Au cœur d’une jungle sri-lankaise peu à peu dévorée par l’obscurité, un éléphant entreprend son dernier voyage. Une sublime immersion sensorielle entre documentaire animiste, thriller et cinéma expérimental.
Pour raconter la mort, il faut raconter la vie. A cette lapalissade on peut substituer l’affirmation plus flottante : pour raconter le passage de la vie à la mort, il faut raconter le contraste qui permet de distinguer la présence de l’absence, le plein du vide. A ce titre, Cemetery, du cinéaste expérimental espagnol Carlos Casas, est un sublime conte sur la mort.
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Aux confins de la jungle sri-lankaise, le son grésillant d’une radio annonce un tremblement de terre d’une violence inouïe. Les victimes se comptent par millions. Mais la nouvelle ne perturbe en rien le singe assis face au poste, ni le mahout (dresseur d’éléphant, qui lie pour la vie son destin à celui de son animal) s’affairant entre sa cabane et sa bête. Au début du film, on nous apprend qu’il s’agit du tout dernier représentant de son espèce. Mais il n’en a plus pour longtemps et s’apprête à rejoindre le légendaire cimetière des éléphants. A sa poursuite sont lancés des braconniers avides de découvrir cette inépuisable réserve d’ivoire.
Cemetery conjugue l’extinction des éléphants avec les prémices d’une apocalypse humaine dont on ne saura rien d’autre, si ce n’est ce que nous en apprend ce bref flash info radiophonique. Dès cette irruption de l’agitante actualité planétaire dans l’indifférente tranquillité du microcosme forestier où vivent le mahout et son éléphant se dessine le mode opératoire de Casas : raconter ce contraste entre présence et absence, c’est filmer la trace que l’une laisse dans l’autre.
Une logique de trace
Cemetery offre un florilège de traces : ondes radiophoniques comme résidus de l’humanité, empreinte de pattes d’éléphant dans la tourbe d’un ruisseau comme preuve du passage de l’animal, braise encore fumante comme indice de présence humaine au milieu de la jungle et vestige de temple ancien comme stigmate de monde passé.
La structure même du film obéit à une logique de trace qu’une présence cède à son absence. Découpé en quatre chapitres, chacun assigné à une esthétique spécifique, Cemetery s’ouvre sur une première partie documentaire (option science-fiction) qui enregistre les préparatifs de départ du mahout et de l’éléphant. La seconde est un thriller fantastique qui suit la traque mortifère que mènent les braconniers partis sur les traces de l’animal.
La troisième, la plus expérimentale, est un abstrait cheminement vers la mort où, à travers les yeux du pachyderme, on s’enfonce dans une jungle de plus en plus sombre, sombre jusqu’au noir le plus total, parfois rehaussé de touches de lumière quasi invisibles. La mort ne se voit pas ; Cemetery est un film qui guette la mort mais ne la montre jamais. La dernière, picturale, est une suite de paysages sur lesquels le soleil se lève qui vient ravir à l’ombre son empire.
“Cemetery” est le récit de l’arrachement d’une intériorité au vivant. Représenter cet arrachement, c’est montrer le contraste entre le sentiment d’exister et celui de cesser d’être
Mais plus que cette logique de présence/absence de l’éléphant puis de la lumière, ce qui lie ces quatre chapitres est le voyage initiatique que l’animal fait de vie à trépas. Ces quatre sections sont comme autant de stases de l’une à l’autre. La première partie documentaire filme sa lente agonie ; le thriller, sa mort symbolique ; l’abstraction, son trajet à travers les limbes ; et la dernière partie, son devenir esprit, une fois arrivé aux cimetières des éléphants.
Cemetery est le récit de l’arrachement d’une intériorité au vivant. A nouveau, représenter cet arrachement, c’est montrer le contraste entre le sentiment d’exister et celui de cesser d’être. Appliqué à l’intériorité de l’éléphant, ce contraste passe par la restitution des sensations de l’animal.
Bande-son digne d’une vidéo ASMR
Le film est d’une sensorialité démente. Il n’y a guère qu’Apichatpong Weerasethakul (dont le dernier film partage d’ailleurs avec celui de Casas une partie de son titre) pour avoir su rendre avec une telle acuité le sentiment d’habiter la jungle, espace vu, à l’instar du réalisateur thaïlandais, comme un territoire absolument magique, une frontière avec l’au-delà. En plus d’une image somptueuse, la bande-son du film est digne d’une vidéo ASMR. Elle a été composée par Chris Watson, cofondateur du groupe Cabaret Voltaire, depuis devenu expert dans l’enregistrement des bruits de la nature.
Le film donne à entendre de façon démultipliée tous les sons de la jungle, les huées des singes, les vibrations des insectes, les chants des oiseaux, le frôlement des feuillages et les tumultes de l’eau. En plus d’une gigantesque paire d’oreilles, Cemetery nous harnache du poids du pachyderme et de son épiderme. On avance dans le film à son rythme, lent, puissant, dense et comme détaché du monde. Lors d’une très belle scène où le mahout baigne l’éléphant, on sent les plis et replis de son cuir nervuré et parsemé d’une discrète toison.
Dans l’ultime plan, le soleil se lève et vient frapper l’œil de la caméra jusqu’à ce que l’image ne soit que pure incandescence lumineuse
Histoire d’un corps, de son enveloppe et de son acoustique, Cemetery est surtout l’histoire d’un œil. Dans la première partie, Casas s’attarde le temps d’un plan magnifique sur l’œil de l’éléphant, en capte les reflets auburn comme s’il voulait y plonger sa caméra. Puis le film raconte la mort de cet œil (on ne voit plus rien), avant qu’il ne renaisse dans la dernière partie. Dans l’ultime plan du film, le soleil se lève et vient frapper l’œil de la caméra jusqu’à ce que l’image ne soit que pure incandescence lumineuse.
Casas achève ainsi sa cosmologie animiste – vie, mort et réincarnation –, et propose une nouvelle hypothèse à son questionnement de départ. Raconter la somme de contrastes qui permet de distinguer la vie de la mort, c’est raconter la façon dont la lumière traverse ou pas un œil, question ontologiquement cinématographique s’il en est.
Cemetery de Carlos Casas (Fr., G.-B., Pol., Ouz., 2019, 1h25). Sur Mubi
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