L’auteur de Shoah est mort le 5 juillet, à 92 ans. De sa relation intellectuelle et privée avec Sartre et Beauvoir à son œuvre cinématographique ou ses textes critiques ou autobiographiques, Claude Lanzmann laisse derrière lui un héritage immense et complexe.
Cette fois, ça y est : l’homme qui avait survécu tel un roc au nazisme, à toutes les guerres du XXe siècle, à tous les dangers, à tous les risques, à toutes les polémiques, le cinéaste qui avait signé un film monumental et définitif sur la mort comme pour mieux la défier, la conjurer (Shoah, évidemment), l’éternel jeune homme en colère qui ne supportait pas qu’on évoque son âge, cet homme-là, Claude Lanzmann, que l’on avait fini par croire indestructible tant il était un sur-vivant plutôt qu’un survivant, cette incarnation de la vitalité vient de mourir. C’est un trou béant dans la vie du cinéma, des idées, de la culture, et c’est un chagrin personnel.
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Je ne l’entendrai plus m’appeler “mon p’tit chat”, m’assurer “ton papier est formidable !” quand je louais Shoah, Le Dernier des injustes ou Les Quatre Sœurs, me hurler au téléphone “tu es plus proche du seuil de la mort que moi car je vais te descendre !!!” quand j’avais l’outrecuidance de noter négativement son vieillissement et ses complaisances dans une critique pourtant nuancée de Napalm, me donner du “mon très cher Serge” quand venait le moment de la réconciliation, me menacer lors de la polémique excessive avec Yannick Haenel au moment du Rapport Karski (“si tu écris le moindre mal sur mon film et le moindre bien de cet Haenel, tu sais que je suis armé…”), puis, deux semaines après, quand il me rappelait et que je lui demandais s’il souhaitait toujours me tuer, l’entendre me répondre rigolard “mais c’était de l’humour, enfin, mon petit !”…
Une famille juive et républicaine
Ainsi était Claude, alternativement père Fouettard et mère juive “inauthentique” (pour reprendre un terme sartrien qui qualifiait ainsi les Juifs non religieux), qui enfilait son tablier pour nous cuisiner des repas très français et plutôt roboratifs à base de viande très saignante, de camembert très coulant, arrosés de Cairanne de chez Richaud et de discussions infinies sur la politique, Shoah, le cinéma, Shoah, les femmes, Shoah…
Il était né en région parisienne il y a quatre-vingt-douze ans, fut élevé avec son frère cadet Jacques (écrivain, homme de presse, parolier de Jacques Dutronc…) et sa sœur Evelyne (Rey, comédienne de théâtre, suicidée à 36 ans) dans une famille juive intégrée, républicaine, non pratiquante. Dans Le Lièvre de Patagonie, son livre de mémoires publié en 2009, Claude Lanzmann confiait qu’enfant il avait parfois honte de sa mère et de son physique juif. Il racontait aussi la façon dont son père enseignait à ses enfants comment réagir et se cacher en cas de surgissement de la Gestapo, des SS, de la Milice ou de la police française aux ordres de Pétain.
Avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, ils forment un trouple incroyablement moderne, partent en voyage et alternent chaque nuit le partage de leurs chambres
Pendant la guerre, il est étudiant en hypokhâgne à Clermont-Ferrand (étonnamment, la ville qui sera choisie trente années plus tard par Marcel Ophuls pour Le Chagrin et la Pitié, premier grand film dénonçant la collaboration et démythifiant la fable gaullienne réconciliatrice de la France majoritairement résistante), intègre la section locale de la Résistance où il se forge son ethos politico-idéologique – il adhère brièvement aux Jeunesses communistes –, et son caractère de combattant n’ayant peur de rien.
Après la guerre, il termine ses études de philosophie, enseigne brièvement en Allemagne (paradoxalement ou non, un de ses plus beaux souvenirs), puis se mêle à la vie intellectuelle effervescente du Paris d’après-guerre. Il fait alors l’une des rencontres décisives de sa vie en les personnes de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. A eux trois, ils forment un trouple incroyablement moderne, partent en voyage et alternent chaque nuit le partage de leurs chambres. Pour avoir lu certaines des lettres que Beauvoir avait adressées à Lanzmann (et qu’il gardait précieusement dans un tiroir de son bureau), on sait que l’auteure du Deuxième Sexe était violemment éprise de celui de Shoah, seul homme de sa vie avec lequel elle a partagé un appartement.
