Un film choral qui se veut drôle, tragique et émouvant, et qui ne véhicule que des clichés sur la province, les hommes, les femmes, les bagnoles, les fonctionnaires. Volontairement ou non, Claude Lelouch nous renvoie une image terrifiante de la France rance de 2017.
Johnny Hallyday donne un concert dans la région de Dijon. Dans le public en furie, on reconnaît quelques acteurs connus (Dujardin, par exemple), dont certains vont devenir les personnages du film. A Beaune, le lendemain, alors que se déroule le « festival de jazz de rue », un procès d’assises va débuter. Le président (joué par le ténor du barreau Eric Dupont-Moretti) a réuni les jurés et ses assesseurs (Chantal Ladesou, Julie Ferrier, Rufus, on ne sait plus trop, etc.) pour leur expliquer leur tâche. Flash-backs multiples, éclatés, mélangés, confus, kaléïdoscopiques, sur les six membres du jury. Qui sont-ils, d’où viennent-ils, où vont-ils ? Le film choral commence.
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Chacun sa vie (super titre…) participe du déplacement intellectuel inauguré depuis quelques films (citons notamment Salaud, on t’aime ou Un+Une) par l’auteur d’Un homme et une femme. Revenons un peu en arrière. Lelouch a un certain style, mais il lui manque depuis toujours une vertu souvent essentielle pour un artiste : le recul, l’esprit critique nécessaire pour parvenir à trier, parmi ses nombreuses idées fulgurantes (souvent tombées de Mars), le bon grain de l’ivraie.
Que jeter au stade de l’écriture, que jeter à celui du montage ? Lelouch n’a jamais bien su. On en est contraint à penser que ses meilleures réussites sont le fait de la chance, du hasard (“ce déguisement que revêt Dieu pour rester anonyme, disait Albert Einstein”, assène deux fois le “juge” Dupont-Moretti dans le film – rien à voir avec Nanni, au fait). Or, depuis quelques films, Lelouch donne l’impression que ce défaut de jugement vire à la totale désinhibition, comme s’il l’assumait enfin, ce défaut, laissant son imagination vaquer par monts et par vaux sans plus aucune retenue, aucune censure, libre et sujette aux caprices de l’inspiration la plus incongrue, déplacée. Comme si la pompe à sérotonine était passée en sur-régime, toutes les digues rompues.
A vrai dire, au départ, rien ne semble avoir changé dans le petit monde qui nous est familier de Claude Lelouch : le film est baigné de musique du début à la fin (Liane Foly, toute blonde, a pris ici la relève de la Nicole Croisille des années 60-80), les acteurs jouent de ce faux naturel improvisé qui est la signature Lelouch, les femmes sont belles, les hommes de grands enfants infidèles (c’est pas leur faute), jouent au poker, boivent de l’alcool mais savent parler aux femmes, qui craquent au moindre sourire…
Lelouch aime aussi les signes astrologiques, Johnny Hallyday (“Vous êtes la France”, lui dit Antoine Duléry, à moins que ce ne soit Jean Dujardin), les voitures décapotables qui roulent à donf, le soleil sur les petits chemins entre les vignes, les coïncidences, les doubles (Julie Ferrier a une jumelle, Antoine Duléry un jumeau, Johnny Hallyday un sosie trop parfait, joué par lui-même).
On a droit également aux délires habituels lelouchiens (de type : Belmondo, inventeur des motocrottes dans Itinéraire d’un enfant gâté) : Jean-Marie Bigard, médecin-chef de service (ou de clinique), perché du début à la fin du film sur un gyropode, explique à son personnel que le rire et la bonne humeur sont les meilleurs médicaments du monde et oblige les malades hospitalisés à lire des blagues (à la Bigard, donc il y est souvent question de chattes ou d’hippopotames ou même des deux à la fois) avant tout soin ou examen en chambre (sans doute un hommage caché au personnage de psychologue “par l’amour” que jouait Patrick Sébastien dans son film T’aime).
