Inoubliable en Bateman (American Psycho) ou en Batman (chez Christopher Nolan), Christian Bale retrouve Terrence Malick, dix ans après Le Nouveau Monde. Dans Knight of Cups, l’acteur se met plus que jamais en danger.
Dire qu’il en impose relève de l’euphémisme. Sur Christian Bale, on aura tout entendu : il chercherait la confrontation sans cesse, ne regarderait jamais droit dans les yeux, exigerait même que ses interviews soient publiées en question-réponse pour éviter que l’on fasse de la littérature sur son compte.
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Rien de tout cela en ce matin berlinois. L’acteur britannique – né en 1974 à Haverfordwest, au pays de Galles, il ne se considère pas gallois mais “anglais” et demande qu’on le présente ainsi – affiche une amabilité surprenante et un sourire intermittent, qui n’arrive pourtant pas à cacher une méfiance pour l’exercice promotionnel.
Le dernier défi de cet adepte des transformations extrêmes et des rôles à haut risque, qui a démarré sa carrière en vendant des paquets de céréales à la télévision avant d’incarner les grands personnages qui l’ont conduit à son apogée (Patrick Bateman dans American Psycho ou Batman dans le film de Christopher Nolan), consiste à en faire le moins possible.
Dans le nouveau film de Terrence Malick, il endosse le rôle de Rick, un homme qui a perdu l’usage des mots et qui, ayant touché de près une gloire hollywoodienne qui ne le satisfait guère, cherche le sens de l’existence. Knight of Cups confronte l’idéal américain des premiers colons avec sa perversion actuelle, incarnée par la ville de Los Angeles aujourd’hui, où les palmiers continuent à signaler malgré tout, et comme on l’entend dans le film, que “tout reste encore possible”.
Fin décembre, Bale enchaînera avec The Big Short – Le casse du siècle, le nouveau film d’Adam McKay (Anchorman – La légende de Ron Burgundy, Very Bad Cops), sur la crise des subprimes qui a précédé l’effondrement du système financier en 2007. Plus tard, il retrouvera Michael Mann, six ans après Public Enemies, pour tourner un biopic d’Enzo Ferrari, créateur de la marque de voitures de luxe.
Comment le rôle vous a-t-il été proposé par Terrence Malick ?
Christian Bale – Je pense que cela faisait longtemps qu’il réfléchissait à ce projet. En tout cas, il ne m’a pas proposé le rôle d’une façon conventionnelle. Il ne m’a pas appelé pour m’annoncer : “Christian, j’ai un personnage parfait pour toi.” Il m’a donné rendez-vous et m’a parlé de plusieurs projets, des bouts d’idées qu’il avait en tête, dont celle-ci. C’est au cours de nos conversations que le personnage a émergé, d’une façon plutôt imprécise.
Vous aviez déjà travaillé avec lui il y a dix ans pour Le Nouveau Monde. Sa méthode a-t-elle changé ?
A l’époque, il travaillait avec un scénario bien précis et arrêté. Pour Knight of Cups, on n’avait même pas de scénario. Les autres comédiens ont eu droit à quelques pages de dialogues, mais pas moi : je devais réagir à ce qu’ils me disaient sans pouvoir anticiper. Je savais seulement qui était mon personnage, pas plus. On avançait à tâtons et on découvrait ce que l’on voulait faire au fur et à mesure. J’imagine que Terry avait une idée générale du film dans sa tête mais qu’il était prêt à la faire évoluer. Rick est un homme désenchanté par la gloire hollywoodienne.
Y a-t-il quelque chose de vous dans ce personnage ?
Ce n’est pas du tout comme ça que je construis mes personnages. En fait, je ne pars jamais de ce que je suis. Ma méthode est différente, presque obsessionnelle : je préfère laisser mon personnage prendre possession de moi et m’imaginer sans cesse à sa place, jusqu’à prendre l’habitude de me comporter comme lui. A un moment donné, ça devient naturel d’agir comme il le ferait.
Le désarroi du personnage est probablement universel mais ce n’est sûrement pas un hasard si Terrence Malick a choisi Los Angeles pour décor…
De près ou de loin, tous ceux qui ont travaillé dans cette industrie ont éprouvé ce que mon personnage éprouve. On peut y adhérer ou pas, se joindre à la fête ou rester à l’écart, mais on l’a tous observé. Je me souviens de ma première fois à Hollywood. On m’a pas mal invité dans ce genre de lieux, de grands manoirs comme ceux qu’on voit dans le film. J’étais un peu abasourdi car je n’avais jamais vu de telles personnes auparavant. Je ne savais même pas que des gens pouvaient vivre comme ça. Jusque-là, pour moi, faire la fête voulait dire m’asseoir sous un pont d’autoroute, fumer quelques joints et casser des bouteilles de bière (rires).
