La décennie semble avoir entériné que le cinéma n’occupait plus la place centrale dans l’industrie culturelle que lui avait octroyé le XXe siècle. La mort du cinéma prophétisée il y a quarante ans se joue-t-elle aujourd’hui ? Et si oui, quels sont ses outils pour se survivre à lui-même ?
Le cinéma, art du XXe siècle. Il y a quelques décennies, la formule, confinant au cliché, se nuançait de gloriole. Art synthétique prenant à la littérature sa pratique du récit, aux arts plastiques sa composition d’images et aux arts vivants sa pratique du jeu et de l’incarnation, le cinéma semblait durant tout le siècle dernier la station la plus avancée, et peut-être terminale, sur la ligne de l’histoire des arts. Vu d’aujourd’hui, une crainte croît puissamment parmi les protagonistes de son industrie : que le cinéma reste à jamais l’art du XXe siècle, et que le siècle suivant, désormais le nôtre, ne voit son prestige et son influence lentement se restreindre.
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Le danger en dix ans est venu à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. De l’extérieur, c’est l’assaut massif de l’industrie de la série, qui a franchi dans les années 2010, un nouveau cap de reconnaissance culturelle et de prise de contrôle de l’imaginaire populaire (et a même au passage happé l’artiste majeur du grand frère cinéma, David Lynch n’ayant réalisé aucun film de toute la décennie). De l’intérieur, c’est la révélation d’une succession de scandales sexuels, d’abus de pouvoir, de violences commises sur ou autour des plateaux qui ont abîmé la perception commune de cet univers, diffusé l’image d’une industrie un peu sale et percluse de travers archaïques à réformer.
Rohmer, Chabrol et Varda
Rétrogradé (par les séries) dans sa nature de grand divertissement synchrone, abritant une violence systémique dans son mode de fabrication (partie la plus visible des inégalités de genre), le cinéma a dû faire face à un troisième ébranlement : la fin d’un cycle générationnel qui a vu s’éteindre ou s’estomper deux des mythologies de jouvence éternelle du siècle dernier, La Nouvelle Vague et le Nouvel Hollywood. La décennie a commencé par le deuil d’Eric Rohmer puis de Claude Chabrol (tous deux en 2010) et s’achève avec celui d’Agnès Varda. Entre ces deux bornes funèbres, on aura assisté au départ définitif de Chris Marker, Alain Resnais, Jacques Rivette. Les années 2010 nous ont donc laissés orphelins de la grande séquence moderne du cinéma français.
Au fil des décennies passées, on s’était habitué à ce que chaque nouvelle génération de jeunes cinéastes français prenne place auprès de ces noms-là, que se créent des circulations, des alliances, parfois même que les aînés puisent chez les plus jeunes (Resnais demandant à Denis Podalydès de réaliser ses bandes-annonces, Rivette empruntant ses comédien.ne.s chez Arnaud Desplechin…). Les prochains auteurs du cinéma français ne seront plus des contemporains des cinéastes de la Nouvelle Vague (hormis Jean-Luc Godard, qui a doté la décennie de trois nouvelles splendeurs, et Jacques Rozier, mais qui ne tourne plus depuis vingt ans) ; le passé a définitivement englouti ses légendes.
Les rois du Nouvel Hollywood
Plus jeunes d’une bonne dizaine d’années, les rois du Nouvel Hollywood sont presque tous toujours vivants (Michael Cimino est toutefois décédé en 2016). Francis Ford Coppola et Brian De Palma sont ceux qui ont livré dans la décennie les films qui nous importent le plus – Twixt (2011) et Passion (2012), deux grands films hantés et déréglés. Mais l’un et l’autre ont été rejetés à l’extrême périphérie du système. Coppola semble avoir décroché, De Palma trouve encore parfois à l’arrache des financements (mais son dernier long métrage est sorti directement en DVD), Star Wars vit désormais sa vie de mythe universel sans George Lucas.
Seul Steven Spielberg et Martin Scorsese, dans leur catégorie respective, paraissent toujours aussi fermement implantés au centre, ne cédant rien de cette intelligence adaptative qui a permis à leur cinéma d’embrasser toutes les mutations. Au point que Scorsese devienne même la caution de prestige et une des prises de guerre de Netflix dans son désir de devenir un acteur majeur du cinéma mondial (un cinéma où l’expérience de la salle ne serait qu’événementielle et accessoire). The Irishman métaphorise d’ailleurs cet état paradoxal de l’art cinéma, pris entre une objective vieillesse, un état de fatigue et un désir cosmétique de jeunesse éternelle. Le de-aging, c’est l’outil providentiel mais morbide d’un corps mythologique qui croit savoir ou se persuade qu’il ne peut plus qu’astiquer ses figures totémiques pour leur restituer un lustre inentamé.
Et pourtant, on a encore follement aimé des films dans les années 2010. En se replongeant méthodiquement dans la liste de ceux vus et aimés pour composer le top 100 de la décennie, on a même été saisi par une forme de vitalité mondiale, qui voit pousser tout autour du globe des excroissances de cinéma particulièrement vives et impétueuses (de Bi Gan à Teddy Williams, de Lav Diaz à Mati Diop, de Xavier Dolan à Albert Serra). A rebours donc du scénario collapsologique, décentré, prétendument sorti de l’histoire, le cinéma se survit néanmoins à lui-même avec une grande ténacité.