Donc, nous sommes bien dans un Lelouch, au premier abord. Mais tout grince un peu. Et finit par coincer. A cause de fautes de goût dont l’accumulation nous met progressivement mal à l’aise. D’abord cette scène où Ramzy Bedia et Julie Ferrier, à une terrasse de restaurant, commencent à se balancer des insultes, Ramzy jouant l’islamiste radical et Ferrier la cagole du Midi bien vulgaire. Sous le regard d’abord amusé puis atterré enfin terrorisé des clients, les insultes racistes et homophobes volent dans tous les sens, puis Ramzy sort un flingue, tue Ferrier et se suicide… Mais ils se relèvent et saluent : ce n’était qu’un couple d’acteurs qui jouaient, dans un but publicitaire, un extrait de leur nouveau spectacle ! Est-ce drôle ? Non, pas du tout. Vraiment pas.
Alors tout devient peu à peu sale, libidineux, machiste, ostensiblement vulgaire et bling-bling. Les femmes sont toutes plus ou moins vénales. La jeune infirmière jouée par Deborah François accède au bonheur en gagnant au loto. La pute au grand cœur jouée par Béatrice Dalle prend sa retraite sur la Côte d’Azur (tout le monde sait que les prostituées font fortune…), offre sa dernière passe à Dupont-Moretti, mais finira par revenir parce qu’il lui manque trop et que la prostitution, en province, c’est plus sympa qu’à Paris (bonjour les fantasmes de Parisien…). Vanessa Demouy fait des fellations à la demande sans barguigner… Elsa Zylberstein offre son corps à Johnny Hallyday dès le premier soir (qui a l’air très fatigué, pourtant), parce que, comme elle le criera devant un tribunal dans un rêve : “Vous n’avez pas le courage de l’avouer, vous toutes, les femmes, mais nous rêvons toutes de coucher avec Johnny ”… Johnny se soulage dans les toilettes du commissariat de police (il pissait déjà dans Jean-Philippe de Laurent Tuel dans la scène de rencontre avec Fabrice Luchini, et dans le pourtant beau Mischka de Jean-François Stévenin, en pleine campagne), comme s’il était écrit qu’il était difficile de démythifier un « dieu » sans passer par là…
La contrôleuse des contributions (Chantal Ladesou) accepte d’oublier les malversations d’un grand propriétaire viticole horrible (Michel Leeb, « admirable » en chef d’entreprise menaçant de virer ses 20 000 salariés s’il est traîné en justice) quand il lui offre une rivière de diamants. La liste des fonctionnaires corruptibles à souhait ne s’arrête pas là : le procureur sévère (Francis Huster), qui lui-même a été victime d’un viol (apprend-on), accepte de faire innocenter un violeur supposé en échange d’une partie de jambes en l’air avec la sœur (en fait la maitresse) de l’inculpé. Les gendarmes,(dont l’un est joué par Raphaël Mezrahi) ne verbaliseront par Philippe Lellouche et Vanessa Demouy, pris en flagrant délit d’alcoolémie et de pipe au volant, en contrepartie de leurs faveurs sexuelles et d’une bonne rasade de bien bon Bourgogne. Le personnage de Christophe Lambert, alcoolique, se met à genoux pour lécher du vin à même le sol, sous les yeux de sa femme (Marianne Denicourt) qui vient de briser la bouteille de ce nectar à 10 000 boules pour qu’il ne la boive pas, puis bientôt de ses grands enfants, au bord du suicide…
Tout devient très dérangeant, dans cette vision affreuse et dégoûtante de l’humanité, sous les couleurs vives du ciel bourguignon, au son du bon vieux jazz qui swingue sympa. A-t-on vraiment envie de voir ça ? Non. Parce que Lelouch n’est pas un cinéaste de l’abjection, ce n’est pas son sujet : il est évidemment persuadé de réaliser un film romantique, tragique, parfois comique. Tout cela lui échappe et il ne le maîtrise pas.
Au sortir du cinéma, la réalité (l’actualité politique) nous rattrape, et l’on se dit que peut-être, involontairement, totalement inconsciemment, Lelouch a réussi, avec son film révulsant, à refléter la mentalité terrifiante d’une certaine partie de la population française en 2017.
Chacun sa vie de Claude Lelouch (Fr, 2017, 1h53), avec Johnny Hallyday, Marianne Denicourt, Antoine Duléry, Béatrice Dalle, Eric Dupont-Moretti, Liane Foly…
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