Avec Sous le sable, splendeur élégante et bouleversante, François Ozon atteint une rare et impressionnante plénitude dans son travail. Exploration de l’univers du cinéaste en compagnie de son actrice, Charlotte Rampling, et à travers quelques classiques du cinéma.
Très vite, très tôt dans sa carrière, une rumeur positive s’est répandue sur François Ozon : on tiendrait là un nouveau petit prodige du cinéma français. Ses premiers films, Une robe d’été et Regarde la mer, étaient certes superbement cadrés et montés, porteurs d’histoires « sulfureuses », mais justement, ils étaient trop sulfureux, trop surcadrés pour convaincre. Films trop évidents, trop volontaristes, ne sachant pas dissimuler leurs intentions, Une robe d’été et Regarde la mer semblaient être les bons devoirs d’un élève appliqué. Ozon était certes prometteur, mais bien en deçà de la rumeur.
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Sitcom et Les Amants criminels n’allaient pas arranger les choses, au contraire. Le premier ne faisait que retourner mécaniquement les conventions de la sitcom (ou les pousser jusqu’au bout de leur logique, reposant sur les familles qui dysfonctionnent) pour les remplacer par des conventions symétriques, à peine masquées par un esprit trash et déviant, trop brandi en avant pour séduire et convaincre. Quant aux Amants criminels, il était trop figé et littéral pour vraiment subvertir ou transcender ses matériaux de base, le conte enfantin et le film criminel. Ozon en faisait trop dans la provocation puérile, dans la citation référentielle, dans ses mises en scène appuyées et visiblement calculées. Pourtant, on ne désespérait pas : l’homme était indéniablement doué d’une singularité et d’une réelle envie de cinéaste.
Avec le très original Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, adapté d’une pièce non montée de Fassbinder, Ozon en rabattait dans le côté provoc, se faisait moins ramenard dans son goût des marginalités (la sexualité multiforme de ses personnages comme une chose qui va de soi) et assumait frontalement l’artificialité de son matériel. En revendiquant la théâtralité des affects et des situations, en se cantonnant strictement au film de chambre, d’intérieur, « de studio », il échappait au théâtre filmé et faisait uvre de cinéaste, axant toute sa mise en scène sur le plan et le découpage.
Aujourd’hui, Sous le sable est une uvre épurée et élégante, bouleversante, mais exempte de tout pathos : le splendide portrait d’une actrice en majesté. Le genre de film où tout semble miraculeusement à sa place, dans une harmonie idéale entre la forme et le fond, le style et le sujet. François Ozon atteint là une véritable maturité de cinéaste, produisant le maximum d’effets sur le spectateur avec le minimum de moyens dans sa mise en scène.
Le cinéaste et son actrice Charlotte Rampling se sont prêtés à notre proposition : s’interroger mutuellement à propos de leur travail en commun sur le film et questionner leurs carrières respectives.
*
François Ozon : J’ai l’impression que ta carrière est dictée par le désir : tu ne provoques pas les choses, tu n’es pas du tout carriériste, au sens où tu n’appelles pas des réalisateurs en leur disant : « Je veux travailler avec vous. » As-tu besoin d’être dans le désir du metteur en scène pour travailler ?
Charlotte Rampling : Oui, c’est ça. Je ne pourrais pas prendre un téléphone ou écrire une lettre en demandant à un metteur en scène d’avoir envie de moi pour un film.
François Ozon : Pourquoi ?
Charlotte Rampling : Je ne sais pas, ça n’est pas encore arrivé. Peut-être que ça arrivera, mais pour l’instant je ne peux pas. J’ai besoin de ce désir du metteur en scène, qu’il vienne me chercher et qu’il me filme avec son désir.
François Ozon : Ce qui est bizarre, c’est qu’à chaque fois tu as des relations très fortes avec les metteurs en scène, mais que tu n’as pas tourné deux fois avec le même.
