La 45e cérémonie des César, en couronnant Roman Polanski meilleur réalisateur en dépit des nombreuses accusations de viol le visant, a exposé au grand jour l’immense fracture qui secoue actuellement le monde du cinéma français. La révolution aura-t-elle lieu ?
Entre celles et ceux qui regrettent de ne pas avoir quitté la salle Pleyel dans les pas d’Adèle Haenel vendredi dernier lors de la 45e cérémonie des César (Sara Forestier notamment), d’autres en pleine montée d’angoisse face à la mise en cause de la récompense de la meilleure réalisation attribuée à Roman Polanski (Lambert Wilson, Fanny Ardant pour ne citer qu’eux), les agressifs sans filtre mais pas sans fautes d’orthographe (l’ancien directeur de casting Olivier Carbone insultant Haenel sur Facebook) ou encore les vaguement concernés, que les impératifs de promo forcent à donner leur avis (Richard Anconina, Gérard Lanvin, Isabelle Huppert), quelque chose d’irrésistiblement déstructuré, voire comico-tragique, secoue actuellement le cinéma français.
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C’est davantage qu’un pavé dans la mare qu’a lancé l’actrice de Portrait de la jeune fille en feu, plusieurs mois après avoir déjà marqué les esprits en témoignant du harcèlement et des attouchements qu’elle aurait subis de la part du réalisateur Christophe Ruggia alors qu’elle avait entre 12 et 15 ans – ce dernier a depuis été mis en examen pour « agressions sexuelles sur mineure de 15 ans par personne ayant autorité sur la victime ». C’est une frontière qu’elle a dessinée avec rage et qui secoue l’écosystème. Avant ce soir de février 2020, la majorité de celles et ceux qui détiennent le pouvoir symbolique et financier dans le cinéma français ne voyaient aucun problème avec le statu quo. La révélation a eu lieu. Mais elle n’a pour l’instant rien réglé.
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Une routine s’est installée, des camps se sont formés
A regarder dans le rétro, on constate qu’un tel sentiment de fracture n’a probablement jamais existé auparavant. La dernière grande ligne de démarcation irréconciliable datait de 1954, lorsque François Truffaut publiait dans les Cahiers du cinéma son pamphlet “Une certaine tendance du cinéma français” contre le cinéma à la papa beaucoup trop plan-plan d’après-guerre. Au fil des décennies, la scission s’est approfondie entre le cinéma d’auteur post-Nouvelle Vague et une vision plus mainstream cherchant à se détacher de cet héritage mondialement reconnu. Une routine s’est installée, des camps se sont formés, mais tout le monde ou presque a fini par réussir à se parler. Au point qu’il ne restait souvent des vieilles lunes que les traces d’un affrontement old school un peu surjoué. L’urgence était plutôt de faire front face à la menace constante que les intérêts économiques sabotent l’exception culturelle française.
Cette fois, une violence frontale a pris le pas sur les duels à l’ancienne. La fracture est inédite car elle invalide les anciennes inimitiés et mélange les sensibilités. Si le silence ne constitue pas toujours un aveu de soutien ni d’accusation, on entend par exemple assez peu les forces vives historiques du cinéma d’auteur français prendre le parti d’Adèle Haenel en ce moment. Le changement de système – plus inclusif, plus paritaire – demandé avec force par certain·es ne semble pas du tout motiver une génération dont la place, toujours fragile par nature, s’est fortifiée avec le temps.
Quelles images naîtront de cette plaie ouverte ?
La révolution aura-t-elle lieu ? Impossible de déterminer exactement le spectre des transformations. Quelques signaux semblent clairs comme la nomination de Bénédicte Couvreur (productrice du Portrait de la jeune fille en feu) à la présidence du deuxième collège de l’Avance sur Recettes, les changements profonds prévus aux César après le départ d’Alain Terzian, les efforts pro-diversité du Centre national du cinéma et de l’image animée (inspirés par le lobbying actif du collectif 50/50) en conditionnant certaines aides, la signature par le Festival de Cannes d’une charte, notamment. Le féminisme n’est plus un gros mot dans le cinéma français. L’enjeu est fondamentalement politique et demande des choix dont on mesurera les effets sur la durée.
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L’autre question, incertaine et largement négligée, consiste à savoir quelles images naîtront de cette plaie ouverte. Certaines semblent aujourd’hui impossibles à concevoir, même très récentes et autrefois anodines, comme de retrouver Jean Dujardin (héros de J’accuse) et Adèle Haenel dans le même film. C’était seulement en juin dernier pour Le Daim de Quentin Dupieux. Les castings et choix de réalisateur·trices vont-ils se faire en fonction des soutiens déclarés à l’un ou l’autre camp et au nom d’une « cancel culture » qui ne serait pas la même pour tout le monde ? Claire Denis, Juliette Binoche, Louis Garrel, Isabelle Huppert, Céline Sciamma, Abdellatif Kechiche, Rebecca Zlotowski, Lambert Wilson ou Swann Arlaud vont-ils pouvoir créer un jour des films combinant leurs talents ? Adèle Haenel, qui début février signait avec CAA, la plus influente agence de comédien·nes hollywoodiennes, prendra-t-elle congé d’un cinéma français dont elle peut estimer qu’il l’a insultée ? On croit assez aux ressources de l’art pour espérer que la guerre de tranchées en cours produise un sursaut excitant. Mais rien ne dit qu’une ère glaciaire du cinéma français ne vient pas de commencer.
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