Christmas est un conte de Noël retors, où les cadeaux circulent autant que l’argent et la drogue : Abel Ferrara se montre grand cinéaste de l’intimité. Christmas débute comme un classique film de Noël. La petite famille est unie, le père filme la joie de sa fillette. La richesse déborde, l’argent coule à flots. D’où […]
Christmas est un conte de Noël retors, où les cadeaux circulent autant que l’argent et la drogue : Abel Ferrara se montre grand cinéaste de l’intimité.
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Christmas débute comme un classique film de Noël. La petite famille est unie, le père filme la joie de sa fillette. La richesse déborde, l’argent coule à flots. D’où vient-il ? quel est son prix ? Christmas est bien un conte de Noël, mais d’un genre particulièrement retors. Ferrara enregistre d’abord une routine, professionnelle, familiale et affective, puis le surgissement d’un soubresaut, avant que cet incident ne soit avalé par la puissance d’inertie du système et que tout redevienne comme avant, dans un mouvement attendu de retour au calme.
Que ces parents modèles soient des trafiquants de drogue, qui contrôlent leurs revendeurs de la rue avec la même rigueur qu’ils dosent chaque sachet avant d’y apposer leur sceau, gage de sérieux et de qualité, ne constitue pas une quelconque révélation ou un prétexte à film policier. L’essentiel est ailleurs. Comme dans The Blackout ou New Rose Hotel, mais sous une forme plus apaisée et sur un thème encore plus minimal, Abel Ferrara travaille l’idée de clôture, opposée et complémentaire à celle de fluidité.
D’où l’aspect extrêmement concret du film, quand il se plaît à détailler la pesanteur du travail, son aspect ininterrompu et profondément aliénant, et sa tendance paradoxale à l’abstraction, qui fait que les personnages n’ont même pas de noms, simples rouages d’une machine, pièces essentielles du circuit de distribution de la came et consommateurs avides de leur propre réussite sociale.
Pourtant tout circule, la drogue comme l’argent, les biens de consommation (symbolisés de façon sarcastique par ces poupées Party Girl que tous les parents se disputent âprement à la demande imitative et pressante de leur progéniture) et même le désir, qui passe sous la forme des insultes sexuelles qu’adresse le ravisseur black à la mère de famille portoricaine, sommée de réunir une forte somme d’argent si elle veut revoir son trafiquant de mari. Mais cette circulation s’opère en circuit très fermé, où les flics sont déguisés en dealers concurrents et où corruption généralisée et tentation fasciste de remise en ordre finissent par se confondre.
Si l’aspect politique du film n’est pas à négliger, le cinéaste a surtout à cœur de décrire sa ville comme une immense prison à ciel ouvert, une série de cercles concentriques (la famille, les appartements où s’opère la transformation chimique de la drogue et son dosage, les rues où elle est vendue) qui s’effleurent sans jamais se recouvrir tout à fait.
Ordre immuable des choses et désordre momentané (le rapt du mari) se succèdent et se répondent jusqu’à ce que l’entropie reprenne le dessus sur le rêve de changement radical. Plutôt que de cesser d’être des dealers, les deux membres du couple se promettent de ne plus jamais commettre pareille erreur… Et tout recommence, comme avant, avec une part de risques encore un peu plus réduite, afin que la consommation reprenne son cours normal et régulier et que l’argent reprenne son incessante circulation.
Trop souvent réduit aux provocations du personnage qu’il s’est soigneusement composé avec le temps, Ferrara est d’abord un grand cinéaste de l’intimité, qui filme avec une rare délicatesse comment deux personnes occupent un espace commun, et comment ils sont toujours à la fois présents et absents l’un à l’autre, ensemble et seuls. Cinéaste de la conjugalité, donc, qui multiplie ici les fondus-enchaînés et les reflets pour conférer à son film un aspect outrageusement ouaté, seulement dérangé par un choc, vite amorti et étouffé. Ce qui le passionne, c’est le mouvement imperceptible qui sépare l’immobilité de la plus légère mise en branle. L’usage intensif et d’une folle élégance du fondu-enchaîné lui permet d’observer ce mouvement sans dire un seul mot de trop.
De la même manière, les reflets de la ville glissent sur la voiture du couple comme l’eau sur les plumes d’un canard. Le véhicule, qui a la fonction utilitaire d’aller de l’appartement de vie à celui du travail, est une cellule mouvante et imperméable à l’extérieur. Ces deux-là s’aiment sans doute, et depuis longtemps nous dit-on, mais la mue de leur lien en petite entreprise marchande a fait fuir tout désir. Ne subsistent qu’une tendresse mortifère et une volonté farouche de préserver les acquis. Amer constat d’un film dont le murmure est d’une force sans pareille.
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