Lanzmann et les femmes
Lanzmann et les femmes, cela mériterait sans doute un chapitre tant ce séducteur sûr de son charme a enchaîné les partenariats amoureux, de Judith Magre à Eliane Victor, d’Angelika Schrobsdorff à Dominique Petithory, l’épouse de la dernière partie de sa vie et mère de Félix, leur fils, brillant normalien, tragiquement décédé d’un cancer en 2017 à l’âge de 23 ans. Dans son rapport aux femmes, Lanzmann aurait d’ailleurs peut-être parfois franchi certaines limites, comme semble l’indiquer l’épisode de son arrestation à l’aéroport de Tel -Aviv, suite à l’accusation de harcèlement portée contre lui par une employée de sécurité de l’aéroport en 2012.
Au-delà de la vie privée avec Beauvoir et Sartre, Lanzmann est adoubé par le couple, qui lui ouvre les pages de sa revue, Les Temps modernes. Lanzmann y signe entre autres Le Curé d’Uruffe et la raison d’Eglise en 1958, un de ses travaux majeurs, et pourtant méconnu : le compte rendu d’un célèbre fait divers des années 1950 où un curé avait mis enceinte une jeune fille de 18 ans avant de la tuer par peur du scandale. Lanzmann décortique minutieusement l’affaire et met au jour dans un style époustouflant, précis, dialectique, cinglant, l’hypocrisie maximale de l’Eglise, qui était aussi celle de la société française de l’époque.
Avec Beauvoir et Sartre, c’est aussi la grande aventure anticoloniale, la signature du Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie en 1960, une amitié brève mais indéfectible avec l’intellectuel et militant anticolonial Frantz Fanon. Lanzmann poursuit par ailleurs sa carrière de journaliste dans la presse grand public (qu’il ne méprisait absolument pas) comme correcteur impitoyable quant au respect de la langue française et portraitiste des “people” de son temps. Cela pourrait sembler étonnant aux yeux de ceux qui le réduiraient à Shoah, mais Claude Lanzmann aimait aussi Johnny Hallyday, les yé-yé, les starlettes de cinéma, l’écume légère et savoureuse de la vie, proche en cela de son frère Jacques.
La grande aventure de “Shoah”
A la suite d’un voyage en Israël qui le sidère émotionnellement et intellectuellement, il décide d’entreprendre ce qui sera son premier film, Pourquoi Israël (1973). Le titre ne comporte pas de point d’interrogation car Lanzmann ne pose pas la question de l’origine de ce pays mais s’intéresse plutôt au “comment”. Le film est construit sur une mosaïque de rencontres et de témoignages au travers desquels le cinéaste tente de montrer en quoi ce pays “extraordinaire” (au sens étymologique, “sortant de l’ordinaire”) est peut-être finalement un pays normal “où il existe aussi des prostituées et des voleurs”, disait-il.
Ensuite, c’est la grande aventure de Shoah (1985), douze années de travail acharné, de financements à trouver pour ne pas s’interrompre en chemin, de voyages à travers le monde, de centaines de témoignages de victimes, de témoins et de bourreaux (ceux-là, souvent filmés en caméra cachée, avec risques et périls, et le matériel lourd de l’époque).
Parti de rien, Claude Lanzmann a bâti ce chef-d’œuvre avec son intelligence, ses intuitions, son courage, son obstination surhumaine, et une formidable équipe légère
Parti de rien, Claude Lanzmann a bâti ce chef-d’œuvre avec son intelligence, ses intuitions, son courage, son obstination surhumaine, et une formidable équipe légère (les chefs op Dominique Chapuis et William Lubtchansky, la monteuse géniale Ziva Postec…). On l’a dit maintes fois, ce film montre pour la première fois tout le processus de la destruction des Juifs d’Europe, cette entreprise étatico-industrielle de mort, établissant définitivement sa spécificité anthropologique et philosophique (qui n’exclut en rien les autres horreurs de l’histoire).
A événement unique, film unique : nulle image d’archives, nulle intervention d’experts (à l’exception de l’historien de la Shoah Raul Hilberg, autre intellectuel unique et atypique), nul commentaire surplombant, une incarnation de l’histoire par la parole des survivants (ce qui valut à Lanzmann une incompréhension durable et mutuelle avec les historiens), une invocation du passé par des images tournées uniquement au présent, une technique d’interview qui ne recule pas devant un certain degré de cruauté, quelques entretiens mis en scène – artifices ayant pour seul but l’avènement d’une vérité –, un montage circulaire, hallucinatoire, qui va à l’encontre de toutes les règles de linéarité ou de chronologie.