Pour le dire autrement : Hollywood accroît-il le vide existentiel que votre personnage éprouve ?
Je crois que le film parle d’une expérience universelle. Quand on a rêvé si précisément de ce qu’on voulait faire de sa vie et qu’on finit par y parvenir, on se demande fatalement : “Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?” On ne vit jamais ce succès comme on l’avait imaginé. On reste soi-même, avec les mêmes problèmes. Bien sûr, on reçoit plein de louanges, on nous tape dans le dos pour nous féliciter mais on a souvent l’impression d’être un imposteur car on n’arrive pas à se sentir aussi merveilleux que les autres le disent. Mon personnage essaie de retrouver une sagesse presque innée qui s’était dissoute dans ces fêtes, tandis qu’il gravissait les échelons. Evidemment, Hollywood est un décor idéal pour en parler car c’est un lieu haut en couleur où les gens gesticulent et font des choses extravagantes, mais je dirais que tout le monde est confronté, à un moment ou à un autre, à cette problématique.
A sa façon, le film parle aussi de l’idéal américain de la recherche du bonheur, ce droit inaliénable inscrit dans la Déclaration d’indépendance de 1776, au même titre que la vie et la liberté. En tant qu’étranger, trouvez-vous que les états de détresse sont moins tolérés dans la culture américaine qu’ailleurs ?
Votre remarque est juste, mais seulement en partie. C’est quelque chose d’assez contradictoire, car en même temps l’Amérique est complètement obsédée par les psychothérapies, alors qu’en Angleterre les gens ont du mal à y avoir recours, à moins d’être dans une situation désespérée. La culture américaine a deux faces : en public, les gens font bonne figure et exhibent une belle énergie, mais à huis clos ils arrivent à parler ouvertement de leurs malheurs.
Certains de vos confrères – je pense à Ben Affleck, Adrien Brody, Rachel Weisz ou Christopher Plummer – ont exprimé leur frustration quand ils se découvraient coupés au montage des films de Terrence Malick. N’avoir aucun contrôle sur le résultat vous angoissait ?
Non. Tous les réalisateurs ont un point de vue, ou devraient en avoir un, il est donc normal qu’ils aient le dernier mot sur leurs films. Et puis, je suis désolé, mais c’est un peu hypocrite de s’en plaindre. Tout le monde sait qu’être coupé est toujours un risque quand on travaille avec Terry… Malick n’est pas un méchant, il n’a aucune malveillance. C’est un homme très drôle et perspicace, qui rend l’expérience du tournage très agréable. Il accepte les idées d’autrui au lieu d’imposer les siennes, ce qui arrive parfois avec les réalisateurs… (il sourit).
N’y a-t-il pas cependant, pour un comédien, une frustration inhérente à sa façon de travailler ?
Terry est un grand destructeur de vanité. Parfois, quand on tournait, je me disais : “Qu’est-ce que j’ai été bon, là !” Puis je me tournais vers la caméra et je le découvrais en train de filmer de l’autre côté… D’autres fois, les caméras avaient déjà commencé à tourner, bien avant que j’arrive sur le plateau. J’avais la sensation permanente de ne pas savoir si on avait déjà commencé ou pas. C’est pour cela que, dans le film, j’ai parfois l’air perplexe (rires). La devise de Terry était : “Commençons avant d’être prêts !” C’est assez inhabituel mais ça provoque d’heureux hasards pendant le tournage.
Sur un tournage si particulier, est-ce difficile d’arriver à se concentrer ?
Comme je le disais, je peux avoir un caractère plutôt obsessionnel. Pour me concentrer, je me fixe sur une petite chose jusqu’à ce que je la comprenne et la maîtrise. Quand j’atteins cet état, je suis détendu et peux me confronter à des choses plus grandes avec plus de monde autour. Et puis la musique m’aide beaucoup aussi. C’est quelque chose de très important en terme de concentration.
Quel genre de musique ?
Toutes sortes de choses. Là, juste avant notre entretien, j’écoutais Hank Williams. Sinon, en ce moment, j’écoute beaucoup J.J. Cale ou les Pogues. En fait, pour moi, le film de Malick ressemble à de la musique. Il permet la même interprétation ouverte qu’un morceau de musique. Dans la musique, le point de vue de l’auditeur prend presque toute la place. Très souvent, on se fout totalement de l’intention que son créateur a pu avoir. Dans le cinéma d’aujourd’hui, en revanche, la plupart des films nous indiquent, de manière nette et précise, comment on doit se sentir à chaque moment.
