Les rééditions de films n’ont plus l’aspect scolaire et poussiéreux d’autrefois : aller voir ou revoir les meilleures reprises et rétrospectives, en particulier durant cette période de latence et d’évacuation du trop-plein des sociétés de distribution, est une activité noble et enrichissante. Un « passe-temps » qui sauve et protège de la vulgarité ambiante.
Summer means fun », chantonnaient Flash Cadillac & The Continental Kids, pseudo-Beach Boys des années 70. Mais le cinéma est-il fun et, en particulier, l’univers gothique des salles obscures fréquentées par les ciné-goules en quête de madeleines proustiennes figurées par les classiques ou les uvres de répertoire ? On conseillera aux aspirants cinéphiles d’aller d’abord s’esclaffer en bande, quitte à recracher leur pop-corn par les trous de nez, devant les navrants navets yankees de l’été dans quelque multiplexe. Il faut avoir connu la dimension populaire de l’easy-viewing avant d’entreprendre la visite au musée du « cinéma gris », comme disait jadis Gérard Lenorman.
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– Le grand art de Francis Coppola
Pour effectuer la transition en douceur, on peut démarrer par la case Blake Edwards, père spirituel des frères Farrelly et autres gras-vulgos inventifs, dont l’inusable Party (1968) vient réveiller nos zygomatiques engourdis et notre goût du désordre anarchisant. Cela fait, on pourra toujours aller (re)découvrir Outsiders (1983), mélodrame crépusculaire à la Nicholas Ray où Francis Coppola propose une relecture synthétique, presque expressionniste, des films d’ados rétro comme American Graffiti (qu’il a produit) ou Grease. Du grand art.
– Lynch repense Hitchcock
Encore l’ambiance American Graffiti, mais twistée par Francis Bacon, dans Blue Velvet (1986) où, suivant des principes pervers initiés par Kubrick dans Lolita (1962), qui ressort également, David Lynch plonge profond sous les jupes de l’Amérique proprette, zieutant à travers ses persiennes closes pour entrevoir un émoustillant enfer du stupre. Avec cette matrice de Twin Peaks (et de Sailor et Lula, Lost Highway et Mulholland Drive), Lynch repense Hitchcock en se délestant de l’esprit gothique du gros Anglais.
– Film noir ou film policier ?
Film noir ou film policier, la ligne de partage entre ces deux genres connexes est mouvante et floue. La preuve avec les « Trois diamants noirs du polar » proposés par Action Gitanes à Paris (à partir du 1er août), où l’on retrouve le plus emblématique couple du genre, Veronica Lake et Alan Ladd. Elle avec la longue mèche blonde masquant son œil droit ; lui avec son visage lisse et poupin et sa légendaire petite taille.
Climat d’espionnite dans Tueur à gages (1942), d’après Graham Greene, réalisé par Frank Tuttle, excellent cinéaste Paramount brisé par le maccarthysme. Ce film cinglant mêlant gangstérisme et cinquième colonne révéla Alan Ladd, en tueur aussi impassible qu’impitoyable. Arrière-plan politique dans La Clé de verre (1942), du méconnu Stuart Heisler d’après Dashiell Hammett : un remake tendu d’un film de Tuttle (sans Lake et Ladd), qui aurait inspiré Yojimbo de Kurosawa (dont à son tour Sergio Leone a tiré son premier western, Pour une poignée de dollars).
Traumatisme de guerre dans Le Dahlia bleu (1946), de l’extraordinairement versatile et inégal George Marshall. Le moins brillant du lot, mais 1) il bénéficie de l’unique scénario écrit directement pour le cinéma par Raymond Chandler ; 2) il est porté par le formidable William Bendix qui, dans un second rôle mémorable d’ex-pilote que le bruit rend fou, éclipse Lake et Ladd, trop parfaites icônes.
– Du polar pour tous les goûts
Dans le même registre, l’Action Christine Odéon propose
« Les cent jours du polar » (jusqu’au 31 juillet), où l’on trouve un peu de tout, y compris des uvres hors genre. Beaucoup de classiques inoxydables, dont l’autre célèbre film noir de Siodmak, Les Tueurs. Pour sortir des sentiers battus et rebattus, on choisira par exemple Pendez-moi haut et court (1947), indépassable immersion onirique du maître de la série B Jacques Tourneur ; ou L’Enigme du Chicago Express (1952) de Richard Fleischer, cinéaste favori de Kiyoshi Kurosawa : précis de sécheresse, de rapidité et de claustrophobie (un flic protège une femme menacée par des tueurs dans un train) ; ou bien Ça commence à Vera Cruz (1949), polar en épingles à cheveux du maestro Don Siegel ; ou encore La Femme à abattre (1951), énigmatique thriller bogartien signé Bretaigne Windust, mais tourné par Raoul Walsh.
