Réalisateur du chef-d’œuvre « Shoah », immense cinéaste, journaliste et directeur de la prestigieuse revue « Les Temps modernes », Claude Lanzmann est mort ce jeudi 5 juillet à l’âge de 92 ans. Retour sur une vie qui a traversé le XXe siècle.
Cette fois, ça y est : l’homme qui avait survécu tel un roc à toutes les guerres du XXe siècle, à tous les dangers, à tous les risques, à toutes les polémiques, à Hitler, le cinéaste qui avait signé un film monumental et définitif sur la mort comme pour mieux la défier (Shoah, évidemment), la conjurer, le monsieur vieillissant qui récitait par cœur des poèmes de Rimbaud pour résister à l’usure de la mémoire et de l’esprit, l’artiste ombrageux qui me hurlait récemment au téléphone de sa voix de stentor : “Tu es plus proche du seuil de la mort que moi !” (j’avais eu l’outrecuidance d’écrire qu’il apparaissait vieillissant dans son film coréen, Napalm), cet homme-là, Claude Lanzmann, que l’on avait fini par croire indestructible, vient de mourir.
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Les temps modernes
Il était né à Paris il y a 93 ans, fut élevé avec son frère cadet Jacques (écrivain, homme de presse, parolier de Jacques Dutronc…) dans une famille juive intégrée, républicaine, non pratiquante. Dans Le Lièvre de Patagonie, son livre de mémoires, Claude Lanzmann confiait qu’enfant, il avait parfois honte de sa mère et de son physique juif. Pendant la guerre, il est étudiant en khâgne à Clermont-Ferrand (étonnamment, la ville qui sera choisie plus tard par Marcel Ophüls pour Le Chagrin et la pitié, premier grand film dénonçant la collaboration et démythifiant la fable gaullienne et réconciliatrice de la France majoritairement résistante) et intègre la section locale de la Résistance où il se forge son ethos politico-idéologique et son caractère de combattant n’ayant peur de rien, ou presque.
Après la guerre, il termine ses études, enseigne brièvement en Allemagne (paradoxalement ou non, un de ses plus beaux souvenirs), puis se mêle à la vie intellectuelle effervescente du Paris d’après-Guerre qui a retrouvé sa liberté et son appétit de vie. Il fait alors l’une des rencontres décisives de sa vie en les personnes de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. À eux trois, ils forment un trouple incroyablement moderne, partent en voyage et alternent chaque nuit la façon de partager leurs chambres.
© AFP
Pour avoir lu certaines des lettres que Beauvoir avait adressé à Lanzmann (et qu’il gardait précieusement), on sait que l’auteure du Deuxième sexe était violemment éprise de celui de Shoah. Lanzmann et les femmes, cela mériterait sans doute un chapitre tant ce séducteur a enchaîné les partenariats amoureux, de Judith Magre à Eliane Victor et jusqu’à Dominique Petithory, son épouse actuelle et mère de leur fils tragiquement décédé d’un cancer à l’âge de 23 ans, Félix. Dans son rapport aux femmes, Lanzmann aurait peut-être parfois franchi certaines limites comme semblent l’indiquer des accusations portées contre lui par une policière israélienne ou une journaliste.
Au-delà de la vie privée avec Beauvoir et Sartre, Lanzmann est adoubé par le couple qui lui ouvre les pages de leur revue, Les Temps modernes. On en retient notamment un texte époustouflant de Lanzmann, Le Curé d’Uruffe, un de ses travaux majeurs et pourtant méconnu : le compte-rendu d’un célèbre fait-divers des années cinquante où un curé avait mis enceinte une jeune femme en la violant. Lanzmann décortique minutieusement l’affaire et met à jour dans un style aussi froid que cinglant l’hypocrisie maximale de l’Église qui est aussi celle de la société française de l’époque.
Une carrière de journaliste et de cinéaste
Lanzmann poursuit sa carrière dans la presse grand public (qu’il ne méprisait absolument pas) comme correcteur impitoyable avec le respect de la langue française et portraitiste des “people” de son temps. Oui, cela pourrait sembler étonnant aux yeux de ceux qui ne connaissent de lui que sa réputation liée à Shoah, mais Claude Lanzmann aimait Johnny Hallyday, les yéyés et les starlettes de cinéma. Et puis, à la suite d’un voyage en Israël qui le sidère émotionnellement et intellectuellement, il décide d’entreprendre ce qui sera son premier film, Pourquoi Israël (1972).
Le titre ne comporte pas de point d’interrogation car Lanzmann ne se pose pas la question de l’origine de ce pays mais s’intéresse plutôt au “comment”. Le film est construit sur une mosaïque de rencontres et témoignages au travers desquels le cinéaste tente de montrer en quoi ce pays “extraordinaire” (au sens étymologique, soit “sortant de l’ordinaire”) est peut-être finalement un pays normal, “comportant aussi des prostituées et des voleurs” disait-il.
Le chef-d’œuvre Shoah
Ensuite, c’est la grande aventure de Shoah, quatorze ans de travail acharné, de financements à trouver pour ne pas s’interrompre en chemin, de voyages à travers le monde, de centaines de témoignages de victimes, de témoins et de bourreaux (ceux-là, souvent pratiqués en caméra cachée, avec risques et périls, et le matériel lourd de l’époque). Parti de rien, et avec rien dans les mains, Claude Lanzmann a bâti ce chef-d’œuvre avec son intelligence, ses intuitions et une formidable équipe légère.
