Deux ans après sa très médiatique éviction de la sitcom « Mon Oncle Charlie », Charlie Sheen tient le rôle titre de « Dans la tête de Charles Swan III», où Roman Coppola lui offre une partition sur mesure, hantée par la personnalité publique du plus dangereux winner d’Hollywood.
Où est le lien entre Charlie Sheen et Charles Swann, le gentilhomme mondain de Marcel Proust que ce titre semble inviter ? Si ce n’est le prénom (mais le véritable nom de l’acteur est Carlos Estévez), pas grand chose : Charlie Sheen est à mille lieues d’une figure de dandy, avec ses inénarrables frasques, et un itinéraire explosif auquel rien ne semble manquer : drogues, call-girls, divorces, pornstars, séjour en prison… Retour en trois temps sur un des prédateurs les plus indomptables de l’entertainment américain.
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Le jeune premier
Charlie Sheen débute sa carrière au moment où celle de son père atteint son point culminant. Déjà remarqué dans La Balade sauvage (1973), Martin Sheen crève l’écran en 1979 dans Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, et s’il retrouvera rarement des premiers rôles, il fait de régulières apparitions dans les années 1980, dans des machines à Oscars (Gandhi), auprès de réalisateurs montants (David Cronenberg pour Dead Zone), jusqu’au véritable passage de relais père-fils : Wall Street d’Oliver Stone. Le film développe une thématique de transmission filiale tendue, sur fond de sacrifices professionnels. Charlie n’est alors déjà plus un anonyme, et vient justement de se faire un prénom grâce au même Olivier Stone : Platoon est, avec Full Metal Jacket sorti l’année suivante, le chant du cygne des grands films américains sur la guerre du Vietnam. Pour le clan Sheen-Estévez, la transmission est heurtée : le fils se superpose à la partition du père, soit dans un cinéma de proche parenté, soit à l’intérieur même de films dont ils partagent l’affiche.
Après Platoon et Wall Street, le jeune espoir est auréolé d’une réputation déjà très établie, qui se poursuit auprès de Clint Eastwood dans La Relève, prolongation camouflée de la saga de l’inspecteur Harry. Charlie vient pourtant de prendre un curieux virage vers la comédie, en décrochant le rôle principal du hit Major League, lancé en France sous le titre Les Indians. Le revirement sonne comme un pied de nez à son image naissante d’action boy espiègle, prêt à s’inscrire dans le tournant des années 1990 de Die Hard à l’heure où Hollywood enterre les héros hyper-virils des années Reagan. Son changement de cap exprime peut-être une réponse à ses espoirs déçus auprès d’Olivier Stone, qui lui préfère au dernier moment Tom Cruise pour le deuxième volet de sa trilogie vietnamienne, Né un 4 juillet. Major League amasse 50 millions de dollars au box-office américain. Une deuxième carrière commence ; les ennuis également.
Le bad boy
Un deuxième carton attend Charlie Sheen en comédie : Hot Shots. La trajectoire de Tom Cruise continue de téléscoper hasardeusement celle de Sheen, puisque le film est une reprise comique de Top Gun conçue par les créateurs de la série des Naked Gun (Y a-t-il un flic pour sauver la reine ?, etc.). La formule parodique adapte au film d’action ce que la précédente trilogie de Jim Abrahams avait fait du film catastrophe, et porte à nouveau ses fruits : le succès public est au rendez-vous, et assure une suite, sortie en 1994 et non moins fructueuse. Sheen passe la décennie 90 à surfer sur les franchises Hot Shots et Major League (cinq films au total). Sa carrière dramatique s’éloigne peu à peu, si ce n’est pour quelques rares réminiscences, souvent en téléfilm. Il reprend le rôle-titre de la série Spin City en lieu et place de Michael J. Fox atteint de la maladie de Parkinson. Il intègrera même en 2003 l’équipe de la franchise Scary Movie.
Pendant ce temps-là, l’acteur fait la une des tabloïds. Il est un des habitués de la célèbre maison close de la « Hollywood Madam » Heidi Fleiss, et alimente la presse à sensations de ses multiples relations avec des actrices pornographiques (Ginger Lynn, Heather Hunter). Sa consommation de drogue le mène plusieurs fois à l’hôpital, en clinique de désintoxication, et bâtit peu à peu autour de lui un mythe de débauche et d’opulence, qui ne sera pas dénué de violences, notamment conjugales. Au tournant des années 2000, il est l’une des personnalités les plus controversées d’Hollywood, probablement parce qu’à son dévergondage proverbial s’ajoute un ingrédient explosif : son arrogance.