La Shoah, point de bascule de la guerre
Plus grand film d’horreur du monde, Shoah a donné un nom universel à cet événement et nous a enseigné la différence fondamentale entre ce que furent un camp de concentration et un camp d’extermination, ce que nul livre d’histoire, nul intellectuel ne nous avait appris auparavant. Longtemps, l’extermination systémique des Juifs et des Tsiganes par les nazis fut un simple chapitre noyé dans le grand récit de la Seconde Guerre mondiale : Lanzmann a ré-institué cet événement comme réacteur central du conflit et comme point de bascule dans l’histoire de l’humanité et de la pensée. Leçon universelle qui a résonné de Berlin à Tel-Aviv, de New York à Varsovie, de Paris à Istanbul…
Claude Lanzmann a ensuite signé beaucoup d’autres films. Tsahal (1994) fut une sorte de complément de Pourquoi Israël et de Shoah, insaisissable idéologiquement, entre sionisme affirmé et empathie envers le peuple palestinien : cet éloge de l’armée israélienne, de sa technologie, de sa puissance/fragilité et de sa supposée moralité consacre aussi de longues séquences aux Palestiniens et aux humiliations qu’ils subissent aux checkpoints.
Et puis beaucoup de films construits à partir de “chutes” de Shoah. Un vivant qui passe (1997), sur l’aveuglement volontaire et complice de la Croix-Rouge internationale qui n’a “rien vu” à Theresienstadt ; Sobibor, 14 octobre 1943, 16 h (2001), sur la révolte et l’évasion de quelques déportés (un anti-Shoah donc) ; Le Rapport Karski (2010), sur la surdité internationale à la Shoah en cours malgré les alertes du résistant polonais Jan Karski ; Le Dernier des injustes (2013), sur le rôle impossible des Conseils juifs (question épineuse sur laquelle Lanzmann était d’un avis opposé à Hannah Arendt) ; ou encore l’extraordinaire Les Quatre Sœurs (qui est sorti en salle la veille de sa mort !), où la Shoah est vue sous un angle féminin, film empli de dilemmes éthiques, très peu politiquement correct, nouvelle preuve que contrairement à un adage aussi dégueulasse que répandu (“encore la shoah, ras-le-bol”, etc.), on n’en finira jamais de découvrir des aspects inédits de cet ébranlement majeur de l’histoire de l’humanité et de continuer à le penser comme cas d’espèce de l’arc moral infini et complexe dont sont comptables les humains.
Un corpus cinématographique unique
Il y eut enfin Napalm (2017), sans doute le moins indispensable de ses films, sur une brève rencontre amoureuse entre Lanzmann et une infirmière lors d’un voyage en Corée du Nord dans les années 1950, épisode déjà parfaitement raconté dans Le Lièvre de Patagonie. Mais, même dans cet étrange film de séducteur narcissique, on trouve une fibre lanzmannienne tissée de liberté souveraine (du cinéaste, évidemment, pas des Nord-Coréens), de leçons historiques non consensuelles, d’importance de la parole et de l’oralité, de la façon dont l’histoire marque les corps et d’un certain génie des titres.
L’héritage lanzmannien est immense, complexe. Cinématographiquement, son corpus est unique, singulier, comparable à nul autre, preuve que l’on peut faire du très grand cinéma avec presque rien – ou juste “des gens qui parlent”. Littérairement, il laisse peu de livres, mais de gros morceaux. Outre l’hénaurme Lièvre…, un recueil de beaux articles (La Tombe du divin plongeur, en 2012), de grands textes dans Les Temps modernes (dont il fut après Sartre le directeur jusqu’au bout), et aussi les transcriptions des dialogues de ses films. Politiquement, son parcours a de quoi faire fuir tous les simplistes, tous ceux qui se rangent derrière une unique bannière une bonne fois pour toutes.
Pour ressentir ou éventuellement comprendre l’horreur, faut-il la regarder droit dans les yeux ou au contraire ne pas la représenter ?
Lanzmann fut résistant, communiste, anticolonialiste, sioniste, opposant farouche à la peine de mort, ami de Frantz Fanon et des dirigeants israéliens, en empathie avec la Corée du Nord et avec Nicolas Sarkozy (qui lui a remis la Légion d’honneur), avocat inconditionnel d’Israël et anti-impérialiste, participant actif de numéros historiques des Temps modernes tels que ceux consacrés dès 1967 au conflit israélo-palestinien (la moitié de l’ouvrage par des auteurs juifs ou favorables à Israël, l’autre moitié par des auteurs arabes ou penchant du côté de la Palestine, sans oublier les auteurs juifs pro-palestiniens) ou plus tard au génocide rwandais (preuve que Lanzmann n’était pas uniquement obnubilé par son cher Israël). Complexe, oui, comme la pensée humaine quand elle se noue autour de diverses loyautés contradictoires.
