Après « De Battre mon Coeur s’est arrêté », Jacques Audiard triomphe à nouveau, emportant 9 trophées pour « Un Prophète ». Une razzia qui exacerbe encore le sentiment général d’un tournant très peu oecuménique des César.
« Un Prophète » et (presque) rien d’autre. Tel est le verdict éloquent rendu par l’Académie des César ce samedi. Avec neuf trophées (dont meilleur film, réalisateur, acteur, scénario…), le film de Jacques Audiard survole la compétition ne laissant aux autres films que des miettes.
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Mais le plus troublant dans cette razzia, c’est qu’elle intervienne quatre ans après celle du précédent film d’Audiard, « De battre mon coeur s’est arrêté » – qui avait déjà remporté 8 statuettes. Ce n’est donc pas seulement « Un prophète » qui est considéré par la profession comme un film survolant largement la production 2009 ; c’est le cinéaste lui-même qui est mis en orbite, déclenchant désormais un plébiscite à chaque nouvelle livraison.
On voit bien ce que les films de Jacques Audiard peuvent incarner comme modèle fantasmatique en France : à la fois un cinéma en prise avec un contexte social fort, mais transcendé aussi par une virtuosité formelle ostentatoire, une écriture très en avant, avec des coups de force scénaristiques, des effets de filmages permanents (aux antipodes de la morne application télévisuelle de certains de ses concurrents, comme « Welcome » ou « La Journée de la jupe »). A la fois film à sujet et film d’artiste, c’est la double casquette d’ »Un Prophète », qui ramasse à nouveau la mise, comme si maintenant que le cinéma français pensait avoir trouvé son Scorsese, il n’allait pas le lâcher.
L’écrasante domination du réalisme social
Cet effet de redite sur Audiard ne faisait d’ailleurs qu’exacerber le sentiment général d’un tournant très peu oecuménique des César. A la base en effet – soit dès les nominations-, la pyramide n’est pas très large. Là où les Oscars cette année prennent soin de balayer un spectre extremement large, mêlant blockbusters (« Avatar »), film d’animation (« Là-Haut »), film indé (« Precious »), films d’auteurs (Tarantino, les Coen), puddings musicaux (« Nine »), les César ne mettent en lice qu’un seul profil: un cinéma du milieu, assez homogène dans ses préoccupations, où prévaut quasiment sans partage le genre du réalisme social (Rapt, « Un Prophète », « A l’origine », « La Journée de la jupe », « Welcome »…).
A l’exception des « Herbes folles », un cinéma davantage centré sur l’étude de caractère et de sentiments est écarté (l’absence du « Non ma fille… » d’Honoré). Tout comme sont blacklistées les productions jugées trop commerciales (« Lol », « Le petit Nicolas », « Coco », etc) et celles trop à la marge de l’industrie (où se nichent hélas en France les plus beaux films : « Hadewijch » de Bruno Dumont, « Le Roi de l’évasion » d’Alain Guiraudie…).
Au sommet, la pyramide est plus étroite encore. Et il est frappant de voir qu’en cinq ans, Audiard a été couronné deux fois, Abdellatif Kechiche deux fois (« L’Esquive », « La Graine et le mulet »), Yolande Moreau deux fois, Matthieu Amalric deux fois… Comme si le territoire que souhaite habiter la profession ne cessait de s’amenuiser, ne couvrait plus qu’un certain type d’histoire et de profil esthétique, ne tenait plus qu’à une petite poignée de noms. D’où ces palmarès qui se répètent comme en proie à d’étranges bugs (quoi qu’on pense de la qualité du travail des lauréats).
Adjani superstar à part
De ces redites, la plus spectaculaire était bien sûr la cinquième victoire d’Isabelle Adjani, César de la meilleure actrice pour « La Journée de la jupe ». Spectaculaire, mais aussi de nature différente – ne serait-ce que par cette suprématie qui s’étend sur presque trente ans, depuis le premier César de la comédienne en 82 pour « Possession ». Ce record dit le caractère hors-norme du parcours d’Adjani dans le cinéma français. Mais il ne va pas sans poser beaucoup de questions et de problèmes.
En dépit de cette reconnaissance à répétition, on sait en effet la difficulté de l’actrice à travailler régulièrement, pour des raisons probablement personnelles, mais aussi peut-être par difficulté à trouver des projets adequats à son statut hors-norme. Sa prestation sur scène achevait de transformer ce triomphe en moment un peu indécidable, où le malaise pointait, où s’exprimait autant de souffrance que de joie chez la lauréate, et durant lequel l’assistance semblait avoir suspendu sa respiration comme si un drame pouvait advenir à tout moment.
La gêne n’était d’ailleurs pas absente de l’ensemble de la cérémonie. Car si le tandem Gad Elmaleh/Valérie Lemercier en MC concubins fonctionnait plutot bien, on était régulièrement scotchés par la perfidie de certaines vannes: sur la santé de Laura Smet, l’escroquerie dont a été victime Catherine Breillat (« Si elle avait pris Podalydes pour son film plutôt que Rocancourt, il lui aurait taxé 100 euros à tout péter ») ou la mégalomanie de l’artiste multi-disciplinaire Juliette Binoche (« She plays… she dances… she paints… she cooks… and she cosmetics »). Dans la salle, les rires étaient clairsemés, comme si chacun redoutait à tout moment de se prendre un scud dans la tête.
Un petit village, arquebouté sur un petit territoire, où chacun s’amuse de son voisin dans une ambiance pas franchement conviviale, c’est donc l’image assez peu propice à faire rêver que s’est tendu à elle-même la profession du cinéma français dans son miroir des César.
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