Charlotte Rampling : Jamais. Ça s’est presque fait avec Liliana Cavani après Portier de nuit, mais je n’ai pas voulu faire Au-delà du bien et du mal parce que son univers était trop difficile et que je voulais laisser passer du temps avant de retravailler avec elle. Avec Visconti, on n’a pas pu, parce qu’il est tombé malade, moi aussi. Et il n’a pas pu m’attendre pour L’Innocent, qu’il avait écrit pour moi : il l’a tourné avec Laura Antonelli.
François Ozon : Tu as travaillé à Hollywood, tourné avec Sidney Lumet, Alan Parker… Tu aurais pu y développer une carrière plus forte.
Charlotte Rampling : Voyons, François, on est des acteurs, mais en même temps, on n’est que des petits êtres humains. Et un être humain, parfois, vit très mal avec lui-même. Il fallait que je sois protégée, que j’aie un endroit où je me sente en sécurité. Je peux jouer des femmes extrêmement fortes, ou vamps, ou séductrices mais je ne le suis pas. Ça surprend toujours les gens, d’ailleurs. Mais bon, on est très ambivalent. A l’intérieur, on est plein de personnes. On peut les faire sortir de soi quand on se sent en sécurité avec un metteur en scène et jouer merveilleusement bien un de ces personnages. Mais le prix à payer est souvent élevé. Chaque acteur a plus ou moins de difficultés. Moi, j’en ai eu beaucoup. Maintenant, j’ai plus confiance en moi et j’ai plus envie de jouer d’autres sortes de rôles. Je tiens ce film de A à Z. Je n’aurais peut-être pas pu le faire il y a quelques années, pour des raisons personnelles.
François Ozon : Que pensaient les gens de ton entourage sur ta carrière ?
Charlotte Rampling : Souvent, on me disait : « Mais tu peux faire beaucoup d’autres choses. Pourquoi te caches-tu derrière des rôles un peu difficiles, torturés, perplexes, alors que tu as une autre nature ? » J’ai dit qu’un jour, ça sortirait. Et voilà, c’est arrivé. Je ne me plains absolument pas de ne pas avoir tourné tous les rôles que j’aurais pu faire.
François Ozon : Il y a eu un rapport de confiance entre nous sur le tournage et je voulais savoir si tu fonctionnais comme ça avec les autres réalisateurs. Est-ce que tu as toujours tendance à leur faire confiance ? Par exemple avec Visconti (Les Damnés), ou Woody Allen (Stardust memories) ou Liliana Cavani.
Charlotte Rampling : Visconti, c’était comme un maître. C’était un peu mon père, il m’a appris des choses. Il me disait : « Donnez-moi ce que vous avez » et je le lui donnais, un peu comme un enfant. J’avais une confiance absolue en lui. Cavani, c’était un petit peu différent, nous avions plutôt des rapports de force. Mais Dirk (Bogarde), dont j’étais très proche, m’a pris un petit peu sous son aile et, tous les deux, nous avons affronté le caractère plus difficile et fermé de Cavani pour faire Portier de nuit. Avec Woody Allen, on était presque de la même génération il est un peu plus âgé que moi et comme je jouais sa femme idéale, il flirtait tout le temps avec moi. C’était la séduction. Avec Oshima (Max mon amour), c’était un langage complètement silencieux. Il parlait très peu l’anglais, presque pas le français. Il fallait comprendre ce qu’il voulait juste en le regardant. On savait quand il y avait quelque chose qui n’allait pas, ça passait vraiment par le regard. Les Japonais sont très difficiles à comprendre. Je n’ai absolument pas compris qui était Oshima, mais on a fait un merveilleux film ensemble.
François Ozon : Tu m’as dit qu’il ne faisait qu’une seule prise.
