Claire Denis cinéaste
On sait que vous êtes proche de Nan Goldin…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il y a une sorte de cohérence physique entre nous, presque une attirance. Je crois qu’on a quelques points communs dans le regard. Cette mode autour de Nan Goldin occulte un peu l’incroyable sentiment qui émane de ses photos, le sentiment qu’elle a l’air d’éprouver pour les gens qu’elle photographie. The Ballad of sexual dependancy m’a influencée. Non pas dans le sens où j’allais me mettre à filmer ma propre vie ou mes propres amis, mais à peut-être essayer de franchir la barrière de l’intimité dans mon travail. Il arrive que je me demande ce qu’elle pense de mes films. J’attends parfois son coup de fil. Il y a quelques femmes comme ça qui comptent, comme Catherine Breillat. Pour moi, elles sont s’urs. Le regard que peut avoir Catherine sur mon travail ne m’a jamais ni flattée ni désespérée : il m’a toujours fait travailler. Il y a l’énergie du travail dans notre relation, et ça me touche énormément. Parler avec elle me fait prendre conscience que je ne suis pas qu’une personne qui fait des films, ou qu’une femme blonde, je suis un tout : un être humain, avec des hauts et des bas.
Là, vous parlez de son discours. Est-ce que son uvre produit le même effet ?
Le rapport qu’on a avec une personne qui vous parle de votre travail, c’est essentiel pour comprendre ce qu’on fait. Et c’est bien au-delà finalement de savoir si son film m’influence ou si mon travail l’influence, elle. Ça n’a pas d’importance, ça fait partie des choses qui circulent et qu’on capte ou qu’on ne capte pas. En revanche, la force du dialogue, ça c’est essentiel. C’est là que le travail se fait. Je n’ai pas qu’un rapport intellectuel avec Catherine et Nan, j’ai aussi un rapport physique avec elles. J’ai leur présence charnelle en moi. Mais il y a des présences virtuelles qui comptent beaucoup dans ma vie.
Dans le cinéma, par exemple ?
Il y a d’abord les cinéastes dont la forme narrative passe essentiellement par l’image, souvent des cinéastes d’Asie : ils ouvrent une tranchée qui m’attire. Et puis, à l’inverse, d’autres m’impressionnent parce que c’est dans le langage qu’ils affirment quelque chose, ce qui m’est complètement étranger. Je me sens autiste à côté d’eux. Il y a par exemple ce film de Nanni Moretti, Aprile, où il est tout le temps dans l’image en train de parler. C’est comme si les mots foraient quelque chose en lui-même et dans le spectateur. Je l’ai vu à un moment où je craignais qu’on ne puisse pas tourner Beau travail et je me suis dit « Au pire, je me mettrai devant la caméra et je raconterai l’impossibilité de faire le film. »
Et les partenaires virtuels dans la littérature ?
En ce moment, je lis Les Lettres luthériennes de Pasolini, qui m’oblige à être vivante. Pasolini n’écrit pas du tout pour donner une image de lui. Parler de soi, c’est une forme de mise en scène. Alors que dans le bouquin de Pasolini le vivant est le plus fort, avec une brutalité impressionnante. Je relis aussi des trucs que j’avais lus adolescente. Et Lumière d’août de Faulkner. Ce n’est pas quelqu’un qui cherche des mots, c’est quelqu’un qui creuse en profondeur les sensations. Chaque mot, chaque son, chaque onomatopée est un sillon parfois très douloureux. Je l’avais lu ado très scolairement, en me disant « Je lis un grand auteur américain. » Il y avait donc cette barrière-là. Aujourd’hui, je le lis comme mon frère. Ça me transperce complètement. Même si c’est le sud des Etats-Unis, une autre culture, les années sont passées sur moi et ça m’a rendue beaucoup plus poreuse. Il y a un paragraphe qui m’a révélé un pan de mon enfance comme, j’imagine, l’analyse peut le faire. Tout un morceau de moi disparu complètement de mes cellules est réapparu avec une violence incroyable au point de changer profondément quelque chose dans le rapport que j’ai avec ma famille, mon enfance. Au détour d’une page, c’est très violent. Ce n’est pas une expérience romanesque. Jeune fille, j’avais des expériences romanesques avec les livres. J’ai ressenti que quelque chose se passait par-delà mon goût du romanesque et allait toucher l’inconscient et le refoulé.
La musique vous emmène-t-elle aussi loin ?
La musique a changé ma vie. Je suis devenue une personne avec la musique. Sans elle, j’aurais été un être conditionné. Ça m’a donné mon bagage, ça a libéré quelque chose pour que je puisse aller au cinéma. La première musique que j’ai entendue, c’est grâce à la radio, une radio anglaise qui s’appelait Radio Caroline. Le premier groupe qui a été comme une décharge électrique dans ma vie, c’est les Animals, c’est la voix d’Eric Burdon. C’était mon premier amour. Après, je suis partie dans le rhythm’n’blues, Chuck Berry, puis Bob Dylan. Je n’ai aucune originalité de ce côté-là. En tout cas, pour les gens de ma génération. Pour moi, il n’y a pas eu le cinéma, la politique puis la musique. Cela a été d’abord la musique, parce que je n’habitais pas à Paris, donc la seule chose qui comptait dans ma vie, c’était mon transistor dans ma chambre. Il y a une chanson de Brian Wilson des Beach Boys, In my room, que j’ai toujours écoutée comme si elle n’appartenait qu’à moi, comme s’il n’y avait que moi qui savait vraiment ce qu’il y avait dans cette chanson. Et c’est d’ailleurs pour ça que cette chanson est magnifique, parce qu’elle donne à chacun de ses auditeurs ce sentiment en l’écoutant.
{"type":"Banniere-Basse"}