– Le gothique germanique
Qui dit gothique, dit gothique victorien, mais aussi germanique, l’une des manifestations de l’Angst allemande source du film noir, dont Robert Siodmak fut l’un des principaux artisans. A vérifier dans son mythique Pour toi j’ai tué (1949) où, avec une lumière sculptée par son compatriote Franz Planer et les mélodies entêtantes du Hongrois Miklós Rózsa, le cinéaste entremêle les volutes hypnotiques de la fatalité féminine et de la futilité masculine.
– Truffaut, relecteur du film noir
Peut-être les Coen se sont-ils inspirés de Truffaut, brillant relecteur du film noir dont deux uvres policières, Tirez sur le pianiste (1960) et La Sirène du Mississippi (1969), s’achèvent justement dans les frimas neigeux. Ces films figurent dans le programme « Les polars de François Truffaut » avec La mariée était en noir (1968) et Vivement dimanche ! (1983). On y verra que Truffaut a toujours préféré jouer avec les codes du film noir sans réellement s’y plier, en se refusant à la violence brute, nue et pyrotechnique des séries noires hollywoodiennes. On remarquera aussi, par exemple, que La mariée était en noir était par anticipation une sorte de négatif de L’Homme qui aimait les femmes.
Si Lynch, Monsieur Jourdain de l’angoisse, fait du Hitchcock presque sans le savoir, Truffaut, lui, a voulu se hisser à la hauteur du Maître avec La Sirène du Mississippi, qui est son Vertigo, ou avec La mariée était en noir, pour lequel il alla jusqu’à commander une partition à Bernard Herrmann. Finalement, c’est dans le mélange des genres à l’intérieur du genre que Truffaut s’avérera génial, comme dans Tirez sur le pianiste, oscillant entre loufoquerie et mélo, où il dépasse les tentatives similaires d’Hitchcock (Mais qui a tué Harry ?). Evidemment, quand Truffaut se cantonne au second degré, comme dans Vivement dimanche !, uvre autoréférentielle et autoparodique, il convainc beaucoup moins.
– Quatre heures de beauté fatale
Autre grand praticien du polar, Akira Kurosawa, qui alternait avec aisance le drame contemporain et la tragédie épique, a été l’un des meilleurs adaptateurs du bruit et de la fureur shakespeariens, en particulier avec Macbeth, quintessence de film noir avant la lettre, qu’il a transposé au Japon dans Le Château de l’araignée (1957). Cet antre de la folie médiévale n’a rien à envier à celui du roi de Bavière dément, Louis ii, dont Luchino Visconti a narré la déchéance dans son halluciné Ludwig (1972), taxé à sa sortie de froid et empesé. Il faut avoir vu la version longue du film, trois heures cinquante de beauté fatale, pour subir la lente fascination que dégage cette uvre luxuriante et rigoureuse, où les costumes, les décors réels des forteresses de contes de fées édifiées par le souverain enferment dans son isolement le personnage génialement habité par Helmut Berger qui devient le plus pathétique et envoûtant des morts vivants du cinéma.
– Sokourov, un étrange contemplatif
Rien à voir a priori entre le cinéma de Visconti et celui d’Alexandre Sokourov. Quoique. Si l’Italien, aristocrate homosexuel et marxiste, a construit une grande partie de son uvre sur les décombres d’un monde somptueux et élitiste, le Russe est un étrange contemplatif dont la fin du communisme a libéré la fascination mortifère pour une grandeur slave engloutie sous la cendre des lendemains qui ont déchanté. La galerie du Jeu de Paume présente à Paris jusqu’au 29 juillet la partie immergée de la filmographie de cet artiste prolifique, ses Essais et Elégies : dans la plupart des cas, des documentaires étranges et subjectifs (dont un consacré à Boris Eltsine !), où la surimpression, le flou très artistique, la lenteur, les sons délibérément brouillés et appauvris sont la norme.
Pas très rigolo tout ça, mais la joie, le désordre, l’exubérance de la vie sont trop insaisissables pour être filmés. Le meilleur cinéma, y compris le plus farcesque, est une forme de dissection synthétique des affects, d’introspection nostalgico-narcissique, de projection fantasmatique d’un irrémissible regret de n’être qu’humain, trop humain.
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