Charlotte Rampling : Oui, et il s’énervait beaucoup quand il faisait plus de deux prises. Il nous a dit au début (on nous l’a traduit) : « Je vous ai choisis parce que vous êtes tous les meilleurs, je vous ai choisis pour ces rôles précis. Alors, faites-le parfaitement, en une fois. » Avec toi, j’ai travaillé avec quelqu’un de plus jeune que moi. C’est autre chose. Je ne pouvais pas avoir une relation mère/fils avec toi, metteur en scène j’ai deux fils, mais de toute façon tu es plus âgé qu’eux. Je ne voulais pas non plus jouer à celle qui en sait plus que toi, parce que je n’en sais absolument pas plus que toi. Ce que je voulais installer, c’était une relation de profonde amitié, parce qu’on faisait quelque chose ensemble. Je voulais être le plus près de toi possible. Je voulais presque qu’on ne soit qu’une seule personne et qu’on ne se parle pas nécessairement. Pour moi, c’était essentiel pour un film comme ça. Je n’aime pas analyser les rôles, et tu ne le fais pas. Je me sentais comme un poisson dans l’eau avec ta façon de mettre en scène. Ça me correspondait.
François Ozon : Donc tu as l’impression, à chaque film, de t’adapter au réalisateur ?
Charlotte Rampling : Je m’adapte, de différentes manières. Le mot adaptation est capital. C’est ton univers, ce n’est pas le mien. Je t’apporte ce que je peux dans ton univers.
François Ozon : Une journaliste m’a dit que tu étais la femme idéale pour les femmes. Elles aimeraient être belles comme toi, tu les fascines beaucoup. Par contre, selon elles, tu fais peur aux hommes. On m’a aussi dit que tu étais une icône lesbienne. Ça te surprend ou pas ?
Charlotte Rampling : J’ai une féminité particulière. Je ne suis pas une fille-fille.
François Ozon : Dans tes rôles, tu provoques plus un rapport de fascination que de séduction. Alors qu’il y a des actrices qui jouent plus sur la séduction, à la Marilyn. C’est aussi ça qui peut faire peur et en même temps attirer. Ça a été très fort au moment du film de Cavani, je pense. Il y a eu des réactions violentes.
Charlotte Rampling : Ça a commencé avec ça, oui. Après, certains ont réagi aux photos faites avec Helmut Newton. Mais c’est aussi que je véhicule des choses comme ça. Ce n’est pas qui on est, c’est ce qu’on projette qui est intéressant.
François Ozon : C’est un truc dont tu t’es vite rendu compte ou ça t’a échappé ?
Charlotte Rampling : Ça m’échappe complètement. Je ne l’ai pas utilisé pour faire carrière. Je m’en fous. Mais je choisissais des rôles qui allaient dans cette direction. Pas des rôles quotidiens, cher ami. (Rires)…
François Ozon : La première fois que je t’ai vue, je t’ai dit : « J’aimerais vous filmer en train de passer l’aspirateur. » C’est vrai que filmer Charlotte faire des pâtes… En même temps, quand on voit le film maintenant, ça paraît évident.
Charlotte Rampling : Pour moi, avant, mes rôles étaient aussi une façon d’échapper au quotidien, qui me terrorisait dans la vie. Je ne voulais pas montrer ça à l’écran. Tu vois ce que je veux dire ? C’était autre chose. Je voulais créer un autre monde à travers mes rôles.
François Ozon : Est-ce qu’à un moment ou à un autre, tu as eu peur sur Sous le sable, par rapport au personnage, par rapport à l’âge du personnage ? Parce que sur le papier, ce film n’était pas évident.
Charlotte Rampling : Non : je vis souvent dans la crainte, mais je ne travaille pas dans la crainte. Je suis vraiment ouverte à tout, c’est pour ça que tu dis que tu avais la sensation que j’étais une femme qui n’avait pas peur de son âge, de son physique. C’est tout à fait vrai.
François Ozon : Je t’avais dit que ça serait bien si tu pouvais voir Une femme sous influence de Cassavetes. Tu l’as vu et m’as dit un truc qui m’a assez surpris parce qu’il y a une espèce de culte autour de Cassavetes et de Gena Rowlands : « Oui, c’est pas mal, mais elle en fait un peu trop. » (Rires)… Je trouvais ça drôle, parce que personne n’ose le dire. C’est vrai qu’elle fait un numéro d’actrice et qu’elle démontre beaucoup. Je crois qu’on peut faire une opposition entre deux sortes d’actrices : celles qui montrent et celles qui démontrent. Ton personnage, c’est quelqu’un qui masque ses émotions. Mais en même temps, on sent que ça travaille à l’intérieur.
