Le temps retrouvé. Après quelques films soûlants, Emir Kusturica est de retour. Le truculent Chat noir, chat blanc propage une énergie contagieuse et un humour hénaurme. Avec le temps, le cinéma de Kusturica avait tendance à s’épaissir. Arizona dream (1993) était un film morbide qui laissait un souvenir aussi marquant qu’indistinct, comme ces rêves-cauchemars obsessionnels, […]
Le temps retrouvé. Après quelques films soûlants, Emir Kusturica est de retour. Le truculent Chat noir, chat blanc propage une énergie contagieuse et un humour hénaurme. Avec le temps, le cinéma de Kusturica avait tendance à s’épaissir. Arizona dream (1993) était un film morbide qui laissait un souvenir aussi marquant qu’indistinct, comme ces rêves-cauchemars obsessionnels, proches du délire, qui nous envahissent lorsqu’on a de la fièvre. En 1995, l’hystérie ininterrompue d’Underground qui valut, on s’en souvient, une pénible Palme d’or à son auteur, juste devant Angelopoulos (bonjour la légèreté !) ne sauvait pas son propos d’une lourdeur prétentieuse. Puis vient enfin Chat noir, chat blanc, un film bouffe bien réjouissant qui confirme s’il en était encorebesoin la vieille théorie chabrolienne de la suprématie du petit sujet sur le grand. La réussite de Chat noir, chat blanc tient donc à l’articulation particulière de trois éléments accablants de banalité : la modestie de son sujet, la tension de la mise en scène et la solidité du scénario. Presque dix ans après Le Temps des Gitans, Chat noir, chat blanc raconte donc une histoire de mariage contraint se déroulant dans une communauté gitane. Celle-ci vit, sur les bords du Danube, de minables trafics avec les Russes. Mais Chat noir, chat blanc échappe à tout réalisme. C’est un conte d’amour prosaïque, merveilleux et chaleureux, bourré de gags burlesques souvent hilarants. Le monde des Gitans vu par Kusturica est sûrement aussi conforme à la réalité que la Rome de Fellini : une vision folklorique, baroque et fantasmée. On retrouvera dans ce film des plats que nous avait déjà servis le cinéaste de Sarajevo : musique échevelée et omniprésente (avec ses trompettes stridentes et mal accordées), excitation permanente, Gitans excentriques (Chat noir, chat blanc marque aussi le retour de Ljubica Adzovic, la grand-mère du Temps des Gitans, dans un rôle discret) avec leurs trognes qui semblent tout droit sorties des BD de Boucq, coups de feu en l’air à qui mieux-mieux, arnaques en tout genre. Le cinéaste le concède lui-même : « Je suis comme un peintre. Même quand j’attaque une nouvelle toile, j’utilise toujours les mêmes éléments, et toute ma vie je les utiliserai. »
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Dans la mise en scène de Kusturica, tout bouge tout le temps (sans qu’on se croie jamais dans un clip) dans une ivresse totale et assez communicative, y compris le moindre figurant au fond de l’image, celui qu’on voit à peine mais qui joue quand même sa partie, que la caméra le filme ou non. Tout le monde participe au jeu, comme au théâtre ou au cirque. Sans ordre apparent, le montage juxtapose des scènes où le hors-champ n’existe plus, et où la caméra est dépassée par l’étendue du spectacle qui se présente à elle, à des scènes ultracadrées (pour ne pas dire storyboardées) et très ordonnées, comme chez Chaplin (toutes proportions gardées). Le tout donne du Kusturica, un cinéaste qui se plaît visiblement à malmener, faire courir et tomber ses personnages et sa troupe mélange d’amateurs et de professionnels (dont la belle et énergique Branka Katic) dans tous les sens et dans la folie, quitte à les épuiser, et nous avec. A certains moments, le spectateur et le film, unis dans un même mouvement, frôlent le déraillement.
A la limite de l’exaspération, on craint parfois que Chat noir, chat blanc ne vire au drame et au monstrueux, et il manque souvent de peu de s’y laisser entraîner par le tourbillon des blagues lourdingues et du plus mauvais goût qu’il a lui-même créé. Mais après tout, pour citer de grands exemples, on trouve ce même mauvais goût chez Shakespeare et Tex Avery, et le scénario, très costaud (tout est annoncé et préparé à coups de serpe), joue toujours, au moment où il le faut et de façon salutaire, un rôle de garde-fou pour la mise en scène, ramène le film sur le droit chemin, le long des rails rigides du récit, le sauve de sa perte, le calme aussi.
En somme, si l’on dit souvent que le film doit se faire contre le scénario, on a l’impression ici que le scénario retient la mise en scène, et pour son plus grand bien. Au final, Chat noir, chat blanc emporte le morceau à l’énergie, dans un flot de rires, de tendresse et de larmes qui balaie tous les scrupules.
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