a pas supporté. Elle a été déracinée. Elle ne supportait pas l’idée qu’elle aurait à vivre dans ce pays qu’elle n’aimait pas, qu’elle ne comprenait pas. Elle n’aimait pas les Français, se sentait beaucoup plus proche des Algériens, des Arabes. L’Algérie coloniale était un énorme système d’exploitation. L’ensemble du pays appartenait à quelques familles. Mais une large partie de la population européenne ne possédait rien. La famille de ma mère, d’origine espagnole, n’a jamais rien possédé, pas même la maison qu’ils habitaient. Après leur arrivée en France, mon père a demandé sa mutation en Martinique.
Dans le livre, vous parlez d’une « guerre grise ». Quelle était la nature de cette ambiguïté ?
Claude Sales Au départ, il n’y avait pas d’adversaire. Cette guerre d’Algérie n’a jamais été déclarée et ne s’est jamais terminée. Au cours des huit années de guerre, de 54 à 62, il y a eu des populations qui ont hésité et changé de camp, des opérations de guerre, des regroupements de populations qui pouvaient être atroces mais pas toujours, une vie urbaine qui n’était pas seulement marquée par la guerre… L’ambiguïté était permanente. Sauf que pour les Algériens de ma section, plus la guerre durait, plus ils étaient obligés de choisir. Et il leur fallait faire le bon choix. C’est peut-être cela que je n’ai pas mesuré. On pouvait être victorieux du point de vue de la force militaire et la France l’a été , cela ne signifiait pas que la population allait se rallier à la France. C’était même le contraire.
Philippe Faucon Comment des personnes qui avaient des convictions de gauche se sont-elles retrouvées piégées, participant à des choses qui allaient en apparence contre leurs convictions ? Il y a une évocation de cela dans le film de René Vautier, Avoir 20 ans dans les Aurès. Il s’agit d’une petite section de gens qui sont tous réfractaires à la guerre (des communistes, des anarchistes…). Ils sont récupérés par un officier, joué par Philippe Léotard, un type aux convictions assez fascistes. Pour les impliquer, il les emmène sur un terrain assez hostile, et quand l’un d’entre eux en a marre et dit « Je ne marche plus », ils l’abandonnent sur place. Ce type isolé se retrouve dans un environnement où il est identifié comme participant de l’oppression, comme un ennemi. Ce qui fait qu’il réintègre le groupe et tombe dans le piège du repli sur soi. Ces communistes racontent comment au début, ils tirent trop haut pour rater leur cible, mais comment à la fin, ils en arrivent à tirer pour tuer. Je crois que ça décrit quelque chose de ce qu’est le fonctionnement humain en situation de guerre. Il y a un moment où on ne réfléchit plus.
Claude Sales Un jour, un chef de poste pas très loin du mien m’a dit : « Je ne tiens plus dans cette situation : je ne sais pas si je fais la guerre avec cette population qui par moments me fait pitié, par moments m’agace. » Il avait donc demandé sa mutation dans une unité combattante. Je l’ai revu six mois plus tard, ravi. Alors que c’était un mec plutôt à gauche. Il me dit : « Je suis libéré. On part en opération, il y a un accrochage, on tire. On risque de se faire tuer mais on peut tuer aussi. On se repose cinq, six jours et on repart. C’est clair maintenant. » C’était enfin devenu noir et blanc.
Vous avez commencé à écrire ce livre pendant la guerre civile algérienne des années 90. Avez-vous trouvé des correspondances entre votre expérience de soldat français en Algérie et ce conflit contemporain ?
Claude Sales Quand vous reveniez d’Algérie, personne ne vous posait de questions. Et vous-même n’aviez pas très envie de raconter. Les gens en avaient marre. C’était le début des Trente Glorieuses. Je me rappelle en avoir parlé à des copains qui écoutaient d’une oreille distraite et répondaient : « Maintenant, il va falloir passer à autre chose. » Ce qui a déclenché l’écriture du livre, c’est ce qu’on a appelé la deuxième guerre d’Algérie, la guerre civile. Les images que je voyais à la télévision me renvoyaient en permanence à ce que j’avais vécu : les hommes assassinés, les femmes se rassemblant, les gamins… M’est revenue une phrase que m’avait dite Taïeb pendant un tour de garde : « Tu perdras la guerre, mais après, nous nous battrons entre nous. » Je ne sais pas ce qu’il a voulu dire exactement, mais c’était assez prémonitoire.
Comment vivez-vous aujourd’hui l’irruption de la question coloniale dans l’espace politique français ?
Philippe Faucon La loi du 23 février 2005, avec son article 4 demandant que soient reconnus les « aspects positifs » de la colonisation, est absurde. Elle est rédigée de manière tellement grossière et aberrante, elle exprime un tel autisme, une telle rancune, un tel aveuglement qu’on a presque du mal à y croire. L’épisode de la colonisation, qui commence à être quelque chose d’assez lointain, reste passionnel. Il y a des mémoires différentes de ces événements. Quelquefois, elles s’excluent mutuellement, restent en conflit. Quand j’aborde La Trahison au cinéma, c’est aussi parce que ça me renvoie à aujourd’hui. Quand Roque affirme à Taïeb : « Le général de Gaulle l’a promis, il n’y a plus en Algérie que des Français à part entière », et que Taïeb répond : « Les gens ici n’ont pas l’habitude qu’on les appelle des Français, ils sont plus habitués à ce qu’on les traite de bougnoules », c’est quelque chose qui pourrait être dit par un gamin des cités.
Claude Sales Le film est sur le fil du rasoir. Il peut inviter à la confrontation et au dialogue. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est une énorme confusion entre mémoire et histoire. En rentrant d’Algérie, je suis devenu journaliste pour le France Soir de Pierre Lazareff. J’y suis resté douze ans. Puis j’ai travaillé au Point, à France Inter, au Monde, et à Télérama. Est-ce que les journalistes et les politiques ont mal suivi ces questions jusqu’à présent ? Oui, c’est vrai. C’est une responsabilité collective. Quand vous voyez que c’est un hebdomadaire suisse qui a envoyé des correspondants permanents dans les banlieues françaises après les émeutes… Et pourquoi pas les journalistes du Monde, du Figaro et de Libé ? ||
Propos recueillis par J. L.
La Trahison de Claude Sales (Seuil), 92 pages, 7,50 e.
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