Associée au festival Premiers Plans d’Angers, LaCinetek offre une belle rétrospective au public orphelin de Chantal Akerman. Une œuvre refuge, protéiforme, qui affûte avec une douceur rare notre attention au monde.
Par où “commencer” Akerman ? A cette question familière, tombant immanquablement dès lors qu’un·e cinéphile quelconque veut faire découvrir une filmographie aimée à l’un·e ou l’autre de ses semblables, la coutume veut qu’on réponde par paliers de difficulté : d’abord les œuvres les plus hospitalières et “faciles”, objets séduisants, pas trop longs, éventuellement apparentés à un genre ; puis, une fois la curiosité attisée, peu à peu, les titres hors piste et radicaux, les planètes lointaines, les énigmes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pas pour Akerman. Pour Akerman, il faut commencer par l’énigme – on en a involontairement fait l’expérience, en retrouvant ces derniers jours les films de la rétrospective que lui consacre le festival Premiers Plans d’Angers sur la plateforme de LaCinetek.
Il FAUT commencer par “Jeanne Dielman”
Pas la peine, s’était-on dit, de revoir Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1976), son magnum opus réalisé à 23 ans. Une projection récente avait laissé un souvenir suffisamment tenace de cette énigme-ci – scrupuleux examen des rituels domestiques d’une femme au foyer bruxelloise, étouffant ses honnêtes raisons de désespérer (un mari défunt, une existence comme un tunnel de solitude, à peine consolée par la présence timide d’un fils étrange qu’elle nourrit en recourant secrètement à la prostitution) dans une vie de ménagère-machine que le film inventorie geste par geste, trois heures durant. On a rejeté un coup d’œil quand même, pour le principe. Le film, implacable, hypnotique, a défilé jusqu’au bout. Il faut commencer par Jeanne Dielman.
Quelques dizaines de films très variés, des très courts, des très longs, des “narratifs” et des “contemplatifs”…
Jeanne Dielman a le pouvoir de happer. Qu’est-ce qui happe ? L’aliénation de Jeanne bien sûr, poison lent et contagieux, que le film administre à ses spectateur·trices comme à son héroïne. Mais au fond c’est autre chose, autre chose que le sujet : ce qui happe, c’est d’habiter un lieu.
Chantal Akerman a réalisé quelques dizaines de films très variés, des très courts, des très longs, des vidéos expérimentales, des adaptations littéraires (La Captive, en 2000, librement empruntée à Proust, La Folie Almayer de Conrad, en 2011), des documentaires (D’Est, 1993), une comédie musicale (Golden Eighties (1986), sorte d’Akerman pop, un Demy de grand magasin avec Lio et un chœur de shampouineuses), des “narratifs” et des “contemplatifs”…
Et ce qu’ils ont en commun, c’est cela : nous donner des lieux à habiter, des hôtels, des chambres, des appartements, des villes, des pays, des lieux d’où l’on nous écrit, des lieux où l’on s’installe – on a rarement l’impression d’aussi bien regarder, sentir et respirer un lieu, ce qui y est présent, ce qui y est absent, le temps qui s’y écoule, que dans un film de Chantal Akerman.
Dans un récent essai consacré à la réalisatrice (Chantal Akerman. Dieu se reposa, mais pas nous de Jérôme Momcilovic, éd. Capricci), carrément : “A-t-on déjà vu quelqu’un, avant de voir un film d’Akerman ?”
C’est une œuvre plongée dans un état d’attention surnaturelle au monde, attention douce, patiente, protectrice, probablement parce qu’elle se laisse souvent épauler par l’attention que peuvent se porter les personnes, et notamment les personnes qui s’écrivent : Akerman emploie beaucoup le mode de la correspondance. D’Est, voyage sans paroles, ressemble à une collection de cartes postales, au dos desquelles on n’aurait rien écrit, mais la carte bouge, elle est vivante et ça suffit à correspondre.
>> A lire aussi : L’hommage de Christophe Honoré à Chantal Akerman
News from Home (1977) réalisé juste après Jeanne Dielman, revisite les lieux d’un exil de jeunesse à New York. Le film superpose des plans de la ville aux missives inquiètes que lui envoyait alors sa mère – simple mais grand film de distance et d’affection. Akerman lit avec la voix d’une lettre qu’on reçoit, un peu trop vite, un peu atone, presque importunée, avec tout juste un soupçon d’expression qui se faufile dans l’empressement, et qui trahit la tendresse. Sa mère, seule véritable amie, meurt en 2014. La réalisatrice se suicidera un an et demi plus tard.
Scruter des visages, regarder, attendre et vivre
Sans faire offense aux salles, les films d’Akerman se regardent très bien, tous feux éteints, dans des lits ou dans des canapés, devant l’unique îlot de lumière de l’écran d’ordinateur. A l’aune des temps actuels, un lieu commun à la mode nous pousserait à y voir soit du confinement – tout l’univers parti d’une chambre (Je, tu, il, elle, 1974) ou du big bang d’une cuisine (Saute ma ville, 1968) –, soit du dépaysement (News from Home, D’Est – “ça fait voyager !”).
Le cinéma d’Akerman a surtout rappelé que c’est idiot et que c’est la même chose puisque, loin ou près, on n’est jamais qu’à un seul endroit à la fois : ici, à prendre le temps d’écouter un lieu, scruter des visages, regarder, attendre et vivre.
Rétrospective Chantal Akerman du 25 janvier au 15 mars sur LaCinetek
{"type":"Banniere-Basse"}