Charlotte Rampling : C’était la première fois qu’on voyait une femme en train de craquer. Mais c’était presque un jeu démodé à l’époque. C’était le jeu à l’américaine.
François Ozon : Les Américains montrent qu’ils jouent, alors qu’en France, on essaie d’être le personnage. Les Américains en font juste un petit peu plus, comme ça on se dit que ce sont de bons acteurs. Ils font un numéro. Toi, tu te sens plus européenne dans ce sens-là ? Je te vois plus dans l’esprit des actrices de Bergman, par exemple.
Charlotte Rampling : C’est cet esprit-là, évidemment. Si on m’avait demandé de jouer à la façon de Gena Rowlands dans Une femme sous influence, je n’aurais même pas pu le faire. Enfin, j’aurais peut-être pu, mais il y a une limite à ne pas dépasser dans la mesure où tu ne véhicules plus du tout ce que tu es. Et, comme tu dis : ce que je suis est aussi important que ce que je joue, donc il faut qu’il y ait une vraie cohérence avec l’être, pas le paraître.
François Ozon : Comment avais-tu appréhendé une situation de folie comme dans La Chair de l’orchidée de Chéreau ?
Charlotte Rampling : Avec une sorte de frémissement intérieur constant qui fait vibrer littéralement toute l’apparence corporelle. A ce moment-là, il y a une telle vibration à l’intérieur qu’un tout petit geste traduit assez bien la folie ou l’hystérie. Il faut que ça commence très bas, très profond. Toi, tu m’as très bien dirigée dans ce sens, parce que des fois, j’en faisais plus. Je me demandais : « Est-ce que ça va réagir, cette turbulence et ce silence intérieur ? »
François Ozon : C’est l’effet Koulechov (inventeur du principe de base du montage tel plan accolé à tel autre en change le sens ndr). Pour moi, le film est intégralement construit sur cet effet. Il y a un drame qui se passe au départ et après, c’est un gros plan sur toi et on voit sur ton visage comment ce drame est ingurgité, comment tu le vis. Comment cette disparition se répercute sur ton visage, ton quotidien, ta manière d’être physiquement et ton rapport aux autres.
Charlotte Rampling : D’où t’est venue l’idée de Sous le sable ?
François Ozon : L’histoire m’a été inspirée par un souvenir personnel. C’était un couple de Hollandais. J’ai vu l’homme disparaître sur la plage : la femme, qui avait une soixantaine d’années, a perdu son mari, qui était pasteur. C’est un souvenir bizarre. Très vite, il m’a semblé qu’il fallait garder un âge mûr pour les personnages, parce que la situation est plus dramatique pour une femme de 50 ans que pour une femme de 35. Et très vite, j’ai pensé à toi Charlotte, parce que tu es très belle et que tu assumes ton âge. Quand je t’ai rencontrée, j’ai senti qu’il y avait une ouverture, que tu n’étais pas réticente à ça.
Charlotte Rampling : Est-ce parce que je n’avais pas tourné depuis un petit moment, parce que j’avais une sorte de découverte à faire par rapport à cet âge, l’approche de la cinquantaine pour une femme ? Je n’avais pas encore vraiment joué avec ça.
François Ozon : Oui, et peut-être aussi le fait que tu sembles très à l’aise en tant que femme de 50 ans. Je sentais que tu ne trichais pas avec ton âge. Pour moi, il était important que l’actrice accepte d’être à certains moments belle, à certains moments moins belle, et qu’il n’y ait pas une volonté de contrôle de sa part.
Charlotte Rampling : Tu trouves que chez les actrices il y a ce type de contrôle ?
