À l’occasion de la sortie d’un magnifique coffret du film culte de Carpenter, restauré en 4K et édité par Carlotta, nous sommes revenus sur la genèse de Christine et l’ambition critique du film, qui s’attaque tant au régime capitalisme qu’au pouvoir phallocratique à sa tête.
“Christine” ressort en salle ce 7 septembre 2022.
Christine… Prénom de femme ? Titre d’une chanson d’amour ? Un peu des deux, sauf que la femme est une voiture diabolique, qui agrémente chacun de ses meurtres par un tube sucré de l’âge d’or de l’industrie automobile américaine, les années 50. On peut retracer une double genèse du film que John Carpenter réalise en 1983, un an après l’échec commercial de son chef-d’œuvre, The Thing. Cette double genèse convoque à la fois Hitchcock et Marx.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est sans enthousiasme que John Carpenter a accepté la commande consistant à adapter le roman de Stephen King. Pourtant, son adaptation du King reste à ce jour la plus belle, avec Carrie de Brian de Palma. Elle s’inscrit toutefois dans une filiation très marginale de son œuvre (alors qu’elle ne cesse de hanter celle de De Palma) : l’héritage d’Alfred Hitchcock. “Il y a un plan assez élaboré, tourné sur une grue, au tout début du film, qui va du ventilateur à la chaîne de production des voitures ; et ensuite, j’ai complètement repris une idée d’Alfred Hitchcock. Il racontait toujours avoir envie de filmer une séquence où l’on verrait une voiture en cours de construction, puis, à la fin, un cadavre qui tombe du coffre.” (nous dit Carpenter dans le livre Plus furieuse que l’enfer de Lee Gambin, qui accompagne magnifiquement la sortie du DVD de Carlotta).
Christine est une satire de la société consumériste
John Carpenter radicalise cette intuition étonnamment marxiste d’Hitchcock, fidèle en cela au roman original que King a dédié à George Romero, réalisateur, entre autres, en 1978, de Zombie : Le Crépuscule des morts-vivants, satire de la société consumériste inspirée des pamphlets de l’Ecole de Francfort. La première séquence de Christine, et son générique, mettent en scène la chaîne de montage d’une usine automobile. En assemblant les membres en apparence inertes d’une voiture, l’industrie — et son bras armé, l’ouvrier, victime numéro 1 de la Plymouth Fury rouge —, engendrent simultanément l’objet de désir le plus intense de l’individu occidental, et la source la plus puissante du mal dans cette société.
Après avoir mis en scène des incarnations du mal abstraites, intérieures, sans visage et sans nom (Assaut, Halloween, The Thing), et des (dé) figurations du mal à travers une communauté politique amnésique de ses crimes (Fog), John Carpenter réalise avec Christine une synthèse entre abstraction et figuration — synthèse dont le génie tient à son essentielle ambiguïté.
Christine est une pin-up “carrossée”
Si le mal, pour la société américaine, c’est en un mot le fordisme, c’est-à-dire le remplacement de la spontanéité de la liberté par l’automatisation du désir, la Plymouth Fury rouge donne en même temps à John Carpenter l’occasion de réaliser son film le plus explicitement cinématographique, autrement dit pornographique. Après avoir exclu la femme de la communauté enneigée de The Thing – un groupe d’hommes décimés par une entité prenant une forme génitale empruntant à tous les genres –, elle fait son retour dans Christine. Ou plutôt les femmes, car John Carpenter n’a pas l’inélégance de verser dans l’essentialisme. La voiture rouge sang emprunte les traits hollywoodiens de la sorcière, période Veronica Lake, star de Ma femme est une sorcière de René Clair (actrice ironiquement accusée d’accidents du travail pendant la Seconde Guerre mondiale, les ouvrières des chaînes de montage qui imitaient sa longue chevelure y ayant perdu un œil, voire un bras).
Christine est une pin-up “carrossée”. La séquence durant laquelle le héros adolescent (Keith Gordon) la supplie de lui montrer ses secrets pouvoirs (“show me”), est filmée comme un strip-tease. Christine a été profanée, violée, détruite, par une bande de hooligans. Devant son propriétaire (ou plutôt son esclave : elle en est littéralement la “maîtresse”, au sens du film de Barbet Schroeder), elle va se réparer, se réengendrer, face à l’œil fasciné d’un voyeur-spectateur de peep-show.
Christine, figuration de la puissance du féminin
Dans une perspective carpentérienne, la voiture/la femme, c’est à la fois tout ce qui anime la société américaine, immense chaîne de montage au service de la croissance capitaliste, et l’objet d’un désir si intense qu’il déborde, donc menace son cadre consumériste et conventionnel. On le comprend à travers le personnage de girlfriend extrêmement subtil, voire télépathe (Alexandra Paul). Chez Carpenter, aussi féministe que Stephen King, la femme est la possibilité d’une multiplicité : belle et sexy et intelligente et empathique et courageuse et loyale et droite. En tant que multiplicité, donc puissance continuelle de métamorphoses, elle terrifie l’homme qui, au mieux, accompagne son devenir multiple, au pire l’entrave. Christine, figuration capitaliste du mal entré dans tous les foyers américains, emprunte l’apparence du cliché phallocrate (la femme identifiée à la bagnole, et réciproquement), avant de scinder l’identification en deux entités, dont l’une (la puissance du féminin) incarne la résistance au triomphe mortifère de la croissance capitalistique.
Christine de John Carpenter ressortie en salle le 7 septembre
Chez Carlotta en version DVD, Bluray ou coffret collector 4K et assorti à chaque fois de nombreux bonus et d’un livre de Lee Gambin
{"type":"Banniere-Basse"}