Christophe Colomb, italien ou portugais ? Manoel de Oliveira mène l’enquête et virevolte dans les cerceaux de l’histoire et du temps avec une grâce inouïe.
Que ceux qui s’attendent, en allant voir Christophe Colomb, l’énigme, à assister à une reconstitution en bonne et due forme de la vie du célèbre navigateur soient tout de suite mis au parfum : le dernier film de Manoel de Oliveira ne nous montre rien de ce chapitre de l’histoire, si ce n’est par le biais de quelques vieilles pierres et maquettes de navires. Le grand cinéaste portugais prend le large, inscrit son film dans d’autres temps, plus proches, et un autre point de vue, à contre-courant ; ce refus de restituer de manière illustrative des événements passés lui permet de donner à l’histoire mais aussi au cinéma, ici étroitement liés, un relief bien plus ample et de faire rayonner tous les potentiels – infinis – de l’un et de l’autre. Pour cela, pas besoin de gros moyens, un squelette suffira au film pour organiser son architecture, sculpter des espaces vides – une énigme originelle – et leur donner la forme d’un sentiment amoureux, la profondeur d’une vie entière.
Cette ossature première vient de l’écrit, de l’agencement de lettres qui formeraient la première signature de Colomb et révéleraient que l’homme portait à l’origine un nom portugais ; il ne serait donc pas natif de Gênes, contrairement à ce que dit la légende. C’est à partir de cette charpente-là qu’Oliveira assoit une théorie qui guide tout le film – Colomb serait donc portugais, comme lui ! – et dont le chauvinisme apparent irritera sans doute certains. Pourtant, on ne peut réduire l’intime conviction qui anime le cinéaste à ce postulat, bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Au-delà d’une vérité historique, c’est bel et bien la cartographie d’une vérité intime, une mythologie personnelle et un fondement cinématographique que son autobiographique et amoureux Colomb entend tracer. Du reste, le film s’intéresse d’emblée à la charge fictionnelle véhiculée par le pseudonyme “Colomb”, qui viendrait de “colon” et renverrait à la fois à un symbole phallique et, selon l’origine grecque du mot, à un symbole de virginité. Ces deux structures archaïques imprègnent en profondeur le parcours de Manuel, médecin chercheur et double sans ambiguïté d’Oliveira (qui incarne le personnage devenu âgé), que l’on suit à travers différentes étapes de sa vie, entre le Portugal et l’Amérique. Sa grande passion pour l’énigme liée aux origines de Christophe Colomb s’intègre étrangement à sa vie de couple, comme une maîtresse tolérée par son épouse : son voyage de noces, indissociable de sa quête exégétique, l’entraîne dans la région encore inconnue de lui dont sont originaires sa femme et Colomb.
La découverte “colombienne” attendue n’aura donc pas lieu lors de l’émigration de Manuel à New York, en 1946. La ville, plongée dans un brouillard épais, se devine à travers quelques touches de lumière artificielle qui en disent long sur la puissance suggestive et l’humour du cinéma d’Oliveira. Cette représentation gonflée et magnifique d’une découverte des Etats-Unis, vus comme une terre masculine et concentrés en une idée lumineuse (le frère de Manuel restera là-bas pour faire carrière dans le cinéma), est bien éloignée des grands espaces vierges auxquels le Nouveau Monde est associé. La rencontre émerveillée avec une terre inconnue (toute féminine) se fera au Portugal, où Manuel retournera vivre.
Bien qu’arrimé à son pays, le cinéaste nous dit aussi que le souffle originel qui balaie sa terre natale, qui nourrit son cinéma n’aurait pas la même saveur, saudade, sans cet horizon américain. Et nous dans tout ça ? On est tout simplement éblouis. Face aux plans sublimes de pavés, du ciel et de la mer tournés par Oliveira au Portugal, on se sent tel un navigateur qui découvrirait, ému, une terre inconnue, le cinéma, et l’on éprouve cette troublante sensation de connaître tous les âges à la fois, d’embrasser le monde. Soit un véritable bain de jouvence que l’on doit à un homme centenaire, auteur d’un des plus beaux films de la rentrée.