Pas étonnant toutefois que les films les plus forts de la décennie ressemblent tous un peu à des monolithes, des œuvres solitaires, aux arêtes tranchantes, de purs blocs d’étrangeté et de trouble arrachés aux profondeurs poétiques : L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, Under the Skin de Jonathan Glazer, Oncle Boonmee… d’Apichatpong Weerasethakul, Holy Motors de Leos Carax… On n’aurait pas imaginé que le cinéma anarchique et bouillonnant d’Alain Guiraudie accouche d’un film à la forme aussi décantée que L’Inconnu du lac, modèle de film noir entre Otto Preminger et Robert Bresson, ultra-contemporain dans sa vision et d’une perfection classique qui aurait ingéré les traits les plus saillants de la modernité. Le film se détache de la toile de fond du cinéma français, mais aussi de l’œuvre de Guiraudie, pour constituer un objet assez unique, à la puissance figurative interloquante.
Objet lui aussi tout à fait unique, Under the Skin n’est pourtant pas tout à fait sans rapport avec L’Inconnu du lac : autre film de drague et de chasse, de prédateur.trice sexuel.le chevronné.e et de meurtres en séries. Autre film de plage aussi – en une scène folle où Scarlett Johansson manifeste son inaptitude à l’empathie face à un bébé abandonné vociférant. Comme chez Guiraudie, il y a aussi un lac dans Oncle Boonmee…, mais on y jouit plus qu’on y meurt par la grâce d’un précieux poisson qui a sa méthode pour provoquer les orgasmes.
Enfin Holy Motors est un peu la grande œuvre synthétique de la décennie, celle qui dessine les contours d’où en est le cinéma, d’où il vient et où il va, cerné par les puissances de l’animation numérique (hallucinante scène de combat en performance capture où Carax filme les comédiens en combinaison avec leurs capteurs plutôt que les images à haute teneur en CGI qui en résultent) et l’horizon d’un cinéma sans caméra. “Les caméras me manquent. Avant, elles étaient plus hautes que nous (…). La beauté est dans l’œil de celui qui regarde”, pouvait-on entendre comme complainte déplorée, alors même que le film accomplissait dans une éblouissante transformiste d’épouser un à un tous les atours de ce que peut être un film aujourd’hui (de genre, musical…) au rythme de son personnage de Fregoli se glissant de costume en costume.
Cinéma Américain vu du Cosmos
Le cinéma américain peut-il produire, encore produire, des œuvres à ce point prototypes, aussi mystérieuses et insulaires que ces films-licornes qui ne ressemblent à rien ? Ces temps d’hyper-concentration, où le divertissement mondial est entre les mains de quelques marques anthropophages, ont au contraire définitivement institué la déclinaison du même (via les franchises) comme standard du néo-Hollywood (ce qui n’empêche pas quelques trouées poétiques très fortes dans certaines scènes d’Avengers ou des productions récentes de Pixar).
Dans cette région du grand spectacle, c’est plutôt parmi les étoiles que sont nés les films les plus forts et profonds (Gravity, Interstellar, Ad Astra) ou dans les nœuds gordiens des paradoxes temporels et des chronologies détraquées (Edge of Tomorrow, Looper, Cloud Atlas). Le tout sous l’égide de Mad Max : Fury Road, meilleur film d’action de la décennie, blockbuster extravagant et braillard, ressaisit toutes les composantes de l’époque pour les catapulter dans un carnaval baroque et visionnaire.
Renouvellement du cinéma France
Comme souvent, et ce grâce aux vertus inentamées d’un système de soutien encourageant une production profuse et un soutien aux premiers films, c’est en France que les signes d’un renouvellement générationnel ont scintillé avec la plus grande diversité. Le front commun de cette dernière génération d’auteurs est d’inventer des solutions de représentation pour parler du contemporain en contournant les codes du réalisme social.
La palette de ces solutions, elle, est assez vaste : elle va de la stylisation burlesque (Justine Triet, Antonin Peretjatko, Axelle Ropert) à l’onirisme fantastique (avec des effets très divers : Mati Diop, Caroline Poggi et Jonathan Vinel, Yann Gonzalez, Bertrand Mandico), proposant de l’un à l’autre tout un panel de nuances et de ruptures de ton (Sophie Letourneur, Clément Cogitore, Virgil Vernier, Guillaume Brac, Valérie Donzelli).
Aux noms de réalisatrices déjà citées, il faut ajouter ceux de Mia Hansen-Løve, Rebecca Zlotowski, Céline Sciamma, Katell Quillévéré, toutes autrices de quelques-uns des films les plus marquants de la décennie : jamais dans son histoire, le renouvellement du cinéma français ne s’est accompagné d’une telle poussée. C’est aussi par l’implication très forte de certaines d’entre elles (notamment dans le collectif 50/50, le Time’s Up français) que quelque chose bouge de l’intérieur et nous projette vers l’avenir.
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