Et vous le regrettez ? Tourner avec Terrence Malick, c’est aussi une façon de vous éloigner des grandes productions comme Terminator – Renaissance ou Exodus ?
C’est toujours agréable d’avoir un peu de variété. Dans les gros films, on peut facilement se sentir frustré par la logistique. La plupart des tournages sont gouvernés par la technique. Malick fait le pari opposé : il laisse la pulsion créative guider le processus et oblige la logistique à suivre.
Vous tournez relativement peu, un projet par an en moyenne. Vous avez même reconnu avoir un rapport amour-haine à votre métier. En ce moment, ressentez-vous plus d’amour ou de haine ?
Ça change tous les jours, ou même toutes les heures. C’est mon tempérament. Ça dépend de mon appétit et de comment ça s’est passé la dernière fois. Parfois on a envie de remonter en selle tout de suite, et parfois on a plutôt besoin de s’en éloigner pendant quelques mois.
Précisément, qu’est-ce que vous aimez et qu’est-ce que vous haïssez ?
J’aime bien le côté montagnes russes du cinéma. J’aime ne pas pouvoir contrôler le résultat à 100 %. On peut travailler avec des génies acclamés par la terre entière sans être sûr que le résultat ne sera pas une catastrophe. J’aime bien cet aspect incontrôlable, de même que les rencontres qu’on peut faire au cinéma, pas pour papoter pendant les tournages, mais plutôt d’un point de vue créatif. Il y a dans ce métier des gens passionnés. Quand on arrive à croiser les bonnes personnes, ça peut être très épanouissant.
Et ce que vous détestez ?
Les imposteurs. Le fait de découvrir qu’on travaille avec un imposteur.
Vous avez dit à plusieurs reprises que votre père, décédé d’un cancer en 2003, avait été votre vrai modèle dans la vie. Que vous a-t-il appris ?
C’était quelqu’un de totalement irréaliste et non conformiste. Il m’a appris une façon de vivre que je trouve bien plus intéressante que celle de la plupart des gens. Les gens réalistes ou pragmatiques ne parviennent pas à s’en sortir dans ce métier car ils abandonnent assez vite. Pour s’en sortir dans ce milieu, il faut être plutôt irréaliste.
Récemment, vous avez abandonné votre passion pour les motos de course car c’était trop dangereux…
Je n’ai pas dit ça. Ce n’est pas moi qui trouvais ça dangereux, mais je me suis cassé un bras, j’ai dû faire des scanners de la tête, j’ai vingt-cinq points de suture sur cette main, j’ai perdu un bout de doigt et j’ai des plaques de métal là et là (il pointe sa clavicule et sa hanche). A un moment donné, je me suis dit que c’était un peu trop. Je dois réfléchir à la façon de remplacer cette passion, même si c’est compliqué. Si ça m’amuse, j’avoue que c’est juste à cause du danger.
Qu’est-ce qui vous attire dans ce danger ?
Ils ne vous plaisent pas, vous, ces trucs qui peuvent finir en désastre ? (il voit que nous hésitons) Non ? Vraiment ? A mon avis, il y a une ligne très fine qui sépare le succès du désastre. Quand on arrive à s’en sortir, on éprouve comme une extase. Quand ça se passe mal, c’est vraiment terrible, mais sinon c’est merveilleux. C’est aussi un état d’esprit. On croit que tout finira bien, et quand ce n’est pas le cas, on fait tout pour s’en sortir par le haut. C’est une expérience d’une certaine transcendance. C’est mon addiction, j’imagine.
Votre personnage dans Knight of Cups ne parle pas. Il représente une masculinité très traditionnelle, dans la retenue totale des sentiments. Vous ne trouvez pas que c’est un modèle un peu dépassé ?
Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Voulez-vous répondre à ma place ? C’est quoi, déjà, un homme moderne ? Le personnage est dans un état de flux constant. Il est confronté au changement. L’idée de devenir quelqu’un d’autre le revitalise, et en même temps il a très peur de laisser derrière lui la seule chose qui l’a stimulé dans la vie. Ce n’est pas moderne, ça ?
Que pensez-vous du combat pour l’égalité des actrices d’Hollywood ?
Elles sont de plus en plus nombreuses à se mobiliser… Je trouve honteux le manque de grands rôles pour les actrices. Je suis un peu embarrassé de ne le dire que maintenant car j’aurais dû en être conscient bien avant, mais le fait d’avoir une fille m’a ouvert les yeux. Dans pas mal de films, les choix créatifs qui concernent les personnages féminins sont impardonnables. C’est quelque chose que j’aimerais changer, à la hauteur de mes moyens. Ce machisme ridicule envers le talent des actrices est épouvantable. C’est une vraie honte pour l’industrie du film.
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