Philosophiquement aussi, le legs lanzmannien reste à étudier et approfondir. Prenons la fameuse injonction à ne pas représenter l’indicible, à ne pas filmer l’infilmable : la question fut âprement débattue par Jean-Luc Godard ou Georges Didi-Huberman. Mais Lanzmann lui-même contredit radicalement ce supposé interdit dès le premier chapitre du Lièvre… en insistant sur l’absolue nécessité de regarder en face les vidéos d’exécution de Daech. Alors, pour ressentir ou éventuellement comprendre l’horreur, faut-il la regarder droit dans les yeux ou au contraire ne pas la représenter ? Est-ce obscène ou instructif, que de regarder des individus torturer leurs semblables ? La mort brutalement administrée se regarde-t-elle frontalement ou par le filtre d’une mise en forme ? Où donc la caméra doit-elle placer le curseur de la morale ?
Sur les traces du “Lièvre de Patagonie”
Les réponses de Lanzmann sont incertaines, évolutives, contradictoires. Mon sentiment, c’est que l’auteur de Shoah était plutôt un artiste intuitif qu’un penseur conceptuel ou un professeur de morale (et j’écris cela comme un compliment). Toute la théorie de l’infilmable est survenue après coup, comme une justification pro domo de la forme de Shoah, pas en amont du tournage qui fut empirique, gouverné non par une théorie pré-établie mais par les circonstances des voyages, des rencontres, des intervenants et de la faiblesse des moyens financiers.
Cette manière intuitive de travailler et de concevoir ses œuvres, j’en ai été le témoin de première main pour Le Lièvre de Patagonie. L’éditeur Olivier Bétourné, alors chez Fayard, nous avait contactés, Frédéric Bonnaud et moi-même, pour nous dire à peu près ceci : “J’ai commandé ses mémoires à Claude Lanzmann mais il n’aime pas écrire. Il voudrait commencer oralement et comme il a aimé l’entretien que vous avez fait avec lui dans Les Inrocks, il a pensé à vous.” Intrigués et intimidés, mais curieux, nous nous sommes embarqués dans cet étrange travail et avons mené ces entretiens biographiques durant environ six mois, à raison d’une session de trois à quatre heures chaque semaine, en moyenne.
A vrai dire, Claude menait ses conversations autant que nous les menions et racontait dans le désordre des pans de sa vie romanesque avec un style ébouriffant pour de l’oral. Parfois, ces séances dérivaient en conversations, plaisanteries, repas ou digressions diverses : manifestement, Claude aimait autant passer du temps avec nous, jeunes admirateurs, que raconter sa vie. Puis il s’est brouillé avec nous pour des broutilles et nous avons pensé (bien à tort) que ce projet ne verrait jamais le jour.
Cultivé, jouisseur, épicurien, mal embouché…
Quelques années après (et une énième réconciliation), alors que je prenais machinalement des nouvelles du futur livre, Lanzmann m’a dit “Je le termine, tu vas voir, c’est un chef-d’œuvre, tu en seras sur le cul. Et ça n’a plus rien à voir avec nos entretiens.” Le Lièvre de Patagonie est en effet un très grand livre de traversée du siècle, de ses beautés et de ses fureurs, non exempt du narcissisme légendaire de notre homme, ego que l’on accepte en regard de la magnitude historico-romanesque de cette vie.
Malgré ses engueulades homériques, notre relation s’est poursuivie jusqu’au bout, parce que mon admiration pour son œuvre a toujours pesé plus lourd que mon agacement face à ses mouvements d’humeur ou prises de position politiques contestables. Claude Lanzmann était un cinéaste unique, un Juif de culture (qui ne croyait pas au ciel et détestait l’expression “devoir de mémoire”), un sioniste inconditionnel (domaine où sa pensée se figeait dans l’affect) et anti-impérialiste de toujours, et plus que tout un Français exemplaire, d’origine lointaine mais intégré, cultivé, jouisseur, épicurien, amoureux de la langue de Rimbaud (qu’il récitait par cœur pour lutter contre l’usure de sa mémoire), mal embouché, héritier et incarnation des Lumières, de l’universalisme et de l’esprit républicain.
Il y a quelques semaines, touché par ma réception des Quatre Sœurs, il m’avait appelé et demandé qu’on se voie, vite. Je n’en ai hélas pas eu le temps, remettant toujours au lendemain ce rendez-vous, pensant sans doute inconsciemment que Claude était immortel. Il avait coutume de conclure ses messages téléphoniques ou ses dédicaces d’ouvrages par la formule “ton ami, Claude”. Alors adieu cher Claude, mon ami, puisque malgré tous les orages, tu m’as encouragé à te considérer ainsi.
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