Le winner déchu
En 2003, la CBS cherche une sitcom pour reprendre le créneau du hit Tout le monde aime Raymond. Ce sera Two and a Half Men (Mon oncle Charlie en français), dont le pitch puise volontiers dans l’image sulfureuse de Sheen : un compositeur de jingles publicitaires doit soudain concilier sa vie fastueuse et dépravée avec la cohabitation de son frère, fraichement largué par son épouse, et le fils de ce dernier. La série bat des records d’audience et de longévité, avoisinant régulièrement les 15 millions de téléspectateurs et se maintenant à l’antenne depuis dix ans. L’acteur s’arroge le plus haut salaire de la télévision américaine, touchant jusqu’à 1,8 millions de dollars par épisode.
« Winning » devient son slogan personnel : dans ses batailles financières, ses ennuis avec la justice, ou dès qu’il s’agit de rallumer sa légende lors d’une interview à une heure de grande écoute, il s’enferre dans une obsession maladive pour son propre triomphe – sortir sali, haï, déchu, peu importe, mais sortir vainqueur. La relation entre Charlie Sheen et le showrunner Chuck Lorre (également créateur de The Big Bang Theory) s’envenime bientôt. La star attaque personnellement la production lors de ses interviews, exige des salaires de plus en plus exorbitants, et son instabilité n’arrange rien à l’affaire. Après un énième passage en désintoxication, c’est une brutale fin de course qui stoppe une trajectoire en état avancé de surchauffe depuis de nombreuses années. Il est licencié début 2011 et remplacé par Ashton Kutcher.
Depuis, presque plus rien. Charlie Sheen ne fait parler de lui que lors de ses déclarations farfelues à la presse, sur les « déesses » qui partagent sa vie (Rachel Oberlin – encore une actrice pornographique – et Natalie Kenly), sa fierté de « winner », le « sang de tigre » qui coule dans ses veines. On croit de moins en moins au nouveau retour d’un homme réduit à sa caricature. La bête noire Charlie Sheen incarne pourtant difficilement la saga d’éternelle rédemption que l’industrie du divertissement aime décliner sur ses plus sulfureux personnages, de Britney Spears à Lindsay Lohan. Quand les foudres des médias s’abattent sur lui, que ce soit en prison, dans le lit d’une pornstar ou en clinique de désintox, son narcissisme sans limite dévie toute pitié, à l’abri de cet insolent mot d’ordre : « winning ».
Quelques mois après sa révocation, l’acteur fait son bilan : il passe par la case du roast. Ces cérémonies plus qu’acerbes, programmées environ une fois l’an par Comedy Central, consistent à inviter une célébrité triée sur le volet à se faire casser du sucre sur le dos par un cénacle d’humoristes, ex-collègues et autres stars de la comédie. L’ambiance est électrique : les comiques ne mâchent pas leurs mots, et les rires du public couvrent un malaise palpable. Ces shows incontournables consacrent une sous-catégorie de semi-parias dans le panthéon du star-system, un angle borderline allant de Pamela Anderson à Donald Trump, et où la place de Sheen était presque déjà réservée. Pour lui, le moment est alors choisi. Son limogeage de Mon Oncle Charlie a suffisamment décanté pour que, éternel phénix du show-business, il puisse profiter de ce roast et reprendre son envol.
Le roast de Charlie Sheen a été le plus tonitruant score d’audience de l’émission. Après s’être fait tailler un costard par Seth MacFarlane, Mike Tyson et Steve-O pour ne citer qu’eux, l’acteur est invité à prononcer son discours de fin. Ses yeux sont rivés sur la caméra : ce n’est pas un sketch, c’est une allocution. Tout le monde voudrait entendre dans ses raclements de gorge caverneux une rancœur encore acide, mais disposée à s’adoucir, et à ouvrir dans la vie de Sheen un nouveau chapitre de rédemption. Il entame presque une excuse (« ce fut amusant mais aussi très éclairant »). Un goût de page tournée se fait sentir. Lorsqu’il énumère, comme pour une dernière fois, ses moments de gloires, le feu s’embrase cependant peu à peu, puis retentit : « I’m Charlie fucking Sheen ! I’m the wild thing ! » Très vite, son repentir – pourtant plutôt honnête – se teinte de l’intacte insolence du plus fabuleux sale gosse de l’usine à rêves. Il s’offre, devant 6 millions d’américains, un pétaradant au revoir : « Je raccroche cette histoire de « winning » – parce que j’ai déjà gagné. […] Je suis Charlie Sheen et en moi brûle un feu éternel. » Les hourras et les applaudissements retentissent dans la salle. À cette auto-prophétisation, il ajoute, taquin : « Je dois juste ne pas trop l’approcher d’une pipe à crack. »
Dans la tête de Charles Swan III, de Roman Coppola, avec Charlie Sheen, Jason Schawrtzman, Patricia Arquette, en salles le 24 juillet.
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