Une flopée de navets et de films de série, une dizaine de chefs-d’ uvre certifiés: telle est jusqu’à aujourd’hui l’étrange carrière de Christopher Walken, enfant de la balle de Broadway, formidable monstre expressionniste, acteur culte des cinéphiles mais méconnu du grand public américain. Avec New Rose Hotel, Abel Ferrara pousse ce mutant dans ses derniers retranchements.
Des yeux qui semblent contempler l’au-delà, un visage en forme de masque :Christopher Walken est un mystère. C’est peut-être le dernier acteur qui existe uniquement grâce aux rôles qu’il interprète, sans que les médias aient besoin de faire le relais entre sa vie, la promotion de ses films et son uvre. A l’écart d’Hollywood, les frasques de Christopher Walken, ses débordements soudains de violence, son mutisme ou ses mimiques ont la fiction pour seul support. Car Walken est un homme de fiction (très peu de science, mais du métier et beaucoup d’instinct) et, avant tout, de spectacle.
C’est un alien, d’origine allemande par son père et écossaise par sa mère, mais étranger à la réalité du monde pour une autre raison : comme il le déclare lui-même, il vient de la planète show-business, de Broadway, pas d’Hollywood. Enfant delà balle, il apprend à danser et à chanter, apparaît avec ses frères dans des émissions de divertissement à la télévision, monte sur les planches à 16 ans, comprend très vite l’effet déstabilisant de son jeu et surtout de son physique sur le public et ses partenaires. Le cinéma le remarque alors qu’il a déjà 26 ans. Marié depuis trente ans aujourd’hui – il en a 56 – avec une directrice de casting, sans enfant, il vit dans une maison à une heure de New York, sa ville natale qu’il n’a jamais vraiment réussi à quitter. Il n’aime pas les voyages, ne s’intéresse pas à grand-chose et confesse que sa principale activité lorsqu’il ne joue pas est de regarder ses chats.
On comprend alors que Christopher Walken soit presque constamment devant une caméra, souvent pour de petits rôles :une scène, voire un plan. Mais même lorsqu’il est le héros d’un film, comme dans The King of New York d’Abel Ferrara (1990), il le hante plutôt qu’il ne l’habite. Ceci qui donne entre trois et six films par an depuis 1990 (« Je les fais ,mais personne ne les voit ») : et alors que New Rose Hotel nous parvient enfin, une demi-douzaine de films avec Christopher Walken attendent de sortir d’ici l’an 2000, dont une histoire de momie et un autre avec Alicia Silverstone – bref, n’importe quoi. Walken explique qu’il a du mal à refuser une proposition de film, d’abord pour l’argent, mais surtout parce que le jeu est sa raison d’être. On ne s’étonnera donc pas trop de le voir endosser les mêmes rôles de gangster ou de tordu à longueur de film, sans qu’il ne se trouble du manque d’imagination de ses employeurs.
Dans Voyage au bout de l’enfer (78), son rôle inoubliable de vétéran du Vietnam métamorphosé en champion de roulette russe lui vaut un Oscar et surtout une entrée fra- cassante dans l’histoire du cinéma. Il est le méchant dans La Porte du paradis (80), Dead zone (83) ou Dangereusement votre (85), le plus pantouflard des James Bond malgré sa composition psychotique. Dans Comme un chien enragé (86), il incarne un mauvais père corrupteur et assassin, véritable ogre de fait divers, il est le dandy pervers d’Etrange séduction (90)… Ces rôles de méchant lui collent à la peau et il s’en accommode, conscient que ses prestations d’ange déchu voué à la mort lui ont permis de marquer définitivement les esprits et lui ont assuré une carrière bien remplie.
A la fois proche et lointain, de nous et de ses compatriotes – si l’Américain moyen na jamais entendu parler de lui, il Va forcément remarqué dans Wayne s world 2 (93) ou dans Batman, le défi de Tim Burton (91) -, Walken est un mutant. Son art n’est pas réaliste, mais fantastique. Il porte en lui un héritage disparu: le spectacle pré-cinématographique, la danse, le chant, la pantomime- donc à proximité du cinéma muet. Contrairement à ses camarades sanguins Robert De Niro ou Harvey Keitel, définitivement ancrés dans l’histoire de la société américaine, Walken est ainsi le seul grand acteur fantastique de sa génération capable déjouer les vampires (The Addiction, 95) ou les anges (Prophecy 1 et 2, 95 et 98), par la seule évidence de ses outils de comédien: son corps, son regard, sa voix.
C’est ainsi un acteur expressionniste dans la mesure où, mieux que tout autre dans sa profession, il est l’antidote exemplaire du trucage, de l’effet spécial. Il suffit de se remémorer sa grandiose interprétation du King of New York, où son personnage de gangster romantique finissait par ressembler davantage au Nosferatu de Murnau qu’au John Garfield des polars sociaux de la Marner -de même qu’avec lui le naturalisme de Cimino rejoint la mythologie dans Voyage au bout de l’enfer.
Walken, l’acteur anti-réflexif, non intellectuel du cinéma américain, serait donc ce passeur entre le rêve américain dont il incarne le versant le plus sombre (dans la Porte du paradis, le western politique de Cimino, ou dans The King of New York) et une Europe cauchemardée, caligarienne, dont il serait l’héritier bâtard et involontaire. Et si Tim Burton ne s’est pas trompé en invitant Walken à jouer un vampire de multinationale tout simplement dénommé Max Schreck dans Batman, le défi, il eut le mauvais goût de renforcer les traits de son visage par des prothèses et sa légendaire tignasse naturelle par une perruque. Le visage de Walken ne supporte pas les trucages. Il est lui-même un trucage, comme un jouet déréglé du grand show américain.
