Scores historiques chez HBO, records de notes spectateur, imbroglios diplomatiques façon retour de la guerre froide : la mini-série historique a-t-elle vraiment retourné la planète ?
“La meilleure série de tous les temps” : c’est en ces termes qu’il faudrait désormais parler de Chernobyl, si on s’en tenait à ce curieux sésame que la série de Craig Mazin (coproduite par l’américain HBO et l’anglais Sky) a décroché cette semaine de façon fort commentée – la tête du classement des notes spectateurs sur IMDb –, et qui n’est que le dernier en date d’une série de titres honorifiques, commerciaux, statutaire ou un peu tout cela à la fois, faisant de l’itinéraire de ces cinq épisodes une des plus, sinon la plus foudroyante success story de l’histoire du petit écran.
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Victoire symbolique
Quelle est exactement la nature de cette success story ? Elle est d’abord réputationnelle : c’est du côté de l’accueil critique et de celui des spectateurs que le triomphe est le plus indubitable. À l’argus IMDb, la série dame ainsi le pion aux locataires historiques du panthéon (The Wire, Les Sopranos, Breaking Bad, Game of Thrones…), un mois et demi après son lancement le 6 mai dernier, avec une note de 96 %.
Rotten Tomatoes lui octroie le même score (mais il n’en a plus l’exclusivité), même si d’autres agrégateurs arrivent à des comptes plus humbles, comme Allociné (4,7 sur 5 pour les spectateurs et 4,1 pour la presse), ou Metacritic qui enregistre une moyenne pondérée de 83 sur 100.
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Victoire économique
Elle est aussi, quoique selon des termes qui lui sont propres et ne la font pas réellement rivaliser avec les géants, économique. Car sans bien sûr arriver à la cheville d’une certaine poule aux œufs d’or médiéval-fantastique dont HBO vient tout juste de se séparer, Chernobyl a néanmoins réussi à lui chiper quelques records secondaires. Son audience cumulative se situe autour des 8 millions, soit au niveau des piliers de son format. Mais c’est la répartition de ces 8 millions qui est plus qu’inhabituelle : la série est en effet la première à dépasser à domicile la barre symbolique des 50 % de digital viewers, dont le nombre (56 % exactement) dépasse pour la première fois de l’histoire celui des spectateurs en TV linéaire.
Le précédent record était, évidemment, détenu par Game of Thrones, et ce franchissement de cap est en fait plus que symbolique : il est un sursis de sécurité colossal pour HBO, qui prouve sa capacité à continuer de dégainer des shows viraux d’envergure internationale, et à ne pas laisser sa masse d’abonnés fondre comme de la neige au soleil sur le manteau de Jon Snow, en attendant qu’une nouvelle série s’impose comme ambassadrice du network – peut-être Euphoria, qui démarrera le 17 juin (diffusée en US + 24 sur OCS).
Bordel politique
C’est sans doute la zone d’impact la plus commentée de Chernobyl : l’imbroglio qu’elle a déclenché, se retrouvant dès sa sortie dans une drôle de lessiveuse de réflexes diplomatiques d’un autre âge, faux nez post-Guerre froide et tensions résiduels, du « magistral ! » d’un ministre de la culture russe aux cris d’orfraie d’une presse identitaire (Argumenty i Fakty parle de « mensonge brillamment tourné »), jusqu’au projet annoncé d’une version patriotique produite par la chaîne allemande NTV, qui adaptera la catastrophe à l’aune d’une théorie (reconnue par certains historiens et pas totalement contestée par Craig Mazin, soit dit en passant) selon laquelle un agent de la CIA aurait été précédent au moment de l’accident.
L’enjeu politique est-il donc toujours aussi vivace ? Peut-être, ou peut-être ne sert-il lui-même seulement que d’alibi à un argument encore économique – le désastre nucléaire n’ayant jamais semblé aussi lucratif, au moment où l’office de tourisme du site visitable de la centrale vient d’enregistrer une hausse de 40 % dans ses réservations depuis la diffusion du show.
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Alors l’impact aura-t-il été si foudroyant, Chernobyl a-t-il changé la face du monde des séries ? “Les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut”, disent parfois les chauffeurs de taxi, et ils n’ont pas forcément tort : ceux de la série sont à la fois incontestables et, pour certains, quelque peu lunaires dans la mesure où ils n’ont jamais auparavant servi d’outil de mesure du marché, ni même du paysage qualitatif du petit écran. The Wire, Les Sopranos, Breaking Bad, Game of Thrones, sont respectivement 7e, 14e, 5e et 6e du classement IMDb qui hisserait la série de Mazin au sommet de l’art sériel. Cela pose d’autant plus question que la deuxième place, par exemple, est occupée par le Planet Earth de David Attenborough, bien connue des amateurs de docu animalier en lendemain de cuite, un peu moins des pantheon makers de l’art sériel. Il en va de même de certains des résultats commerciaux, qui placent certes la série à la clé de voûte d’une stratégie HBO post-Game of Thrones mais ne peuvent évidemment ni rivaliser avec les géants, ni même doubler en valeur absolue les champions maison du format mini (True Detective).
Propagande, encore ?
Une histoire célèbre par chez nous raconte qu’il y a 33 ans, le patron du Service Central de Protection contre les Rayons Ionisants (SCPRI) Pierre Pellerin avait eu le culot de prétendre dans l’après-Tchernobyl que “le nuage [s’était] arrêté net à nos frontières”, et que la France était à l’abri des contaminations au césium qui avaient poussé ses voisins européens, qui à retirer le lait des supermarchés (en Italie), qui à interdire les bacs à sable aux enfants (en Suède). En réalité, ladite phrase n’a jamais été prononcée, et n’est qu’une tenace légende urbaine, mais elle participe d’un contexte bien réel de dénigrement de la catastrophe, tant à l’Est qu’à l’Ouest. Or ne serait-on pas en train d’écrire le bout opposé de cette histoire, et de maximiser le nuage Chernobyl dans la pop culture de 2019 de la même manière dont on avait minimisé le nuage Chernobyl dans l’atmosphère de 1986 ? Attendons 33 ans, et une mini-série sur la mini-série, et nous aurons enfin la réponse.
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