Que dire qui n’ai déjà été dit ? Ce film dit toute la vérité sur la destruction des Juifs d’Europe, sur cette entreprise étatico-industrielle de mort, sur son processus, sur sa spécificité anthropologique et philosophique. À événement unique et spécifique, film unique à la forme spécifique : nulle image d’archives, nulle intervention d’experts (à l’exception de l’historien de la Shoah Raul Hillberg, autre intellectuel unique et atypique), une incarnation de l’Histoire par la parole des survivants, une invocation du passé par des images tournées uniquement au présent, une technique d’interview qui ne recule pas devant une certain degré de cruauté, certains entretiens mis en scène (artifices ayant pour seul but l’avènement de la vérité), un montage circulaire hallucinatoire qui va à l’encontre de toutes les règles de linéarité ou de chronologie.
Shoah a donné un nom universel à cet événement et nous a enseigné la différence fondamentale entre ce que furent un camp de concentration et un camp d’extermination, ce que nul livre d’histoire, nul intellectuel, nul film ne nous avait appris avant, durant les quarante années écoulées depuis la fin de la guerre.
https://www.youtube.com/watch?v=X8mcNYVkdJQ
Revenir sur les chutes
Claude Lanzmann a ensuite signé beaucoup d’autres films. Tsahal (1994), sorte de complément de Pourquoi Israël, insaisissable idéologiquement : cet éloge de l’armée israélienne, de sa technologie, de sa puissance et de sa fragilité et de sa supposée moralité consacre aussi de longues séquences aux Palestiniens et aux humiliations qu’ils subissent aux checkpoints.
Et puis beaucoup de films construits à partir de “chutes” de Shoah. Un Vivant qui passe (1997), sur l’aveuglement volontaire et complice de la Croix rouge international qui n’a “rien vu” à Therezin, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), sur la révolte et l’évasion de quelques déportés de Sobibor (après la mort dans Shoah, la résistance et la survie ici), Le Rapport Karski (2010), sur la surdité internationale à la Shoah en cours malgré les alertes du résistant polonais Jan Karski, Le Dernier des injustes (2013), sur le rôle impossible et ambigu des Conseils Juifs (question épineuse sur laquelle Lanzmann était d’un avis opposé à Hannah Arendt), ou encore l’extraordinaire et tout récent Les Quatre sœurs (2018), où la Shoah, vue sous un angle féminin et nouveau, prouve que contrairement à un adage aussi dégueulasse que répandu (“encore la Shoah, ras-le-bol”, etc), on n’en finira jamais de découvrir des aspects inédits de cet ébranlement majeur de l’histoire de l’humanité (et pas seulement des Juifs, évidemment, même s’ils en furent les victimes majeures) et de continuer à le penser et le repenser.
Il y eu enfin Napalm (2017), sans doute son film le moins indispensable, sur une brève rencontre amoureuse et quasi-platonique entre Lanzmann et une infirmière lors d’un voyage en Corée du Nord dans les années cinquante. Mais même dans cet étrange film de séducteur narcissique, on trouve un intérêt, une fibre lanzmannienne tissée de liberté souveraine (du cinéaste, évidemment pas des nord-coréens), de leçons historiques non-consensuelles, d’importance de la parole et de l’oralité, de la façon dont l’Histoire marque les corps et d’un certain génie des titres.
Le Lièvre de Patagonie
Il se trouve que j’ai bien connu Claude Lanzmann. J’admirais l’artiste, j’aimais beaucoup l’homme, ce qui n’allait pas sans soubresauts. Lanzmann fonctionnait à l’affect : il était plus que chaleureux quand il sentait que vous aimiez son travail, et entrait dans des colères noires si vous émettiez la moindre réserve. Il acceptait à peu près les désaccords profonds sur la politique israélienne, mais beaucoup moins les hiatus sur son travail, le tonnerre pouvant se déclencher pour des petits détails. Ces humeurs fluctuantes, qui pouvaient aller jusqu’aux menaces physiques, finissaient par m’amuser.
Pendant six mois, Frédéric Bonnaud et moi avions mené les entretiens biographiques qui allaient aboutir au Lièvre de Patagonie. Quand Lanzmann nous a proposé d’aller travailler un long week-end au Cap Ferret, nous avons décliné l’invitation et Claude en a pris ombrage. Nos entretiens se sont arrêtés là. Nous nous sommes dit alors que nous ne verrions jamais ce livre, bien à tort. Quelques années après, Le Lièvre de Patagonie (2009) est finalement sorti, a fait événement : l’essentiel du livre résultait bien de la transcription à peine réécrite de ces six mois d’entretien. Une fois de plus, Claude avait mené à bien un travail de titan.
Mille choses à dire encore sur son goût de la bonne chère et du vin, son appétit carnassier pour la viande bien saignante ou le camembert bien coulant, ses discussions sur le cinéma… Claude Lanzmann était un cinéaste, un observateur de son temps, un Juif de culture et de mémoire mais pas de religion, et peut-être plus que tout un Français, incarnation hénaurme et quasi-rabelaisienne de ce pays dans sa langue, sa poétique, son esprit jouisseur et ses joutes intellectuelles. Adieu cher Claude, “mon ami” comme tu me le disais souvent toi-même.
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