Le gouvernement thaïlandais a provoqué la polémique en censurant le film « Insects in the Backyard » dont le héros est un transsexuel, au motif d’ « immoralité ». Sa réalisatrice nous explique son engagement pour réformer le cinéma national.
Palme d’or ou pas, les autorités cinématographiques thaïlandaises restent cramponnées à leurs vieilles traditions, à la « morale d’Etat ». Dans un communiqué publié la semaine dernière, le comité de censure du National Film Board a mis un terme à des mois de débats passionnés en interdisant le film Insects in the Backyard, dont le héros est un père transsexuel. Une décision condamnée par la réalisatrice et la communauté cinéphile thaïlandaise, alors même que la récente consécration d’Apichatpong Weerasethakul à Cannes (Oncle Boonmee…) laissait présager une libéralisation du cinéma national.
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La réalité transgenre
Avant de faire la une de tous les médias thaïlandais, le nom de Tanwarin Sukkhapisit résonnait déjà aux oreilles du très puissant National Film Board. Depuis ses premiers courts-métrages (Phone Mood, Where’s My Doll ?) tournés dans la clandestinité au début des années 2000, la réalisatrice de 37 ans s’est imposée comme l’une des figures majeures de la scène indé et transgenre thaïlandaise.
Elle-même issue du courant katoey (i.e. male to female), Tanwarin Sukkhapisit a multiplié les interventions publiques et les provocations en faveur de l’autodétermination sexuelle. En point d’orgue, elle s’enfermait en 2008 dans une cage disposée devant le Monument de la Démocratie de Bangkok pour les besoins de son film-installation, I’m Fine Sa-Bai-Dee Kah.
Mais elle ne se doutait pas que son passage au long-métrage avec Insects in The Backyard allait susciter autant de haine.
« Je n’avais aucune mauvaise intention en réalisant ce film, explique Tanwarin Sukkhapisit aux Inrocks. Je voulais juste témoigner d’une réalité occultée – qui est aussi la mienne- dans la société thaïlandaise. Mon film était destiné aux spectateurs de plus de 20 ans : son public potentiel était donc libre de choisir et de comprendre le message. »
Insects in The Backyard n’avait pas non plus la forme d’un pamphlet selon sa réalisatrice, qui définit le sujet du film comme « l’été de deux adolescents, leur découverte du désir, de la sexualité ». Sauf que les adolescents en question sont élevés par leur « grande sœur », Tania, un katoey incarné par la réalisatrice, et que le film inclut des scènes explicites de sexe entre hommes.
Le contrôle des images
Le comité de censure du National Film Board avait déjà ordonné avant sa date de sortie officielle une limitation de diffusion du premier long-métrage de Tanwarin Sukkhapisit, jugé « profondément immoral« . Sa sélection au festival de Vancouver a probablement accéléré le processus de blocage : réuni fin décembre, le comité de censure (qui dépend du ministère de la Culture) a voté en majorité pour une interdiction totale d’Insects in the Backyard.
« Le problème vient du gouvernement, ils veulent contrôler les films, le cinéma…Peut-être pensent-ils que le monde ne connaît pas le phénomène de la prostitution infantile en Thaïlande, ou ignore qu’ici aussi on pratique le sexe anal ? Je ne sais pas à qui ils veulent faire croire ça » proteste Tanwarin Sukkhapisit.
Pour tenter d’étouffer la polémique, le ministre de la Culture thaïlandais, Nipit Intarasombat, a expliqué au quotidien national The Matichon Weekly les raisons de l’interdiction du film. Au-delà de l’ « obscénité générale », il dénonce une scène de sexe entre deux étudiants en uniforme, une scène de parricide et une « banalisation » de la prostitution masculine en Thaïlande. Mais pour la réalisatrice, le débat se situe ailleurs :
« Si l’homosexualité et le changement de sexe sont légalement tolérés en Thaïlande, j’ai l’impression qu’ils sont tout de même des sujets sensibles pour le pouvoir. Nous sommes acceptés uniquement par le prisme des stéréotypes : il n’y a pas de problèmes avec les Katoey tant qu’ils restent muets, jouent les folles dans des comédies débiles ou des soap. »
Un impératif de réforme
L’interdiction d’Insects in the Backyard est d’autant plus surprenante qu’elle intervient après une période de banalisation de l’homosexualité dans le cinéma thaïlandais, avec des films comme Satreelex, the Iron Ladies, de Youngyooth Thongkonthun.
Selon la réalisatrice, cette décision prouve une nouvelle fois la « rupture » du gouvernement avec la société civile thaïlandaise, et l’impératif de réforme des institutions en charge du cinéma. Elle a ainsi décidé de faire appel de l’interdiction d’Insects in the Backyard devant la Cour administrative.
« Je ne m’attendais pas à en arriver là, mais je souhaite désormais obtenir la levée de l’interdiction pour mon film, et faire de ce cas un exemple pour le cinéma thaïlandais. Nous devons tous nous mobiliser, les cinéastes, les diffuseurs, les producteurs, pour faire évoluer la loi sur le cinéma et l’audiovisuel. »
Une loi presque inchangée depuis 1930, et qui impose un contrôle a priori et très strict sur les œuvres. Si la police a perdu ses prérogatives sur le comité de censure en 2005, au profit du ministère de la Culture, les coupes et interdictions s’exercent encore de manière assez arbitraire sur les contenus audiovisuels et cinématographiques.
L’appel de Tanwarin Sukkhapisit rejoint donc celui qu’Apichatpong Weerasethakul avait formulé en 2006 après la sortie chahutée de son film Syndromes and a Century. Au gouvernement, qui lui imposait des coupes, la Palme d’or 2010 répondait par une pétition virulente appelant à la « libération du cinéma thaïlandais » et à la réforme du comité de censure. On lui reprochait alors une mauvaise représentation des bonzes –l’un d’entre eux étant figuré en train de jouer de la guitare. Des moines et des transsexuels : cohérence des censeurs.
Romain Blondeau
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