Sarah Leonor compose un documentaire s’inspirant de l’affaire Blessing Matthew en associant le réel à la fiction.
Ceux de la nuit est en partie inspiré par l’affaire Blessing Matthew. Cette jeune fille nigérienne de 20 ans morte après avoir tenté d’échapper à un contrôle de gendarmes dans les hauteurs du col de Montgenèvre, aux abords de la frontière franco-italienne. À l’inverse des Engagés, fiction signée Émilie Frèche avec Benjamin Lavernhe en héros du quotidien et sauveur de migrants, Sarah Leonor choisit l’évocation, l’ellipse pour tenter de raconter quelque chose de ce drame particulier, de la crise migratoire en général, mais surtout de notre contemporain, de ses mutations et de leurs inscriptions dans l’histoire.
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Le film, à l’inverse du deuxième ici cité, ne cherche jamais à reconstituer quelque chose de l’expérience de ces hommes et femmes qui défient chaque jour la dangerosité de la montagne pour gagner la France. Ceux de la nuit pourrait même s’apparenter à un poème tant sa forme semble guidée par une force supérieure, une logique d’association entre les éléments du réel, de la fiction (en off, des témoignages de maraudeurs·euses légèrement réagencés, la voix de Françoise Lebrun qui s’adresse à ces passagers de la nuit), entre l’évidence d’une image et son interprétation.
Se rapprocher des grands cinéastes du réel
Le geste de Sarah Leonor se rapproche ainsi de celui des grands cinéastes du réel qui consiste à admettre, humblement, que le réel est impossible à attraper dans sa littéralité. Pour le voir, l’approcher, sans doute faut-il alors conjuguer à la fixité d’une image de montagne, sur laquelle des roches rouges semblent dessiner des trainées de sang, des effluves de la grande histoire (la conquête d’Hannibal) pour en questionner la construction, la géographie de son unité de lieu, sa délimitation (cette vague idée de frontière qui n’existe comme règle que pour une partie de l’humanité). Ainsi, les sentiers, les roches, le souffle du vent et la pénombre qui menace chaque journée deviennent sous l’œil solitaire de Sarah Leonor, des parchemins, des grimoires sur lesquels s’inscrivent et se superposent les voix de celles et ceux qui les parcourent et les habitent, mais que l’on ne voit pas.
Le film parvient, dans un mouvement de va et vient entre différents régimes d’images (d’aujourd’hui, d’archives, de films), de voix (un militant identitaire, des habitants·tes de la vallée), à encapsuler les forces contraires qui s’agitent à l’intérieur d’un territoire naturel assailli par les ravages du capitalisme, un territoire qui vaut comme métonymie de l’humanité, pris entre une mythologie guerrière et le fantasme d’une utopie, celle de l’enfance. Tombeau et berceau à la fois. Ne pas filmer celles et ceux qui traversent la nuit la montagne, filmer seule derrière sa caméra ces paysages majestueux et inquiétants pour s’accorder à la solitude de ces êtres c’est mettre en présence cette absence, c’est la rendre vivante et présente.
Ceux de la nuit revêt alors sans forcer le trait, quelque chose de manifeste sur l’impuissance de la fiction, sa faillite face à de tels récits. Admettre cette impuissance, c’est mettre au cœur de son récit, un manque à réparer que le film, généreux, vient panser dans un dernier segment pour que ceux de la nuit parviennent au jour.
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