Avec ses gestes saccadés ou onctueux, son visage tendu, explosant soudain en un sourire muet en forme de rasoir, ses déhanchements félins, ses minéralisations mortuaires, Walken ne peut s’épanouir que dans la déglingue. Ainsi Walken n’a-t-il que très rarement fréquenté le cinéma mainstream, tiède (un James Bond, deux ou trois films immédiatement respectables signés Woody Allen, Mike Nichols ou Robert Redford, sans intérêt), pour surtout pratiquer la politique des extrêmes : ne jouer que dans des chefs-d’ uvre ou des nullités, s’épancher dans les marges de la production. Les films déchets, on les compte à la pelle, et on pourrait les vider dans deux poubelles différentes :une pour les croûtes arty (Basquiat, 96 ; Search and destroy, 95 ; Etrange séduction et Touch,97 ; Illuminata, 98), l’autre pour les produits masturbatoires de la culture vidéo-club ( True romance, 93 ;Pulp fiction, 94 ; Dernières heures à Denver, 95 ; Meurtre en suspens, 95 ; Excess bagage, 97 ; Suicide kings, 98 ; Dernier recours, 96), dans lesquels ses apparitions sont de purs hommages de fans, comme chez Tarantino, ou de lourds clins d’œil référentiels à ses interprétations chez Cimino ou Ferrara, qui le condamnent à jouer les antagonistes brillants face à Johnny Depp ou Bruce Willis.
La routine alimentaire, qui n’exclut pas la prise de plaisir (l’ange Gabriel dans Prophecy et le Chat botté dans Puss in boots, épisode d’une série de contes produite par la Cannon, sont ses rôles préférés!), est heureusement brisée par des rencontres décisives avec des auteurs qui cultivent l’inconfort du spectateur et un regard très critique sur l’Amérique: à l’origine Cimino, puis Cronenberg, aujourd’hui Ferrara et Schrader, bientôt le nouveau film de Tim Burton.
Si on voulait être méchant, on pourrait revenir sur la participation de Walken, décidément très activa d’improbables navets européens au début des années 90, sans doute sur les conseils d’Harvey Keitel, qui nous avait rendu visite la décennie précédente. Les rares qui ont vu Walken dans D’une femme à l’autre (93) avec Carole Bouquet, Remake Rome ville ouverte de Carlo Lizzani (95) ou le parfaitement grotesque Grand Pardon 2 (92), dans lequel il affrontait la famille Bettoun au complet sous le soleil de Miami Beach, savent de quoi on parle. S’il est impossible d’exiger d’un comédien contemporain la filmographie d’un James Stewart ou d’un Gary Cooper, on conviendra que Walken en a rajouté une couche – lui était-il vraiment nécessaire d’apparaître dans Waynes world 2 ou dans McBain (91), nanar tourné aux Philippines louchant sur Les Chiens de guerre (80) et Voyage au bout de l’enfer ? Cependant, malgré un regard sévère sur sa filmographie (une dizaine de films intouchables pour plus de soixante-dix titres), l’acteur Walken n’est presque jamais indigne de son art. Nouveau fait unique avec lui, son cabotinage outrancier se distingue de celui des autres acteurs américains car il n’est pas la dégradation d’une fameuse méthode (les derniers bouffons en activité de l’Actor s Studio), ni la caricature d’un pénible intellectualisme (John Malkovich ou Nick Nolte).
Les excès de Walken, ses tics gestuels et ses rictus renvoient sans cesse à ses origines, le cabaret, le music-hall, le spectacle chanté et dansé… S’il n’a joué, époque oblige, que dans une seule vraie comédie musicale (Tout
l’or du ciel, 81), Walken s’est donné pour devise de toujours esquisser quelques pas de danse dans le moindre de ses films. Le résultat, parfois de l’ordre du gimmick, devient grandiose chez Ferrara. La scène où le glacial Frank White (Walken) se déhanche soudain dans The King of New York pour exprimer sa joie, puis entame une danse qu’il est le seul à connaître, figure parmi les moments les plus magiques du cinéma américain récent. Car si Cimino est le premier à avoir révélé le génie de Walken, la seconde grande rencontre de l’acteur (qui a connu davantage de grands rôles que de grands cinéastes) est incontestablement Abel Ferrara, qui le transforme en gangster crépusculaire, véritable créature fantomatique qui se nourrit de la nuit de la ville dans The King of New York, puis en véritable vampire urbain dans The Addiction, en chef de clan dans Nos funérailles (96) et en espion wellesien dans New Rose Hotel. C’est avec Ferrara, vrai complice, que l’on sent chez Walken la jubilation non plus de jouer à son propre rôle, mais de se risquer dans des contrées physiques et mentales encore inconnues, de réussir à surprendre tout le monde. Le résultat est que Walken, désarticulé et vociférant dans New Rose Hotel, n’a jamais été aussi stupéfiant depuis The King of New York, La preuve un peu triste que seule la folie de Ferrara est désormais capable de déboulonner la mécanique parfaite d’un cachetonneur de génie que les réalisateurs aiment trop polir oser déranger son personnage de maudit. Walken n’impressionne pas seulement la pellicule, mais aussi les cinéastes qui le prennent pour ce qu’il est, et qui semblent souvent se contenter de l’observer admirativement ou craintivement plutôt que d’essayer de le diriger. Walken, quia quelquefois déclaré vouloir se mettre lui-même en scène (dans le rôle d’un Elvis vieillissant ou de John Holmes, la star surmembrée du hard américain…), paie la rançon d’un physique et d’un regard trop dérangeants.
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