François Ozon : Oui, il y a certains films où je le sens. En même temps, c’est compréhensible, parce que c’est difficile de vieillir et que les actrices veulent être belles. Mais je trouve que cette obsession de la beauté à tout prix nuit aux films la plupart du temps. Je trouve qu’une actrice doit accepter à certains moments d’être moins belle pour toucher le spectateur. Pour mon film, il fallait que l’actrice, que la star il me semblait important que ça soit une actrice très connue, qui ait une image précise accepte de jouer ce quotidien de manière très naturelle, sans artifice.
Charlotte Rampling : La première fois que je t’ai rencontré, tu m’as décrit la première partie du film. Je t’ai dit : « Et après ? » Tu m’as répondu : « Il n’y a rien, je ne sais pas. Qu’est-ce que vous en pensez ? » Alors je t’ai demandé : « Vous n’avez pas une idée de ce qui va se passer après cette disparition ? » Tu m’as dit que non. Tu voulais filmer le début. Pendant qu’on le filmait, on allait commencer à se connaître, on allait commencer à trouver les personnages, et on allait s’arrêter au moment du drame et tous retourner à Paris, comme Marie dans le film. Quelques mois allaient passer et pendant ce temps, tu allais inventer la suite. J’étais tellement séduite par cette idée et par ta personnalité que dans mon c’ur, j’ai pensé oui, mais en disant : « Evidemment il faut que je voie vos films : vous avez vu les miens et moi je n’ai pas vu les vôtres. » Enfin, j’avais vu Regarde la mer… Donc j’ai vu certains de tes autres films, tes courts métrages et Les Amants criminels, et il n’y a pas eu d’hésitation. J’ai été très séduite par ton univers… Est-ce que tu penses que tu es un bon directeur d’acteurs ? Est-ce que tu as une méthode particulière ?
François Ozon : Je n’ai pas vraiment une méthode. Je pense qu’on s’adapte à chaque comédien. Déjà, j’ai besoin de confiance avec la personne. Je ne peux pas travailler dans le conflit. A partir du moment où il y a de la confiance, c’est très instinctif. Je n’ai pas de règles, pas de théorie. Je sais qu’il y a des comédiens qui demandent beaucoup d’explications. Je suis prêt à en donner. Je montre souvent. Je me souviens d’un jeune acteur sur un court métrage. On parlait du film et il ne comprenait rien à ce qui se passait. C’était catastrophique. On ne se comprenait pas en se parlant. Tout d’un coup, j’ai dit : « On arrête et on joue la scène. » Je l’ai filmé et il a été génial. Après, je lui ai dit : « Tu vois, on s’est compris sur le fond. » Ça ne passait pas par le dialogue. Il y a aussi des acteurs qui aiment le conflit, qui ont une tendance un peu maso, qui ont besoin que tu aies une espèce de dureté. Je pense aussi que le casting est très important. Chabrol dit que le casting, c’est une grande partie de la direction d’acteurs.
Charlotte Rampling : C’est ce que disait aussi Oshima. Une fois que les acteurs ont été choisis, il n’y a plus besoin de leur parler.
François Ozon : En même temps, ça dépend des films. Il y a des films qui sont de vrais numéros d’acteurs, au sens où on demande par exemple à quelqu’un de beau de jouer quelqu’un de laid. Je pense que Giraudeau dans Gouttes d’eau sur pierres brûlantes faisait un vrai numéro d’acteur. Alors que toi, il y a un moment où on se dit : « Charlotte Rampling, c’est Marie. »
Charlotte Rampling : Est-ce qu’à un moment, tu as pensé à renoncer au film, après avoir tourné la première partie ?
François Ozon : J’y ai forcément pensé. On nous disait tellement : « Ça n’intéresse personne, cette histoire. Ça va être trop triste, ça ne va pas marcher. » Mais ça me donnait encore plus envie de le faire. Très vite, j’ai dit à mon producteur que j’étais prêt à faire énormément d’économies. Objectivement, j’étais surpris des réactions. J’avais l’impression que c’était un sujet qui avait quelque chose d’universel. Je me disais même que ce serait peut-être mon premier film commercial. En fait, ce n’est pas du tout le retour que j’ai eu, parce que les gens m’avaient mis une étiquette.
