Sueurs froides. Ken Loach, sa vie, son oeuvre : c’est ce qu’on espérait découvrir avec Citizen Ken Loach de Karim Dridi, diffusé dans le cadre d’un bref cycle consacré au cinéaste sur Arte. Si l’aspect biographique est plutôt évacué, on apprend que derrière ce cinéaste militant, pourfendeur des injustices sociales, se cache un être retors […]
Sueurs froides. Ken Loach, sa vie, son oeuvre : c’est ce qu’on espérait découvrir avec Citizen Ken Loach de Karim Dridi, diffusé dans le cadre d’un bref cycle consacré au cinéaste sur Arte. Si l’aspect biographique est plutôt évacué, on apprend que derrière ce cinéaste militant, pourfendeur des injustices sociales, se cache un être retors et phobique, qui aime manipuler spectateurs et acteurs.
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Ceux qui voudraient en savoir plus long sur Ken Loach, ceux qui aimeraient tout connaître sur l’oeuvre, la vie, les moeurs, l’habitat, le mode de reproduction de ce petit homme discret aux lunettes de comptable resteront sur leur faim avec Citizen Ken Loach, documentaire du cinéaste Karim Dridi tourné pour la célèbre collection Cinéma, de notre temps. D’abord, pourquoi ce titre un peu incongru : Citizen Ken Loach ? Surtout pour des raisons d’euphonie semble-t-il… Physiquement, Loach ne ressemble pas spécialement à Welles et on ne trouve dans aucun de ses films la dimension proustienne de Citizen Kane, ni les contre-plongées fulgurantes du boy-wonder de la RKO. Pourtant, si l’on y regarde de plus près grâce au film de Dridi , Loach est non seulement un conteur, comme Welles, mais son cinéma repose également sur la manipulation du spectateur. Animé d’une réelle croyance dans une certaine justice sociale , Loach veut convaincre à tout prix, par tous les moyens, de la détresse de telle ou telle catégorie défavorisée par suite de carences politiques. Un cinéma de protestation, donc, mais avec une plus-value émotionnelle qui le distingue du pensum militant pur et dur.
Citizen Ken Loach est frustrant dans la mesure où l’on n’y trouve aucun extrait de film, où l’on y élude complètement la longue carrière de Loach, ses débuts au théâtre, ses années de télévision à la BBC et son engagement politique persistant. Dridi sermonne d’ailleurs Loach à ce sujet : « Vous ne pouvez pas vous empêcher de parler de politique ! » Mais en même temps, le film, qui évoque exclusivement « la méthode Loach », et en particulier son travail avec les acteurs, est vif comme un instantané. Tournant avec une petite caméra vidéo numérique, Dridi attaque son sujet bille en tête, avec une fougue déjà présente dans ses films de fiction. Débutant son portrait en coursant Loach, caméra au poing, au moment où il tourne son dernier film, The Flickering flame (un documentaire pour Arte et la BBC sur le très long conflit des dockers de Liverpool), Dridi nous plonge sans prévenir dans un univers de conflits sociaux qui rappelle les images mythiques du Reprise d’Hervé Le Roux.
Ensuite, on entre plus avant dans l’univers de Loach, on constate à quel point son modus operandi est révélateur de sa psychologie et de sa philosophie. Car le cinéaste est loin d’être un idéaliste éthéré, un utopiste. C’est un fin stratège, quelqu’un qui aurait potassé Sun Tzu, Clausewitz et Machiavel… Ainsi découvre-t-on par des interviews avec trois de ses acteurs (Ricky Tomlinson, Robert Carlyle et Chrissy Rock) que Loach emploie le même système avec ses interprètes qu’avec ses spectateurs : avec son air innocent, il les met en état de réceptivité totale, pour mieux les manipuler.