Charlotte Rampling : On y croyait, tu y croyais, moi j’y croyais. Je serais allée jusqu’au bout sans rien pour faire ce film. Cette croyance, ça suffisait.
François Ozon : A un moment, il faut accepter que le film se fasse, sans savoir comment. On sait qu’on a envie de le faire, on a envie de raconter une histoire. Après, c’est l’énergie et le désir des gens qui font qu’il existe. C’était aussi ça l’idée de tourner la première partie sans savoir la suite. Tourner avec toi et avec Bruno (Cremer), c’était aussi pour voir ce que vous alliez me donner, comment vous alliez exister à l’écran. Ça allait déterminer la suite.
Charlotte Rampling : Tu en as parlé à d’autres acteurs avant de choisir Bruno ?
François Ozon : A un moment, on a pensé à Trintignant. Mais il était trop âgé… On a alors pris rendez-vous avec Bruno. Quand je l’ai vu, ça a été une évidence : je trouvais qu’il avait un charme fou, et puis il y avait le fait que vous aviez travaillé ensemble sur La Chair de l’orchidée, ce qui vous faisait un passé commun. D’ailleurs, lorsque vous vous êtes vus, j’ai senti qu’il y avait un truc qui revenait. Et puis, quand j’ai dit à Bruno que sa partenaire serait Charlotte Rampling, il m’a dit : « Ah, c’est génial, elle m’avait griffé le dos dans La Chair de l’orchidée ! » (Rires)…
Charlotte Rampling : Ah, les hommes, ce qu’ils retiennent ! Et puis, Bruno est ce personnage. On y croit à cette relation entre ces deux-là. Il fallait quelqu’un avec une générosité innée, comme Bruno.
François Ozon : C’était un personnage qui allait disparaître. Normalement, il n’allait pas revenir dans la seconde partie. Alors, il me fallait quelqu’un de très connu pour que le spectateur ne l’oublie pas, pour qu’il reste présent à son esprit. Je me doutais quand même qu’il allait se passer quelque chose avec cet homme dans la seconde partie. Donc c’était important qu’on le connaisse et qu’il ait en plus une présence physique forte.
Charlotte Rampling : … et qu’il soit sexy. Presque toutes les femmes, de différentes générations, le trouvent sexy.
François Ozon : Oui, parce qu’il a une espèce de virilité.
Charlotte Rampling : C’est un homme, voilà (rires)…
François Ozon : En même temps, j’ai eu des réactions de filles de mon âge qui me disaient : « Oh ! là là, Charlotte Rampling est magnifique. Pourquoi elle est avec des mecs si moches que ça ! » Je leur ai répondu : « Mais non, ils ne sont pas moches. » Souvent, on voit des femmes très belles avec des hommes qui ne sont pas forcément très beaux, mais ça se passe autrement.
Charlotte Rampling : C’est mieux comme ça (Rires). Comme ça on a toute la place pour la beauté et l’autre a toute la place pour être l’homme.
François Ozon : Pendant le tournage de la scène de la fin, où tu pleures, tu n’avais pas la même idée que moi sur la manière de pleurer. Pour moi, il était clair qu’il fallait qu’elle pleure à la fin, qu’elle lâche tout, parce qu’elle était dans la rétention pendant tout le film… Tu te souviens des premières prises ? Ce que tu as fait au début, c’était beaucoup moins fort.
Charlotte Rampling : Il faut savoir jusqu’où on peut aller avec les pleurs. Il faut faire très attention parce que souvent, quand on pleure, on dirait qu’on rit. On ne sent pas toujours la tragédie sur le visage de quelqu’un qui pleure. Tu as vu la résistance que j’avais : cette scène a été terrible à jouer pour moi. C’est terrible de faire ça en public : quand tu pleures, tu pleures toujours tout seul.
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