Selon Ricky Tomlinson, acteur de Riff raff et de Raining stones, le cinéaste est un timbré, un excentrique qui fait des blagues à ses acteurs. Il est capable de tout pour favoriser la spontanéité du jeu d’un comédien, y compris lui faire dégringoler sans crier gare une pile d’assiettes sur la figure pour obtenir un authentique effet de surprise. Il fait partie de ces rares cinéastes tellement obsédés par le réalisme que les pires trucages leur semblent justifiés pour l’atteindre. Le paradoxe du cinéma dans toute sa splendeur… Toujours dans le même ordre d’idées, pour rendre les acteurs totalement réceptifs, préserver leur fraîcheur, il ne leur donne jamais le scénario. Unique condition, selon Loach, pour qu’ils réagissent naturellement devant les situations dans lesquelles il les plonge. Sur le plateau, explique la vedette de Ladybird, la formidable Chrissy Rock comique de cabaret que l’on voit sur scène en train d’imiter Tina Turner , le cinéaste dosait l’intensité du jeu de son interprète comme on règle la vapeur d’une cocotte-minute en montant ou baissant le gaz. On s’étonne d’ailleurs que malgré l’abattage indéniable de cette bouillante Liverpudlienne, Ladybird (1994), diffusé cette semaine sur Arte, soit passé un peu inaperçu entre Raining stones et Land and freedom. Ce mélo social, portrait de mère courage hors norme, raconte le combat d’une chômeuse contre une Ddass locale, qui lui retire un à un ses quatre enfants nés de pères différents. Une description de femme en colère qui tranche avec les oeuvres précédentes ou suivantes de Loach ; se focalisant exclusivement sur ce personnage intense, le cinéaste opère plutôt par tableaux successifs. Tableaux dignes d’un film de terreur quand l’héroïne, Maggie, revoit son enfance évidemment malheureuse, sous forme de flashes flous et fugitifs de son père effrayant, qui rappellent la scène violente du sadique usurier dans Raining stones… La méthode du cinéaste consistant à surprendre constamment ses acteurs s’étend ici au scénario : le film avance par coups de théâtre successifs, plus inattendus et dramatiques les uns que les autres l’enlèvement de l’enfant de Maggie par les autorités dans la clinique où elle vient d’accoucher ; l’incendie de son logement… La peinture par Loach des services (sévices) sociaux, dont les agents sont polis, mais en même temps inflexibles, donc inhumains, relève de la paranoïa.
C’est justement à propos de ces tendances presque pathologiques que Citizen Ken Loach fait mouche. Avec ses questions candides et directes, Dridi met le doigt sur un point extrêmement sensible du cinéaste et qu’on aurait aimé voir exploré plus profondément : une sorte de phobie de la caméra… Tout commence banalement quand Karim Dridi interroge son confrère anglais sur la place de la caméra. Loach insiste sur la distance essentielle à préserver entre l’appareil et les acteurs ; pour lui, la caméra doit être discrète et respectueuse. Toujours l’imperturbable réserve britannique que Mike Leigh a pourfendue une bonne fois pour toutes dans Bleak moments. Dridi décèle le défaut de la cuirasse : si Loach dit rester à distance des acteurs par respect, il ne leur laisse pas lire le scénario et ne prévient jamais de ce qui va leur arriver pendant le tournage… Le cinéaste français considère qu’il est plus respectueux de prévenir les acteurs, puis conclut, péremptoire, que Loach n’aime pas la caméra. On trouve d’abord ces piques un peu faciles, mais bientôt on réalise que Ken Loach n’est pas vraiment à l’aise avec la caméra notamment quand c’est lui qui est filmé. Quand, de but en blanc, Dridi lui tend démocratiquement sa caméra en lui demandant de le filmer à son tour, c’est le fiasco total. Loach filme n’importe comment. Il ne parvient même pas à cadrer son interviewer. Loach est « un saint, qui ne boit pas, qui ne sort pas », explique un de ses scénaristes, Jim Allen. Autrement dit, un vrai puritain. Plus loin, quand Dridi le filme dans un pub avant le tournage de l’interview d’un docker pour son propre documentaire, Loach s’exclame « Il y a des caméras partout, c’est un cauchemar ! »
D’un autre côté, le réalisateur de Land and freedom n’est pas non plus le rabat-joie dogmatique qu’on pourrait imaginer. C’est flagrant lors des moments filmés au Nicaragua, où il se rend pour montrer Carla’s song filmé en partie dans ce pays aux étudiants de l’université de Managua. D’abord, il y a l’incident du moustique. Dans la voiture qui transporte l’équipe (Dridi, Loach, le scénariste Paul Laverty) de l’aéroport à la ville, Dridi s’amuse à faire croire à Loach qu’il est attaqué par un moustique. Hilare, le cinéaste se démène comme un diable, bombarde ses compagnons d’insecticide… Plus tard, à Estelli, petite ville où il a tourné une partie du film, Loach se fait voler son portefeuille. Après avoir épilogué sur l’incident, dont un nanti d’un pays riche et de surcroît défenseur des minorités opprimées comme Loach aurait mauvaise grâce de se plaindre, Dridi l’interroge à brûle-pourpoint sur la notion de plaisir. Piqué au vif, et interprétant sans doute mal la question, Loach réplique « Occupez-vous de vos affaires ! », avant d’éclater de rire nerveusement. Quand Dridi demande « Eprouvez-vous du plaisir à filmer ? », Loach répond benoîtement « Du plaisir non, de la satisfaction oui… »
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